Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, en visite à Kahramanmaras (Turquie), ville proche de l’épicentre, deux jours après le tremblement de terre, le 8 février 2023.
OZAN KOSE/AFP
Lemonde.fr | Par Nicolas Bourcier(Adana (Turquie), envoyé spécial)
Dans les régions touchées par le tremblement de terre, les critiques montent contre les lacunes des secours et visent le chef de l’Etat, à trois mois des élections. Le dernier bilan donné par les autorités turques, jeudi, s’élève à 14 351 morts dans le pays.
Le tremblement de terre survenu lundi 6 février, tôt dans la matinée, dans cette gigantesque région située dans le sud de la Turquie, le long de la frontière syrienne, et dont le bilan s’élevait jeudi à plus de 14 300 morts - et plus de 3 000 en Syrie -, pourrait coûter à Recep Tayyip Erdogan sa réélection lors de la présidentielle, prévue à la mi-mai. Et il le sait. Arrivé sur place mercredi, pour sa première visite de la zone sinistrée à Kahramanmaras, ville proche de l’épicentre, le chef de l’Etat s’est présenté comme le père de la nation, seul à même de veiller à ce que les victimes soient soignées et les rescapés hébergés.
Devant un petit groupe d’habitants de la ville en partie détruite, il a promis que des logements sociaux seraient construits pour tous les survivants d’ici un an et annoncé la distribution de 10 000 livres turques (494 euros) à chaque famille sinistrée. Il a aussi reconnu qu’« il y a eu, bien sûr, des lacunes » au premier jour, avançant qu’« il est impossible d’être préparé à un désastre pareil », mais que « les choses sont désormais reprises en mains ».
Et le chef de l’Etat d’ajouter : « Quelques personnes malhonnêtes et déshonorantes ont publié de fausses déclarations dans lesquelles elles affirment : “Nous n’avons pas vu de soldats ni de policiers”. Nos soldats et nos policiers sont des gens honorables, nous n’allons pas laisser des gens peu recommandables parler d’eux ainsi. »
« Dieu doit punir ce gouvernement »
Cette tentative de réconfort, mâtinée de menaces envers la critique, dont le ton est caractéristique du président turc, survient à un moment particulièrement difficile et tendu dans la gestion de cette catastrophe humaine d’ampleur inédite depuis le séisme de 1999 à Izmit. Comme une soudaine explosion de colère, des voix dénonçant les lacunes et les absences des secours se sont multipliées dès mardi, se répandant sur les réseaux sociaux. Dans les décombres, des rescapés se sont indignés de l’inaction des autorités, se disant « abandonnés » dans le froid, sans eau ni électricité. Chose rare il y a encore quelques jours : le nom d’Erdogan a alors été cité, ouvertement pointé du doigt, et le président accusé de porter la responsabilité de cette impéritie.
Ici, dans la ville de Kirikhan, c’est un vieil homme affirmant être un militant historique de l’AKP, le Parti de la justice et du développement, la formation au pouvoir, qui, face à la caméra, hurle que sa famille se trouve sous les décombres et que « Dieu doit punir ce gouvernement ». Là, à Adiyaman, une foule en colère s’en prend au gouverneur encadré par un large cordon de policiers et l’interpelle : « Où sont les aides et les secours ? ». A Malatya, lorsqu’un député venu sur place demande, devant des immeubles détruits, pourquoi personne n’est venu travailler à cet endroit, un survivant lui rétorque : « Parce qu’ici, il n’y a personne et pas d’Etat. »
Après le tremblement de terre d’Izmit, près d’Istanbul, en 1999, les premières manifestations critiques contre l’organisation des secours et le manque de réponse de l’Etat avaient mis trois jours avant de s’exprimer publiquement. Cette phase de soixante-douze heures correspondait au laps de temps durant lequel l’espoir de retrouver les survivants est encore tenace, mais aussi à la période des premiers deuils et de la pudeur, avait-on alors considéré. Aujourd’hui, il aura fallu à peu près vingt-quatre heures.
Dans une vidéo, Kemal Kiliçdaroglu, chef du parti d’opposition CHP, accuse le gouvernement d’Erdogan de ne pas avoir préparé le pays à une catastrophe prévisible
A ce flot de critiques est venue également s’ajouter une voix inattendue. Dans une vidéo publiée sur Twitter, mise en ligne dans la nuit de mardi à mercredi et visionnée plus de 16 millions de fois, le chef du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, a porté de graves accusations contre le président. Dans un style très épuré, filmé sur un simple fond noir, il accuse le gouvernement d’Erdogan d’être responsable de nombreux décès et de ne pas avoir réussi, en vingt ans de pouvoir, à préparer le pays à une catastrophe prévisible. Le candidat à la présidentielle y pointe également, en creux, la folie des constructions à tout va de ces dernières années, et vise le travail souvent bâclé dans un secteur où les principales entreprises sont liées, souligne-t-il, au gouvernement.
Réseau Internet coupé
La réponse à ce débordement de colère et de critiques n’a pas tardé. Quelques heures à peine après la visite du président à Kahramanmaras, le réseau Internet a été réduit, puis coupé dans la soirée. Depuis le séisme de lundi, la police turque a arrêté une douzaine de personnes pour des publications sur les réseaux sociaux critiquant la manière dont le gouvernement gère la catastrophe. Quatre d’entre elles étaient toujours derrière les barreaux jeudi matin.
La proclamation de l’état d’urgence dans dix provinces (sur 81) – de préférence à celui d’état de catastrophe naturelle, qui soumettrait moins l’armée et les ONG aux décisions d’Ankara –, constitue un autre signe révélateur de la volonté de reprise en main souhaitée par le pouvoir devant une situation qui lui échappe. Le président Erdogan contre-attaque au moment même où l’opinion dans le pays pourrait se retourner contre lui.
Jusqu’au séisme de lundi, et d’un point de vue strictement politique, les choses se présentaient plutôt bien pour la campagne électorale d’Erdogan. Malgré une inflation vertigineuse, une augmentation de la pauvreté et une chute sans fin de la monnaie, la cote de popularité du président sortant était remontée dans les sondages ces derniers mois. L’augmentation du salaire minimum, la dépense publique, l’accès facilité à la retraite et la promesse de construction de centaines de milliers de logements avaient su reconquérir certains déçus de son règne.
L’opposition, après plus de neuf mois de négociations et de conciliabules, n’était pas parvenue à se mettre d’accord sur un candidat commun pour la présidentielle. La catastrophe de lundi est venue rebattre entièrement les cartes. En 1999, la gestion du séisme a coûté cher au pouvoir de l’époque. Le gouvernement avait ensuite perdu les législatives de 2002, remportées par l’AKP, la formation créée quelques mois auparavant par Recep Tayyip Erdogan. Les élections à venir seront à leur tour marquées, selon toute vraisemblance, par le champ de ruines du tremblement de terre.