Des musulmans prient devant Sainte-Sophie, le 10 juillet à Istanbul. OZAN KOSE / AFP
Le président turc Tayyip Erdogan, adresse un messsage télévisé à la nation, le 10 juillet à Ankara, avec une photo de Sainte-Sophie en arrière-plan. PRESIDENTIAL PRESS OFFICE / REUTERS
Le Monde | Par Jean-François Chapelle | Publié le 13 juillet 2020
La décision du président turc, attendue depuis des années par les milieux religieux et nationalistes, suit l’invalidation par la justice du décret de 1934 qui avait transformé l’édifice byzantin en musée.
Le 24 novembre 1934, Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la jeune République turque, versait la basilique-mosquée de Sainte-Sophie au pot commun de l’humanité, en décrétant sa transformation en musée. Quatre-vingt-six ans plus tard, vendredi 10 juillet 2020, le président Recep Tayyip Erdogan a rendu le joyau d’Istanbul au culte musulman, pour le plus grand bonheur des franges les plus religieuses de son électorat et de ses alliés d’extrême droite.
Saisi par une association menant depuis une quinzaine d’années un combat pour le retour à l’islam de tous les lieux de culte musulmans déconsacrés pendant les premières décennies de la république laïque, le Conseil d’Etat a annoncé vendredi qu’il invalidait le décret signé par Atatürk au motif que Sainte-Sophie, devenue une mosquée après la prise de Constantinople par Mehmet le Conquérant, en 1453, ne pouvait pas être utilisée à d’autres fins que celle qui lui avait été assignée par le sultan.
Dans l’heure suivante, le Journal officiel a publié la décision prise par M. Erdogan de transférer Sainte-Sophie, jusque-là gérée par le ministère de la culture et du tourisme, à la direction des affaires religieuses, et de rouvrir l’édifice à la prière. En soirée, le chef d’Etat islamo-conservateur a défendu avec flamme le retour à l’islam du monument dans une adresse télévisée à la nation.
« Aujourd’hui, la Turquie s’est débarrassée d’une honte. Sainte-Sophie vit à nouveau une de ses résurrections, comme elle en a déjà connu plusieurs. La résurrection de Sainte-Sophie est annonciatrice de la libération de la mosquée Al-Aqsa », à Jérusalem, a déclaré le président turc. « Elle signifie que le peuple turc, les musulmans et toute l’humanité ont de nouvelles choses à dire au monde. »
« Provocation pour l’héritage culturel mondial »
M. Erdogan a indiqué que la première prière sous la haute coupole de l’édifice aurait lieu le vendredi 24 juillet. Il a assuré que les touristes pourraient continuer de visiter le site, mais désormais gratuitement.
Le président est en revanche resté muet sur le sort qu’il entendait réserver aux mosaïques de Sainte-Sophie, recouvertes d’un enduit pendant les cinq siècles de son utilisation comme mosquée à l’ère ottomane. A Trabzon, ville de l’est du pays située sur la mer Noire, une autre église du même nom a été rendue en 2013 au culte musulman après l’installation d’un ensemble de paravents et d’écrans dressés afin de cacher les fresques byzantines.
Sur le parvis de Sainte-Sophie, la décision présidentielle a été accueillie avec allégresse par quelques centaines de personnes, qui ont scandé en cœur « Dieu est grand » avant de se recueillir pour la prière du soir. Elle a en revanche été critiquée par plusieurs institutions et capitales, notamment dans le monde orthodoxe, où l’ancienne basilique du VIe siècle, lieu du couronnement des empereurs byzantins, compte comme un centre spirituel de première importance.
« C’est une provocation envers le monde civilisé, a dénoncé, quelques minutes après l’annonce, la ministre grecque de la culture Lina Mendoni. Le nationalisme dont fait preuve le président Erdogan ramène son pays six siècles en arrière. » Le ministre grec des affaires étrangères, Nikos Dendias, a lui aussi réagi à chaud sur Twitter en désignant cette action du régime turc comme une « provocation pour le patrimoine culturel mondial ».
Fortes tensions entre Athènes et Ankara
« La Grèce condamne avec la plus grande fermeté la décision de la Turquie. (…) Non seulement cela va impacter les relations entre la Grèce et la Turquie mais aussi celles de cette dernière avec l’Union européenne, l’Unesco et toute la communauté mondiale », a pour sa part commenté le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis.
La décision turque survient dans un contexte de fortes tensions entre Athènes et Ankara sur l’exploitation des ressources en hydrocarbures de la Méditerranée orientale et la gestion de la question migratoire, la Turquie ayant encouragé cet hiver des milliers de migrants à traverser la frontière grecque.
Le primat de l’orthodoxie, le patriarche œcuménique de Constantinople Bartholomée Ier, avait défini le mois dernier le musée de Sainte-Sophie comme un « symbole de la rencontre, de la solidarité et de la compréhension mutuelle entre le christianisme et l’islam ». Le transformer en mosquée « pourrait dresser des millions de chrétiens dans le monde contre l’islam », avait-t-il prévenu. La police grecque était sur le pont vendredi soir pour protéger les représentations turques en Grèce.
La décision a également été déplorée à Moscou. « Nous constatons que l’inquiétude des millions de chrétiens n’a pas été entendue », a réagi le porte-parole de l’Eglise russe, Vladimir Legoïda. Mercredi, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, avait exhorté la Turquie « à continuer à conserver Sainte-Sophie comme musée, en tant qu’illustration de leur engagement à respecter les traditions cultuelles et la riche histoire qui ont façonné la république turque, et à assurer qu’elle demeure ouverte à tous ».
L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), qui compte Sainte-Sophie sur ses listes du Patrimoine mondial de l’humanité, a indiqué dans un communiqué qu’elle « regrette vivement la décision des autorités turques, prise sans dialogue préalable, de modifier le statut » de la basilique-musée.
Le président turc a cependant prévenu, vendredi soir, que les récriminations n’infléchiraient pas sa détermination, l’usage que la Turquie fait de Sainte-Sophie « relevant de ses droits souverains ». La reconversion de l’édifice en mosquée est un cheval de bataille de l’islam politique turc, dont est issu le chef de l’Etat, depuis plusieurs décennies.
En 1967 déjà, l’Union nationale des étudiants turcs (MTTB), une organisation nationaliste et islamiste dans laquelle M. Erdogan a fait ses classes politiques, avait investi le monument pour y organiser une prière collective. Dans son adresse télévisée, il a aussi cité un de ses auteurs favoris, l’intellectuel conservateur Osman Yüksel Serdengeçti, annonçant l’avènement d’un « Deuxième Conquérant » qui rendrait Sainte-Sophie à l’islam. « Ce jour est arrivé », a-t-il ajouté avec émotion.
« Il ne faut pas réduire cette décision à l’islamisme du parti présidentiel », tempère toutefois le chercheur Jean-François Pérouse, ex-directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul. « Il y a aussi une temporalité plus récente à l’œuvre, liée à la grande alliance entre ce parti et l’extrême droite, qui est plus vigilante sur ces questions », commente-t-il.
En perte de vitesse depuis 2015, le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan a conclu, pour se maintenir au pouvoir, une alliance avec le Parti de l’action nationaliste (MHP), une formation plus laïque que religieuse, qui a conduit Ankara à faire siens les thèmes privilégiés de l’extrême droite : fermeté, voire bellicisme dans la conduite des affaires étrangères et exaltation de l’identité islamo-turque sur la scène nationale. D’où la volonté portée par Erdogan d’une renaissance d’inspiration « néo-ottomane », qu’incarne à merveille la reconversion de Sainte-Sophie.