Le contrôle des identités
L'armée et la police irakiennes, appuyées par l'armée américaine, effectuent le 9 septembre le contrôle des identités des employés de la zone industrielle au sud de Kirkouk (photo Laure Marchand / Le Figaro).
Lefigaro.fr | Envoyée spéciale à Kirkouk, Laure Marchand
Tandis que les autorités kurdes réclament à Bagdad le rattachement de ce centre pétrolier à la région autonome du Kurdistan, les attentats contre les forces de l'ordre irakiennes ou américaines se multiplient. Le Figaro a passé une journée dans les pasde la police locale.
À huit heures du matin, les blindés bouclent la zone industrielle de Kirkouk, dans le nord de l'Irak. Des hélicoptères tournent au-dessus des bâtiments. Personne ne pourra en sortir tant que les contrôles d'identité de tous les ouvriers n'auront pas été effectués et les ateliers fouillés. La veille, deux bombes ont explosé lors du passage de convois militaires sur des routes des environs. Bilan : deux policiers tués et sept blessés, dont trois soldats américains. Sarhad Kadr, le chef de la police chargée de la lutte antiterroriste dans la province, a «reçu des informations». Les auteurs de l'attaque auraient pu se replier ici. Pour «cette opération de routine», ce général kurde a déployé 250 hommes, des policiers, des soldats des armées irakienne et américaine, venues en renfort à sa demande.
Kirkouk et ses gigantesques réserves de pétrole se trouvent au cœur d'une dispute entre le gouvernement central de Bagdad et les autorités kurdes, qui réclament son rattachement à la région autonome du Kurdistan. Selon le général Ray Odierno, commandant des troupes américaines en Irak, «al-Qaida s'engouffre dans le fossé qui s'est creusé entre Arabes et Kurdes», et la province, ainsi que ses deux voisines, Ninive et Diyala, sont devenues les principaux foyers d'instabilité du pays. Rompant avec l'accord de sécurité conclu entre Bagdad et Washington, qui a entraîné le retrait des troupes américaines des villes en juin avant leur départ définitif en 2011, Odierno a proposé en août l'établissement d'une force composée de soldats américains, irakiens et de pechmergas kurdes. Leur mission consisterait essentiellement à sécuriser les villages de ces territoires disputés.
Le général Kadr a envoyé ses troupes inspecter les bâtiments. Assis sous un ventilateur fatigué, il passe en revue les atouts du plan américain : «Vu l'importance de la superficie, la nettoyer en entier est difficile. En plus, il faut prendre en compte un possible risque de guerre entre les communautés. Ce projet de force multiethnique est donc positif.» À ses côtés, le lieutenant-colonel Andrew Shoffner estime que «l'opération en cours représente un bon exemple du fonctionnement des futures troupes mixtes. Seuls manquent les pechmergas. Mais les Irakiens sont désormais capables de conduire ce type d'actions. Il y a deux ans, c'était impossible».
Une usine d'emballage de cannettes de jus de fruits importées d'Arabie saoudite a été réquisitionnée. Dans la cour, des dizaines d'ouvriers patientent en file indienne. Les services de renseignements irakiens, l'armée et la police vérifient si leur nom figure sur leur liste des personnes recherchées. Au bout de deux heures, quinze hommes ont été mis à l'écart et se retrouvent accroupis, le long du grillage. Des garçons d'une vingtaine d'années. Huit n'ont pas de papiers ou une carte d'identité suspecte. Sept sont fichés comme terroristes. Un GI prend les empreintes digitales, photographie les iris et entre le tout dans la base informatique qui contient les dossiers de terroristes traqués en Irak et à l'étranger par les Américains. «Les Irakiens n'ont pas encore le matériel», explique Joseph Rauchet, un policier new-yorkais à la retraite, qui supervise l'identification. Il tâte le pouls d'un colosse à la chemise trempée de sueur. «T'es bien nerveux toi. Si t'habites à Bagdad, qu'est-ce que tu fais ici ? T'es sûr que tu n'as jamais participé à une petite attaque ?», le questionne-t-il. «Non, je le jure, je ne suis qu'un chauffeur, j'ai jamais tué, pas même un poulet.» Le militaire rigole. Le timbre passé sur ses mains a réagi aux tests chimiques et a viré au rose, révélant des traces d'explosifs.
