mercredi 14 mai 2003
La communauté internationale, qui a créé de toutes pièces l'Etat irakien, doit se départir des incohérences qui ont jalonné ses engagements.'Irak a été inventé de toutes pièces par la Grande-Bretagne au lendemain de la Première Guerre mondiale sur les décombres de l'empire ottoman par l'adjonction de deux provinces arabes et d'une province kurde. Après quatre-vingts ans d'une existence particulièrement agitée et violente, où son unité fut maintenue par la poigne de fer d'abord de monarques hachémites importés d'Arabie, puis des dictatures qui lui succédèrent, son destin, à l'issue d'une nouvelle guerre, se trouve une fois encore dans les mains de puissances étrangères.
Libérateurs de la Mésopotamie du joug despotique des Turcs, les Britanniques affirmaient haut et fort ne poursuivre d'autre but que de guider les pas de ce nouvel Etat placé sous leur mandat vers le progrès et la modernité. La paix britannique qui fut d'abord fêtée, puis décriée par la population irakienne ne tint pas toutes ses promesses : en particulier l'engagement d'accorder aux Kurdes une large autonomie pris devant la SDN (Société des nations) et, à ce titre constitutif de la reconnaissance de l'Etat irakien, ne fut jamais honoré. Elle eut néanmoins le mérite d'assurer l'indépendance formelle de l'Irak et d'y apporter des éléments de modernité dans les domaines de l'éducation, de la santé, des infrastructures et des institutions politique et judiciaire. Sa fin donna lieu à des scènes de liesse populaire qui ne sont pas sans rappeler celles réservées aujourd'hui aux troupes anglo-américaines.
Qu'en sera-t-il de la pax americana qui désormais s'instaure dans ce pays ? Ses objectifs affichés sont ambitieux : donner au peuple irakien libéré de la tyrannie les moyens de gérer ses affaires, de reconstruire son avenir dans la liberté et dans le respect de sa diversité ethnique, culturelle et religieuse. La phase militaire de ce projet, déclenchée dans des conditions politiques très difficiles, touche désormais à sa fin. Il faut reconnaître qu'elle a été conduite avec une certaine maestria. Les victimes civiles se comptent plus en centaines qu'en centaines de milliers prédites par les prophètes du malheur qui nous annonçaient aussi des déplacements de millions de réfugiés, des catastrophes écologiques, l'embrasement général du monde arabo-musulman ainsi qu'un choc planétaire de cultures, de religions et de civilisations. A les entendre ou à suivre jusqu'à son terme la logique de leur raisonnement, le seul moyen d'éviter à l'humanité ces cataclysmes apocalyptiques était de laisser en place le régime plus ou moins désarmé de Saddam Hussein, de reprendre les affaires et de réintégrer graduellement celui-ci dans le concert des nations.
Entre la paix des cimetières sous le règne d'une tyrannie corrompue et barbare et la pax americana qui promettait la liberté et la démocratie, les Irakiens, dans leur immense majorité, choisirent le camp de l'espoir d'émancipation contre celui du statu quo de mort lente et de servitude. Les Kurdes, fidèles à leurs traditions, le firent en s'engageant militairement aux côtés des démocraties pour la libération de leur pays. De larges secteurs de l'armée, de l'administration et de la population irakiennes, y compris des chefs religieux et tribaux, soutinrent indirectement les troupes alliées en refusant de les combattre et en favorisant ainsi leur victoire rapide. Cette victoire acquise, la phase politique qui s'amorce sera sans doute infiniment plus problématique ; son succès nécessitera la mobilisation des Irakiens ainsi qu'une large coopération régionale et internationale.
Les dégâts provoqués par trente-cinq années de dictature, de guerres et de politiques de la terre brûlée au Kurdistan et dans le Sud chiite sont colossaux. Ceux du seul conflit avec l'Iran, qui fit plus d'un million de morts, sont évalués à 67 milliards de dollars. Le bilan des destructions de la guerre du Golfe, non chiffré, est sans doute plus lourd encore. De ce fait, l'Irak qui au milieu des années 1970 avait un niveau de vie moyen équivalent à celui du Portugal et de la Grèce se trouva dès 1991 réduit à un dénuement comparable à celui du Bangladesh. Les folles aventures militaires du dictateur, le pillage massif des ressources pétrolières du pays, leur détournement au profit des dépenses somptuaires du régime baassiste, et de ses clientèles domestiques et étrangères ont ruiné le pays. Dans ce contexte de délabrement, le programme «pétrole contre nourriture» a permis depuis 1997 de sauver de la famine et des épidémies les couches les plus démunies de la population, mais il ne pouvait à lui seul enrayer la misère ambiante qui se mesure entre autres par la dérision d'un revenu mensuel de 4 dollars pour une grande partie de la population, et d'à peine 15 dollars pour un professeur d'université. Une misère qui s'étale notamment à Saddam City, à quelques encablures des palais pharaoniques et des luxueuses villas du tyran, de sa parentèle et de ses acolytes.
