Sortie de la Turquie de la convention contre les violences faites aux femmes, la nouvelle provocation de Recep Tayyip Erdogan

mis à jour le Lundi 22 mars 2021 à 17h41

lemonde.fr | Par Marie Jégo | 22 mars 2021

En chute dans les sondages, le président turc cherche à donner des gages aux courants les plus conservateurs en quittant ce traité européen.

A quelques jours du sommet européen des 25 et 26 mars, la Turquie a décidé de se retirer de la convention d’Istanbul, un traité européen protégeant les femmes contre les violences, qu’elle avait pourtant été le premier Etat à signer, il y a dix ans, et qui porte le nom de la plus grande ville du pays. Ce geste apparaît comme une nouvelle provocation du président, Recep Tayyip Erdogan, à l’égard de ses partenaires européens, de plus en plus enclins à fermer les yeux sur ses frasques.

Intervenue dans la nuit de vendredi à samedi sur décret présidentiel, la sortie de la convention est avant tout un coup dur pour les femmes turques, de plus en plus victimes de violences. Trois cents femmes ont été assassinées par des hommes de leur entourage et plus d’une centaine ont perdu la vie dans des conditions mal éclaircies en 2020, selon l’organisation féministe turque Halte aux féminicides, qui a enregistré 77 assassinats de femmes pour les premiers jours de 2021.

A Istanbul, à Ankara, à Izmir, des milliers de femmes sont descendues dans la rue, samedi, pour protester contre la décision unilatérale du président turc, largement condamnée par les partenaires traditionnels de la Turquie. « C’est un pas en arrière extrêmement décourageant pour le mouvement international contre les violences faites aux femmes », a déploré le président américain, Joe Biden, dans un communiqué. La secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejcinovic Buric, a évoqué pour sa part une décision « dévastatrice ». Jean-Yves Le Drian, le ministre des affaires étrangères français, a déploré « un recul des droits préoccupant ».

Partant du principe que les hommes et les femmes ont des droits égaux, la convention d’Istanbul oblige les gouvernements à prendre des mesures pour prévenir les violences conjugales à l’égard des femmes, protéger les victimes et poursuivre les auteurs. Signée par Ankara en 2011, ratifiée par le Parlement turc en 2014, elle est devenue le cauchemar de l’élite islamo-conservatrice au pouvoir, hostile aux articles ayant trait à la parité hommes-femmes et à la non-discrimination des minorités sexuelles.

« Convention détournée »

Voilà des mois que les chefs religieux des confréries et les politiciens les plus conservateurs appellent le gouvernement à sortir de la convention, jugée nocive aux valeurs familiales. En 2019, le président Erdogan avait déclaré que le texte n’avait aucune valeur à ses yeux puisqu’il « ne faisait pas partie du Coran ». « La convention d’Istanbul, qui visait à l’origine à promouvoir les droits des femmes, a été détournée par un groupe de personnes qui tentent de normaliser l’homosexualité, ce qui est incompatible avec les valeurs sociales et familiales de la Turquie. D’où notre retrait », a expliqué, sur son compte Twitter, Fahrettin Altun, le chef de la communication du palais présidentiel. « Nous continuerons à protéger l’honneur de notre peuple, de la famille et de notre tissu social avec détermination », a déclaré le ministre de la justice, Abdulhamit Gül.

La décision du président turc de sortir de la convention, sans consultation préalable avec le Parlement turc qui l’avait ratifiée, traduit sa volonté de donner des gages aux représentants les plus rétrogrades et aussi les plus marginaux de la société, entre autres les confréries religieuses, les ultranationalistes, les adeptes du courant « eurasien » favorables à un rapprochement avec la Russie et la Chine.

Ce choix intervient au moment où la popularité de son Parti de la justice et du développement (AKP) est en perte de vitesse dans les sondages, crédité de 29 % des intentions de vote selon une enquête réalisée la semaine dernière par le centre d’enquête d’opinion Avrasya. Il s’agit avant tout, pour M. Erdogan, de détourner l’attention de ses multiples échecs en politique intérieure, quand la crise économique, l’inflation et la recrudescence de l’épidémie de Covid 19 attisent le mécontentement de la population.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre son acharnement à vouloir interdire le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), deuxième force d’opposition au Parlement. Dimanche à l’aube, cent policiers ont pénétré dans l’enceinte du Parlement turc, à Ankara, pour arrêter sans ménagement Ömer Faruk Gergerlioglu, un élu du HDP condamné à deux ans et demi de prison pour un tweet. M. Gergerlioglu, qui refusait de quitter le Parlement depuis plusieurs jours pour protester contre sa condamnation, a été emmené en caleçon et en pantoufles. « Nous pouvions voir ce genre de scène dans les années 1990. Malheureusement, rien n’a changé depuis », a déclaré le député lors de son interpellation.

Intentions contradictoires

La frénésie répressive du président turc s’explique aussi par le ton conciliant adopté par les responsables européens, plus que jamais adeptes de l’apaisement. A l’issue d’un entretien qui s’est tenu vendredi 19 mars par visioconférence entre le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, avec M. Erdogan, un communiqué doucereux a été publié par Bruxelles, soulignant la nécessité d’un « agenda Turquie-Union européenne plus positif ».

Dans le communiqué, pas un mot n’a été dit sur la situation des droits de l’homme, alors que le gouvernement turc continue d’ignorer les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant, les juges de Strasbourg ont maintes fois sommé Ankara de libérer l’homme d’affaires et philanthrope Osman Kavala, détenu depuis plus de trois ans sans condamnation, tout comme le fondateur du HDP, Selahattin Demirtas, emprisonné depuis 2016. Juste avant la discussion, des dizaines de responsables du parti HDP avaient été arrêtés dans plusieurs villes de Turquie, suscitant les molles condamnations de quelques capitales européennes.

Il est vrai que les intentions du président turc, enclin à faire l’inverse de ce qu’il dit, apparaissent de plus en plus contradictoires. Une conduite probablement liée aux luttes de différents clans au sein de son parti. Le 2 mars, M. Erdogan avait présenté un « plan d’action » en faveur des droits de l’homme, assurant que « personne ne devrait être privé de sa liberté en raison de ses opinions ». Rares sont ceux qui y avaient cru.