Une dizaine de groupes, principalement des djihadistes sunnites, sont actifs dans la région. Al-Qaida et l'État islamique d'Irak arrivent en tête. Mais, depuis quelques mois, l'Armée des adeptes de Naqchabandiya multiplie les attentats. Dirigée par d'anciens fidèles de Saddam Hussein, elle recrute des nostalgiques de l'ère baasiste, principalement des Arabes sunnites, mais aussi des Turkmènes et des Kurdes. «Nous nous sommes aperçus que cette fraction commettait de nombreuses attaques que l'on attribuait à d'autres», explique le général Sarhad Kadr. Elle est notamment spécialisée dans les bombes le long des routes, comme celles qui ont visé les deux convois la veille. Sur les quinze ouvriers arrêtés, trois font partie de l'Armée des adeptes de Naqchabandiya. L'un d'eux, tout just;e sorti de l'adolescence, fait nerveusement craquer ses doigts. «On a ton nom, Saïd Ibrahim, tu devrais être en prison. Qu'est-ce que tu fais ici ?», l'interroge le chef de la police. Il avait été arrêté en janvier. Son ordinateur était bourré d'informations sur cette organisation rebelle. Mais, à Kirkouk, la lutte antiterroriste doit aussi compter avec la compromission de la justice et des forces de l'ordre. Selon un rapport de la Commission pour l'intégrité publique, il s'agit de la ville d'Irak où la corruption de fonctionnaires est la plus répandue.
À midi, les militaires grimpent dans les pick-up, satisfaits de leur tableau de chasse. La zone industrielle n'hébergeait aucun atelier de fabrication de bombes. L'après-midi, une maison est partie en fumée en plein centre de Kirkouk, tuant huit habitants. Une voiture piégée stationnait dans le garage. À la fin de la semaine dernière, cinq militaires ont péri dans une attaque et la famille d'un policier a été massacrée.
«Repousser le recensement en prétextant des problèmes de sécurité est un grand mensonge, c'est parce que Bagdad sait bien que les Kurdes sont majoritaires à Kirkouk», assure Hiwa Mohamed. Ce commerçant a été blessé le 30 juin lors de l'explosion d'une voiture piégée, qui a tué 27 personnes à dix mètres de son étal : «Les attentats sont organisés pour empêcher le rattachement de Kirkouk au Kurdistan.» Quelques rues plus loin, un épicier arabe se félicite du décret du gouvernement irakien, publié le 3 septembre, renvoyant à octobre 2010 l'organisation du comptage démographique. «Après le recensement, il y aura le référendum (sur le statut final de Kirkouk) et les Kurdes se vengeront sur nous», redoute-t-il.
Des milliers d'Arabes ont été installés dans la province par Saddam Hussein afin d'affaiblir numériquement la majorité kurde. Kirkouk compte aussi des minorités turkmènes et chrétiennes. Mais le Kurdistan autonome revendique la «Jérusalem des Kurdes», dont les sous-sols sont gorgés de pétrole et de gaz.
Début septembre, le président de la région kurde, Massoud Barzani, a de nouveau écarté toute «concession». Au cours de la visite à Erbil du représentant spécial des Nations unies en Irak, Ad Melkert, il a réclamé l'application de l'article 140 de la Constitution irakienne, qui prévoit la tenue du recensement et du référendum, estimant que ce processus constituait «la clé de la solution».
Les élections générales irakiennes, prévues en janvier 2010, font craindre une augmentation de la violence à Kirkouk.