L'indicateur le plus alarmant de la ruine économique de l'Irak est sans doute le montant de sa dette extérieure. Selon le Financial Times du 12 avril, celle-ci est estimée à plus de 100 milliards de dollars dont 25,5 milliards de dollars envers les membres du Club de Paris et 25 milliards de dollars à l'Arabie Saoudite. A la veille de la guerre du Golfe, le régime irakien devait 6 milliards de dollars à la France, 8 milliards à la Russie, 4 milliards à l'Allemagne et 2 milliards aux Etats-Unis. Il s'agit, pour l'essentiel, de prêts accordés à Saddam Hussein pour financer ses achats massifs d'armement. La Gestapo irakienne avait pour règle de faire payer aux familles de ses victimes kurdes et chiites les frais de leur exécution. Les Etats qui commirent l'imprudence de vendre à crédit des armes destinées à renforcer la machine de guerre du dictateur vont-ils chercher à faire payer la facture aux populations irakiennes victimes en lutte pour leur survie ? Les Kurdes doivent-ils payer pour les avions Mirage FI et MIG, pour les hélicoptères Bell et Alouette qui ont bombardé et gazé leurs villages, régler la facture des armes chimiques livrées par l'Allemagne ? La question mérite d'être posée notamment par le «camp de la paix» qui s'est montré très soucieux du sort du peuple irakien.
Leader de ce camp, la France pourrait donner l'exemple, et convaincre ses alliés russe et allemand de renoncer pour des raisons à la fois morales et humanitaires à leurs créances. Son exemple aurait alors toutes les chances d'être suivi par les pétromonarchies du Golfe qui continuent de réclamer l'argent qu'elles prêtèrent pour le financement des armements commandés par Saddam Hussein. La solidarité arabe envers les Irakiens ne doit pas s'exprimer qu'en bonnes paroles. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne s'acquittèrent au prix fort de leurs dettes envers le peuple irakien en le libérant de son régime tyrannique. La France et ses alliés, s'ils souhaitent entrer dans les grâces de la population irakienne et marquer des points dans «la bataille des coeurs et des esprits» devraient envisager de faire un geste en tirant un trait définitif sur leurs créances qui, de toute façon, seront irrécupérables dans un avenir prévisible.
Le débat en cours à l'ONU est approprié pour annoncer une telle initiative, soutenir la résolution exigeant la levée des sanctions et réclamant la fin du fonds d'indemnisation des victimes de l'invasion du Koweït qui a déjà distribué dans des conditions opaques plus de 16 milliards de dollars prélevés sur les revenus des exportations pétrolières de l'Irak. Cela créerait aussi un précédent pour que le moment venu, c'est-à-dire dès la formation d'un gouvernement irakien représentatif et légitime, un accord de paix soit conclu sous l'égide de l'ONU entre Bagdad et Téhéran et que cet accord évite toute demande iranienne de réparation de guerre.
Enfin, la France qui fut à l'origine de la résolution 688 sur la protection des populations civiles kurde et chiite en Irak n'est pas mal placée pour proposer l'idée de la création par le Conseil de sécurité d'un tribunal spécial pour juger les hauts dirigeants de l'ex-régime irakien. D'autant que les quinze ministres des Affaires étrangères réunis au Luxembourg avaient, dès le 15 avril 1991, demandé à l'unanimité leur jugement pour crimes de génocide. Les victimes de ce régime se chiffrent par centaines de milliers et elles sont en droit que la justice leur soit rendue par une instance internationale indépendante et non pas par une quelconque cour martiale de vainqueurs. C'est en reprenant l'initiative sur le terrain de la justice, de la démocratie, du droit moral celui des peuples à vivre dans la liberté et non pas celui des tyrans à les massacrer et à les piller en toute souveraineté et en toute impunité, que la France sera plus fidèle aux valeurs qui lui font honneur, qu'elle pourra regagner les coeurs des Irakiens, des Américains et de bien d'autres déçus par sa politique récente. Ce sera là la meilleure façon de faire jouer à l'ONU un rôle majeur dans le dossier irakien et de contribuer efficacement au projet de construction d'un Irak démocratique.
La tâche immense d'établir la démocratie dans un pays musulman divisé et exsangue, tient certainement du défi. Un défi qu'on peut qualifier d'historique, car c'est la première fois depuis le partage du Proche-Orient après la Grande Guerre que se présente l'opportunité d'un véritable nouveau départ pour un pays majeur de la région. La réussite de cette expérience, par sa valeur d'exemple, contribuera à la démocratisation des pays voisins. Elle pourrait aussi favoriser le règlement de la lancinante question kurde en Turquie et en Iran si le fédéralisme prouve en Irak sa capacité à assurer l'unité dans la diversité et la liberté. Enfin, en réduisant les tensions régionales, elle aura un impact positif sur la mise en oeuvre d'un véritable processus de paix israélo-arabe. Son échec plongerait l'Irak et la région dans un nouveau cycle de violences, de guerres et de désespoir qui n'est dans l'intérêt de personne. L'Europe y perdrait autant sinon plus que l'Amérique.