A quelques jours de la commémoration, mardi 24 avril, du génocide des Arméniens de 1915, une cinquantaine d'étudiants, très majoritairement kurdes, s'y pressent pour écouter un professeur d'histoire réputé répondre sans réticence aux questions "chaudes" du jour. Celle qui fuse en premier - présence d'une journaliste française oblige - porte sur la loi votée à Paris punissant le déni du génocide arménien, qui a heurté tout le monde en Turquie. Réponse : cette loi n'a pas été soumise à temps au Sénat et ne sera sans doute plus représentée à l'Assemblée.
Insatisfaite, une étudiante demande la parole : "Vous savez, je tiens de mon grand-père qu'en 1915 des enfants arméniens de Diyarbakir ont été rassemblés dans la cour de la Grande Mosquée où ils ont été massacrés. Et je crois mon grand-père."
Cette sortie en provoque d'autres, allant dans le même sens. Et le professeur confirme qu'en général ses étudiants kurdes ne nient pas ce qu'ils appellent plutôt "massacre" que génocide des Arméniens d'Anatolie, ni surtout la responsabilité de leurs arrière-grands-parents. "Tout le monde, ici, connaît des histoires comme celle de ces Arméniens brûlés dans l'église de leur village par leurs voisins kurdes", assure Nimet, une architecte de la région. "Mais les pires responsables sont les dirigeants turcs qui ont fait croire aux Kurdes qu'être un bon musulman supposait de nettoyer cette terre des chrétiens alliés de leurs ennemis", précise-t-elle.
Par ailleurs, chacun ici sait aussi que les Kurdes de religion alévie - une forme syncrétique de l'islam - qui habitent dans la région du Dersim ont, au contraire, protégé les Arméniens en 1915-1916.
EPOUSES FORCÉES
Roulant dans la campagne à une centaine de kilomètres à l'est de Diyarbakir, Recep, un employé municipal originaire du coin, explique, d'un large geste circulaire, comment "toutes ces terres appartenaient autrefois aux Arméniens", alors que son ami Sélim évoque des chefs de tribu kurdes "devenus soudain de richissimes citadins".
Puis on apprend que ces deux Kurdes, rencontrés par hasard, ont eu chacun une grand-mère arménienne - de ces femmes qui ont échappé à la mort en devenant épouses forcées des nouveaux maîtres. Dans la famille de Recep, on cachait ce "détail honteux" - le mot "arménien" reste parfois une insulte. Mais Sélim a toujours su qui était sa grand-mère, "la seule du village qui savait parler turc en plus du kurde et qui était bien considérée, car elle aidait les autres, pour les accouchements notamment".
L'influence du Parti ouvrier kurde (PKK, séparatiste), à l'origine de l'insurrection des Kurdes de Turquie, a sans aucun doute pesé dans la prise de conscience. Dans les années 1980, le PKK publiait des communiqués communs avec cet autre ennemi mortel des Turcs qu'était l'Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie (Asala), qui tuait des diplomates turcs pour venger le génocide.
Cette année, la "vitrine politique" du PKK, le Parti pour une société démocratique (DTP), a participé à la grande marche qui a suivi l'assassinat à Istanbul du journaliste Hrant Dink, avec des pancartes "nous sommes tous des Arméniens", slogan écrit aussi en kurde. En promettant de lancer des études sur le rôle des Kurdes dans le génocide - un aspect que le PKK préférait jusqu'alors ignorer.
Au bureau de tourisme du vieux Diyarbakir, des brochures sont distribuées en turc et en kurde - un crime au regard des lois voulant que tout écrit "officiel" soit rédigé en turc. Pour atténuer cette audace, le maire de la circonscription, Abdullah Demirbas, prône des "services multilingues à la population", en faisant aussi distribuer des brochures en syriaque et en arménien - langues dont il reste ici une bonne poignée de locuteurs.
Ce maire, soutenu par son parti, le DTP, organise aussi des chorales d'enfants qui chantent en arménien et en hébreu en plus du kurde, et veut faire restaurer les églises de la vieille ville. Efforts qui n'ont pas plu à Ankara : le Conseil d'Etat examine une requête en destitution de M. Demirbas et de son conseil municipal.
Sophie Shihab