Saddam, le procès inachevé


Rebonds - lundi 15 janvier 2007
Par Kendal NEZAN, président de l'Institut kurde de Paris

L'ex-dictateur irakien a été pendu pour le moins massif de ses crimes contre l'humanité.
L'exécution de Saddam Hussein marque la fin d'un chapitre particulièrement tragique de l'histoire agitée de l'Irak. Ce tyran, qui a détruit des centaines de milliers de vies innocentes, terrorisé pendant plus de trois décennies tout un peuple, apporté tant de malheurs à son pays et à ses voisins, a fini ses jours au bout d'une corde dans une salle où sa Gestapo avait coutume de mettre à mort ses victimes.

Les circonstances et le calendrier de son exécution, critiqués à l'étranger, divisent aussi les Irakiens. Pour la grande majorité des chiites, justice a été faite et le tyran a payé pour ses crimes. Ils se sentent enfin vengés, libérés d'un long cauchemar, débarrassés du spectre d'un retour éventuel du dictateur honni. La pendaison intervenue la veille de la grande fête musulmane du sacrifice est considérée par eux comme un cadeau du ciel et non pas comme une entorse à l'observance d'une trêve pendant cette période «sainte» de pardon et de clémence.

Les sunnites irakiens, qui ne sont pas tous des inconditionnels de Saddam Hussein, considèrent, eux, cette exécution précipitée comme un acte de vengeance sectaire des chiites, qui veulent proclamer ainsi qu'ils sont dorénavant les nouveaux maîtres du pays. Les Kurdes, martyrisés sous le régime baasiste, ne pleurent évidemment pas sur le sort du tyran, mais le sentiment dominant est celui d'un déni de justice.

Saddam Hussein devait être jugé avec ses complices pour la campagne génocidaire Anfal («butin de guerre») de 1987-1988 qui s'est soldée par la mort de 182 000 civils kurdes et la destruction de plus de 4 500 villages du Kurdistan ; pour le gazage de 5 000 civils en mars 1988 à Halabja ; pour la déportation et le massacre de 8000 adolescents et hommes de la tribu Barzani en 1983. Des tonnes d'archives de la police et de l'armée saisies par la résistance kurde dès 1991, des documents vidéo tournés par une bureaucratie irakienne tatillonne et soucieuse de rendre compte à ses supérieurs de la bonne exécution des ordres, des témoignages des survivants établissant la réalité de ces crimes de masse et la chaîne de commandement de leurs commanditaires sont rassemblés pour faire toute la lumière sur cette période et pour rendre justice aux victimes. Ces procès vont devoir se poursuivre, sans Saddam Hussein, avec ses subordonnés, dont son cousin Ali Hassan al-Majid, dit «Ali le Chimique», à l'époque proconsul au Kurdistan. En l'absence du principal accusé, ils seront malheureusement incomplets et tronqués.

Pour la plupart des Kurdes, Saddam Hussein aurait dû finir ses jours au fond d'une cellule. Lui qui, avec l'argent volé à son peuple, menait une vie fastueuse, aurait ainsi eu tout le loisir de réfléchir à la vanité de sa mégalomanie et aux malheurs causés à son peuple. En refusant de répondre à la barbarie par l'acte barbare de la peine capitale, l'Irak nouveau aurait pu frapper les esprits et inaugurer pour la région une ère fondée sur l'Etat de droit.

Eprouvée, frappée quotidiennement par des attentats, la société irakienne demande à ses dirigeants d'assurer l'ordre et la sécurité. Le Premier ministre Nouri al-Maliki a cru faire preuve de détermination en apportant à son électorat la tête de son tyran et en promettant de punir avec vigueur tous les autres criminels. Sa décision d'agir vite s'expliquerait aussi par la crainte d'enlèvements de personnalités proches du pouvoir par les partisans de Saddam Hussein, afin d'obtenir sa libération. On parle également de tractations secrètes entre Américains et insurgés baasistes, visant à obtenir de ces derniers qu'ils déposent les armes et intègrent le processus politique en échange de la vie sauve pour leur leader.

Le pouvoir chiite a sans doute voulu couper court à ces rumeurs. Les images pirates de la pendaison, les propos échangés à cette occasion entre le condamné et quelques personnes de l'assistance, n'ont sans doute rien d'accidentel. Cette scène ultime diffusée sur l'Internet et sur CD vers des millions de destinataires a pour but de convaincre les chiites irakiens, mais aussi les Iraniens, que cette fois-ci leur ennemi commun est bien mort, que le diable qui les obsédait depuis tant d'années est bien exorcisé.

Ce détournement de la justice à des fins partisanes est choquant. Mais les Irakiens d'aujourd'hui sont les produits d'une histoire sanglante, où l'exhibition en boucle sur les écrans de télévision des corps mutilés, criblés de balles de «traîtres à la nation arabe» ou à la «révolution» était pratique courante. Avec un tel héritage et le climat de violence quotidienne, les Irakiens ne sont pas près d'abolir la peine de mort, même si un bon quart des membres du gouvernement, avec à leur tête le président kurde Talabani, sont des abolitionnistes convaincus.

Même dans un pays paisible et démocratique comme la France, «la patrie des droits de l'homme», la peine de mort n'a été abolie qu'en 1981, contre les voeux de la majorité des citoyens. Les dirigeants occidentaux devraient donc être prudents dans leurs critiques de l'exécution de Saddam Hussein. D'autant qu'aucun d'entre eux n'a eu le courage de protester publiquement contre les massacres perpétrés par le boucher de Bagdad, y compris lorsqu'il gazait ses populations kurdes et que les images faisaient le tour du monde. L'Union européenne, l'ONU et même le Vatican s'étaient alors réfugiés dans un silence assourdissant. Grâce à l'argent du pétrole, Saddam Hussein avait su monnayer le soutien des uns et acheter le silence des autres dans la classe dirigeante de nombreux pays occidentaux et arabes ainsi qu'en Russie et en Inde. On comprendra que nul n'avait intérêt à un procès devant un tribunal international indépendant pour faire la lumière sur cette période honteuse de l'Histoire. Imaginez un instant que ses avocats appellent à la barre comme témoins des personnalités politiques de premier plan allant de Donald Rumsfeld à Jacques Chirac en passant par de nombreux émirs et rois arabes, d'ex-ministres russes, français, allemands et indiens.

La tâche de juger l'ex-maître de Bagdad a donc été laissée à la justice balbutiante de l'Irak. Celle-ci a fait ce qu'elle a pu avec les moyens dont elle pouvait disposer dans un pays encore en guerre. Malgré les erreurs et imperfections de procédure, critiquées à juste titre par les ONG, elle a eu le mérite d'organiser un procès public contradictoire, retransmis à la télévision (ce qui est sans précédent dans le monde arabe), d'établir les faits et de démontrer que l'ordre de l'exécution des 148 civils chiites en 1982 émanait bien de Saddam Hussein.

Celui-ci aura donc été pendu pour le moins massif de ses crimes contre l'humanité. Son procès demeure inachevé. Il restera aussi à instruire le procès de ses complices à l'étranger pour le nécessaire assainissement de nos moeurs politiques et la bonne santé de nos démocraties, pour que les citoyens puissent retrouver confiance dans leurs institutions.

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