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Lemonde.fr | Par Angèle Pierre Diyarbakir (Turquie), envoyée spéciale
La Turquie est en deuil depuis lundi, après le tremblement de terre de magnitude 7,8 qui a fait plus de 18 300 victimes. La capacité de réponse de l’Etat est mise à rude épreuve et révèle les frontières invisibles du territoire.
« Je ne peux pas me sortir cette scène de la tête, ne cesse de répéter Sultan, habitante de Diyarbakir, en sanglotant, nous avions été voisines pendant des années. Elle était enceinte. Elle hurlait de terreur à la fenêtre après la première secousse quand l’immeuble s’est effondré sur elle. Une famille de six personnes… Seul le petit de 6 ans a réussi à s’échapper de justesse. » Depuis lundi, la grand-mère d’une soixantaine d’années raconte la scène, encore et encore. Sous le choc du tremblement de terre de magnitude 7,8 qui a touché le sud-est de la Turquie, elle et ses proches ont trouvé refuge dans les locaux de la chambre de commerce et d’industrie de la grande ville des régions à majorité kurde du pays. Installée au premier étage du bâtiment, la famille a reconstitué un semblant d’intérieur : matelas disposés le long des murs en guise de canapé, espace de jeu pour les enfants, coins plus calmes réservés au repos…
« J’ai essayé de retourner chez moi, mais j’ai peur que l’immeuble ne s’effondre. Le gaz a été coupé… et j’ai l’impression de sentir une odeur, comme celle d’un cadavre », précise-t-elle, une crispation un peu plus marquée sur le visage. Assise en tailleur face à elle, une de ses cousines écoute une énième fois le récit avec compassion. Elle attend des nouvelles de trois membres de sa famille coincés sous les décombres. Trois jours après le drame, des miracles continuent de se produire. Le bilan provisoire de la catastrophe fait état de 18 342 morts, le séisme le plus meurtrier dans le pays depuis celui d’Erzincan en 1939, qui avait fait près de 33 000 victimes.
Violentes altercations
Pour d’autres, la colère a désormais remplacé le deuil. « Est-ce que vous vous rendez compte ? Toute la solidarité s’organise sur les réseaux sociaux, des gens ont besoin d’aide, et les autorités décident de suspendre Twitter ! », enrage Mahmut, jeune professeur de musique de 25 ans, les sourcils froncés et le regard noir. Ayant grandi dans les régions kurdes soumises à la pression des autorités centrales, il caressait pourtant le rêve de vivre un jour dans un pays libéré des tensions ethniques. La réponse politique du gouvernement a achevé de réduire ses espoirs en miettes. « Depuis quatre jours, ce qui m’a le plus révolté, c’est le discours télévisé d’Erdogan après la catastrophe. Il n’y avait que de la colère et de la dureté dans son regard… En tant que victime d’un séisme, je ne m’attendais pas à cela de la part du président. Je n’ai vu aucune peine dans son regard, aucune empathie », s’exclame-t-il. La peur qui s’est emparée de la société ces dernières années dissuadait les critiques contre le gouvernement. Le drame de ces derniers jours a délié les langues.
La ville d’Adiyaman, située à une centaine de kilomètres de l’épicentre du séisme, a été le théâtre d’explosions de rage et de violentes altercations avec les représentants de l’Etat en raison de l’absence d’intervention des autorités. Alors que les travaux de secours touchent à leur fin dans les grandes agglomérations, la situation dans de nombreuses villes moyennes et dans les villages demeure inconnue. Ce qui est connu de certaines villes en dit long sur l’étendue des dégâts. A Elbistan (à l’ouest de l’épicentre), « un tiers des bâtiments sont à terre et le reste du bâti gravement endommagé », assure Salman Gümüs, président de l’association locale SEV-DER. Les canalisations des égouts y ont explosé sous la violence des secousses, laissant se répandre une odeur fétide dans les rues. Quant à Malatya et ses alentours, certains témoignages parlent de 95 % de maisons détruites. « En intervenant si tard, l’Etat opère une discrimination à l’encontre du peuple kurde et des alévis, accuse Dilek Kanlibas, une volontaire. Cela dit, il maltraite tout le monde dans ce pays. »
Les questions de « distances et d’accessibilité des secteurs montagneux » compliquent les opérations de sauvetage, rappelle le géographe Jean-François Pérouse, ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes. « On a l’impression que l’Etat et ses services tentent de se montrer là où ils sont le plus contestés », poursuit le chercheur. Le président Recep Tayyip Erdogan était en effet en visite mercredi dans les zones les plus gravement sinistrées, à Kahramanmaras, Antakya et Adana.
Absence de coordination
Si l’ampleur spectaculaire de la catastrophe et l’étendue des dégâts expliquent en partie l’absence d’intervention efficace dans un premier temps, les multiples témoignages au sujet de l’absence de coordination constatée sur place ne laissent plus de place au doute. « Il y a du matériel, il y a des personnes venues aider en nombre, mais il n’y a personne pour les coordonner. L’AFAD [organisme d’Etat chargé d’intervenir en cas de catastrophe naturelle] est présente mais ne collabore avec personne. Elle récupère le matériel qui arrive par d’autres biais sans avoir la capacité de le redistribuer efficacement. Les postes à responsabilités dans les administrations publiques ne sont plus occupés que par des personnes proches du gouvernement qui sont incompétentes », se désole un travailleur humanitaire basé dans à Antakya, sous le couvert de l’anonymat.
Horrifiée par la catastrophe, toute la Turquie est à pied d’œuvre pour apporter des vivres et des produits de première nécessité aux depremzedeler (« rescapés de séisme », en turc). A Diyarbakir, placée sous l’autorité d’un administrateur d’Etat depuis l’éviction de ses co-maires élus, ni le gouvernorat ni la mairie n’ont manifesté de soutien à la population. Habituées à ne compter que sur leurs propres forces, les associations de la société civile prennent le relais.
« L’idéal serait de pouvoir centraliser puis coordonner les efforts. Malheureusement, nous n’en sommes pas là », regrette Mehmet Kaya, président de la chambre de commerce et d’industrie de Diyarbakir, qui accueille la cellule de crise. « Pensez-vous réellement que déclarer l’état d’urgence va apporter une solution à cela ? », interroge le notable, inquiet des conséquences délétères provoquées par ce manque de dialogue entre les différents acteurs sur place.
Alors qu’une deuxième phase de la crise humanitaire débute pour nourrir, chauffer et reloger des centaines de milliers, voire des millions de personnes (la population touchée représente 15 % de la population), le pouvoir s’attache à garder le contrôle sur les circuits de l’aide humanitaire. L’image du pouvoir semble s’être fissurée dans le pays. « Si nous avons appris une chose de ces vingt dernières années, c’est que le plus important pour le pouvoir, c’est l’image, écrit le chroniqueur Mehmet Y. Yilmaz, sur le site d’information T24. Le pays peut bien brûler, l’essentiel pour eux est de ne pas perdre la face. »