Recep Tayyip Erdogan (ici, lors d’une conférence de presse, dimanche à Istanbul) a vu son parti perdre de nombreuses villes importantes lors du scrutin municipal. © L. PITARAKIS/AP
lefigaro.fr | Par Minoui Delphine, Correspondante à Istanbul | 01/04/2019
Les résultats partiels du scrutin sonnent comme un camouflet inédit en 16 ans de pouvoir pour le président turc.
POLITIQUE La nuit de dimanche à lundi fut longue et douloureuse pour Recep Tayyip Erdogan. Après douze heures d’attente, alimentée par l’incessante réactualisation d’un décompte à suspense - suspendue, un temps, par l’agence étatique Anadolu -, le verdict est tombé au petit matin : Ankara, la capitale, bascule, pour la première fois en vingt-cinq ans, entre les mains de l’opposition. Selon les résultats partiels du scrutin municipal de ce week-end, la coalition politique du président islamo-conservateur serait, aussi, en passe de perdre Istanbul. Un véritable camouflet pour le chef de l’État : c’est ici même que l’enfant du quartier populaire de Kasimpasa bâtit sa carrière politique quand il y remporta la mairie en 1994.
Signe d’un revers cuisant, c’est sans commentaire ni communiqué que son protégé, Binali Yildirim, est parti se coucher vers 5 heures du matin. Sur une vidéo, qui tourne sur les réseaux sociaux, on voit l’ex-premier ministre qui briguait la municipalité d’Istanbul quitter, mine défaite, le QG de l’AKP avant de rejoindre en silence sa voiture… Quelques heures plus tôt, il avait pourtant revendiqué la victoire, avant d’être rapidement imité par son adversaire, Ekrem Imamoglu. Prudent, mais confiant, ce dernier affiche fièrement ses nouvelles fonctions - « Maire de la municipalité d’Istanbul » - sur son compte Twitter, suivi par près de 900 000 personnes.
Alors que sa coalition avec les ultranationalistes du MHP a également perdu d’autres grandes villes comme Antalya et Adana, le chef de l’État turc a dû se résigner à reconnaître à demi-mot sa défaite. « Même si notre peuple a renoncé à la mairie, il a confié les quartiers à l’AKP », a-t-il déclaré lors d’un discours devant ses sympathisants, tout en ajoutant que son parti ferait appel des résultats si besoin. Une façon de sauver la face : des semaines durant, l’homme fort du pays s’est lancé corps et âme dans ce scrutin en enchaînant les meetings à travers le pays - une centaine en 50 jours ! -, et en tentant d’électriser les foules à renfort de tubes sulfureux chantés en direct.
Accusant les adversaires de l’AKP de « liens avec le terrorisme », il a fait de cette campagne particulièrement agressive une affaire personnelle en menaçant par leur nom ses opposants de longue date, tout en promettant de garantir la « survie de la nation ». Par crainte d’un vote sanction en pleine récession économique - la première en dix ans -, il s’est également employé, en vain, à masquer la crise en faisant déployer des tentes à Ankara et à Istanbul, pour y faire vendre des fruits et légumes à prix cassés. « Erdogan a pris un risque en transformant ce scrutin en une élection nationale […] Cette défaite va être considérée comme la sienne », confie à l’AFP Berk Esen, professeur associé à l’université Bilkent, à Ankara.
À 65 ans, Erdogan a sous-estimé la capacité de résistance de ses opposants. Dénigrés, privés de tribune médiatique, menacés de poursuite en justice, ses adversaires ont réussi l’impossible en parvenant à faire entendre leur voix à travers le pays. Une victoire que le CHP, principal parti de l’opposition, doit en partie au Front commun scellé avec le « Bon Parti » (nationaliste), mais aussi à des promesses plus en phase avec la société. « À l’inverse de l’AKP, l’opposition a fait campagne sur des questions concrètes. L’enjeu d’un scrutin municipal, ce sont le fonctionnement des égouts, les transports en commun. Son succès, l’opposition le doit aussi aux erreurs d’Erdogan. Du style de sa campagne à sa rhétorique belliqueuse, en passant par sa façon de diaboliser les opposants, il a eu tout faux », estime Selim Sazak, spécialiste de la Turquie au sein du think-tank américain Watson Institute.
Privilégiant un discours inclusif, Mansur Yavas, l’heureux nouveau maire d’Ankara, s’est a contrario distingué par un ton posé et des formules nuancées. À Istanbul, Ekrem Imamoglu, dont la victoire attend d’être officiellement confirmée, a lui aussi séduit ses électeurs par ses discours fédérateurs. Sa première conférence de presse, qui s’est tenue lundi matin au QG du CHP, son parti, en est la meilleure illustration. À ses supporteurs qui se sont empressés de scander « Nous sommes les soldats d’Atatürk » (en référence au père fondateur de la République), il a aussitôt répondu : « Je serai le maire de tous les citoyens, quelles que soient leurs origines, leur affiliation ethnique ou leur religion. Je compte sur vous pour faire également preuve de respect. »
Le pari du parti de gauche prokurde HDP a également été payant : en faisant le choix de ne pas présenter de candidats, ni à Istanbul, ni à Ankara, il a permis d’éviter une dispersion des votes. En revanche, dans la région du Sud-Est à majorité kurde, la petite faction est parvenue à reconquérir l’essentiel des localités que les autorités d’Ankara avaient récemment placées sous tutelle du pouvoir. Dans la ville de Tunceli, un candidat communiste, Fatih Maçoglu, a également provoqué la surprise en emportant l’élection.
Symbole d’un regain d’optimisme chez les partisans de l’opposition, certains internautes s’amusaient, ce lundi, à célébrer ce qu’ils appellent le « succès des sans-moustache » en faisant circuler la photo, visage parfaitement rasé, de trois maires nouvellement élus. L’opposition mesure néanmoins les limites de sa victoire. Si les deux villes symboliques du pays, Istanbul et Ankara ont été reprises à l’AKP, leur gestion s’annonce compliquée, le parti d’Erdogan y conservant la majorité des mairies de districts. Échaudés par la vague de répression qui frappe le pays depuis le putsch raté de juillet 2016, les anti-Erdogan savent également leur marge de manœuvre limitée. Ce lundi, la place Taksim en donnait la couleur, avec ce soudain renfort de barrières et de camions de forces antiémeute aux abords du parc Gezi. Un barrage particulièrement symbolique sur ce carrefour qui fut le théâtre des grandes manifestations antigouvernementales de 2013.