Sur la trace des disparues de Saddam

19 août 2003 - 00:00
De jeunes Kurdes enlevées en 1988 auraient été vendues en Egypte.

Par Marc SEMO - Tazkhrmatoo envoyé spécial
Dans une enve loppe en papier, il garde une photo d'identité jaunie d'Hassiba, la préférée de ses cinq filles, la plus belle aussi, avec ses grands yeux noirs qui fixaient fièrement l'objectif.
C'est tout ce qui lui reste d'elle et ce souvenir, le vieil Ibrahim Hidayet l'a emporté dans tous ses exodes, avant de revenir finalement dans sa maison de pierre et de boue séchée du village de Tchawri, près de Tazkhrmatoo, en plein pays kurde. Il en avait été chassé en 1988 par les troupes de Saddam, pendant l'opération Al Anfal qui fit au moins 180 000 morts et disparus. Hassiba et son mari, eux, avaient été arrêtés dans un hameau voisin et, depuis, il ne les a plus revus. «On disait qu'ils avaient été enterrés dans des fosses communes ou que leurs corps avaient été jetés dans la rivière ; certains parlaient de filles vendues dans des pays arabes, mais c'étaient juste des rumeurs», raconte le vieil homme qui, comme sa femme, pensait sa fille morte, tout en gardant quand même «un brin d'espoir au fond du coeur». Cabarets. Tout a basculé fin juin quand Bakhtiar, le beau-frère d'Hassiba qui était, lui-même, sans nouvelles d'une soeur et de deux nièces à peine pubères depuis 1988, est arrivé en brandissant le quotidien Kurdistan Nuwa.
 
En première page figurait le fac-similé d'un document en arabe trouvé dans les archives de la sécurité générale de Kirkouk. Classé «ultrasecret», ce message daté du 10 décembre 1989, adressé au directeur général de la Sécurité à Bagdad, révélait que, parmi les détenus à Kirkouk, se trouvait «un groupe de filles âgées de 14 à 29 ans», vendues à des intermédiaires égyptiens comme prostituées ou pour travailler dans des cabarets. Il y avait aussi une liste de dix-huit noms, dont ceux d'Hassiba Hidayet et de la soeur de Bakhtiar, elle aussi prénommée Hassiba, et ses deux fillettes, Nadjiba et Chiller. «Il y avait une douleur et maintenant, il y a en plus celle du doute qui est tout aussi terrible», reconnaît Ibrahim Hidayet, bien décidé à tout faire pour pouvoir récupérer sa fille si elle est toujours vivante. «Elle n'a pas été déshonorée, quelle que soit la vie qu'elle a subie, car elle y était forcée», renchérit l'un de ses frères. Ils veulent y croire. Quelques semaines après l'arrestation de sa fille, Ibrahim s'était rendu à Kirkouk voir une vieille femme qui avait été, quelques jours, détenue avec elle dans le centre de regroupement de Topzaya. «Elle a raconté que, dès le début, les hommes avaient été séparés des femmes et emmenés en camion. Deux ou trois jours plus tard, des officiers et quelques soldats sont entrés la nuit dans la salle où elles étaient toutes enfermées et ont sélectionné les plus belles filles, dont Hassiba. Ce récit nous avait fait encore plus mal», affirme Ibrahim qui, désormais, se raccroche à ce frêle indice d'une possible survie de sa fille. D'autant qu'il y a maintenant cette liste.
 
Photocopie
 
Avec son fils aîné, ils sont partis aussitôt pour la ville de Kirkouk, puis pour Soulaymaniya, la capitale de l'UPK (Union patriotique du Kurdistan) de Jalal Talabani, qui règne sur l'est de la zone kurde. UneÊcommission d'enquête vient d'être mise en place, et ils rencontrent le ministre des Droits de l'homme, Rachid Salah, qui s'occupe des victimes de l'opération Al Anfal. «Nous restons prudents, pour ne pas susciter de vains espoirs. Le document trouvé dans les archives est certes une photocopie, mais les signatures comme les noms, les dates ou les en-têtes concordent, et nous ne voyons pas qui aurait intérêt à fabriquer un tel faux», souligne le ministre, qui a écrit le 27 juillet une longue lettre à l'ambassadeur égyptien, qui l'a lui-même transmise au Caire. La réponse a été cinglante.
 
Les autorités égyptiennes affirment «ne détenir aucun élément sur ce sujet» et s'étonnent «de cette demande bizarre qui risque de détruire les traditionnelles bonnes relations entre Kurdes et Arabes». Le ministre des Droits de l'homme du gouvernement de l'UPK ne se décourage pas et a maintenant décidé de saisir du problème la coalition qui administre l'Irak. «J'attends le salut de Dieu mais aussi des Américains, car eux ont la force d'imposer aux Egyptiens de faire connaître la vérité et de nous rendre nos filles si elles sont là-bas», insiste Ibrahim Hidayet. Tous les voisinsÊse sont peu à peu regroupés dans la grande pièce aux murs nus et dans la cour. La plupart sont âgés, et tous sont des rescapés qui ont vu leurs familles décimées quand les troupes de Saddam ont fait irruption dans le village, en avril 1988. Il y avait à Tchawri quelque 600 habitants et il n'en restait plus qu'une dizaine, en général des couples mixtes, après leur passage. Plus aucune trace. Dans un coin de la pièce, une vieille femme sanglote. Ces récits ont rouvert les plaies de Fatiye Mohamed. Ses deux filles, Suham et Ilhan, ont elles aussi disparu à l'époque. Des vieilles femmes incarcérées avec elles à Takrit ont aussi affirmé que, comme d'autres jolies filles, elles avaient été mises à part. D'elles, il n'y a plus aucune trace, mais la découverte de la liste des dix-huit noms ravive un peu d'espérance. «Elles sont peut-être au Yémen ou dans le Golfe, on va peut-être découvrir d'autres documents», murmure la vieille femme, qui a perdu quinze des dix-sept membres de sa famille: fils, filles, gendres, brus, petits-enfants... Un seul en a réchappé. Il avait trois mois à l'époque et était soigné à l'hôpital de Kirkouk au moment de la grande rafle.