"En Syrie, les gens en ont assez. Ils souffrent de l'injustice, de la pauvreté, de la faim et des graves problèmes économiques du pays. Il y a un ras-le-bol, et le régime a peur. C'est pourquoi il emploie les forces de sécurité pour arrêter les citoyens, y compris les intellectuels et les écrivains." Ces propos ont été tenus par Abdelhalim Khaddam, ancien vice-président syrien, lors d'une interview rapportée par le quotidien libanais L'Orient-le Jour. Après avoir participé pendant des décennies au régime dictatorial de Damas, Khaddam, âgé de 73 ans, a annoncé sa démission du poste de vice-président le 30 décembre 2005 et s'est exilé à Paris pour rejoindre le camp de l'opposition au régime baasiste de Bachar El-Assad, qui a pris la succession de son père à la tête du pays en juillet 2000.
Le Front de salut national (FSN) - dont Khaddam est membre fondateur et qui regroupe une cinquantaine de personnalités de l'opposition syrienne en exil, dont des représentants kurdes, des indépendants, des communistes et notamment le chef des Frères musulmans de Syrie, Ali Sadreddine Al-Bayanouni - a également appelé depuis Londres "les Syriens et les forces armées du pays à briser la barrière de la peur pour en finir avec le régime de Damas", apprend-on, toujours dans L'Orient-le Jour. S'adressant aux forces de sécurité du président Bachar El-Assad, "particulièrement les officiers employés par le régime pour infliger des injustices aux citoyens", le FSN les a invitées "à prendre leurs responsabilités morales et nationales et à refuser d'obéir aux ordres".
Toutefois, Khaddam se défend de vouloir un coup d'Etat militaire. Selon lui, il faut s'appuyer sur "le mécontentement populaire et le transformer en désobéissance civile, et ainsi faire chuter le régime de manière pacifique". Dans cet objectif, il souhaiterait fédérer les partis de l'opposition syrienne et déclare : "Nous travaillons à établir des liens avec tous les mouvements d'opposition afin d'unifier les efforts de tous pour le changement", et se dit convaincu que le peuple syrien parviendra à "établir un Etat moderne basé sur des institutions démocratiques choisies par le peuple et dont les dirigeants seront élus par le peuple".
En revanche, le FSN s'est opposé à toute ingérence étrangère dans les affaires syriennes. Selon Khaddam, "le message adressé à la communauté internationale est de ne pas couvrir les erreurs du régime syrien, et d'aider le peuple syrien à faire face à cette crise pour se débarrasser de ce pouvoir corrompu et violent qui a perdu toute légitimité".
Mais les déclarations de Khaddam, tout comme l'appel concomitant du FSN, risquent de ne pas trouver d'écho à l'intérieur de la Syrie. En effet, l'opposition de l'intérieur s'est regroupée en octobre 2005 autour de la "déclaration de Damas". Cette dernière réunit plusieurs partis - communiste, nationaliste, libéral et kurde - et appelle à un "changement démocratique radical" en Syrie. Son comité provisoire avait récemment lancé un avertissement aux Frères musulmans, leur demandant de choisir entre la "déclaration" et le FSN. Les Frères musulmans de Syrie, qui constituaient la force d'opposition au régime la plus structurée, avaient été violemment réprimés au début des années 1980, et leurs dirigeants ont pris le chemin de l'exil et se sont installés à Londres.
A l'intérieur de la Syrie, il est aujourd'hui difficile de cerner un mouvement d'opposition capable de faire face au régime, même si la société civile ne baisse pas les bras. "La lutte contre le pouvoir en place se traduit notamment par une effervescence estudiantine. Mais il leur faudra dix à quinze ans pour induire un changement au sein de la société", souligne The Christian Science Monitor en citant Joshua Landis, spécialiste du Moyen-Orient à l'université d'Oklahoma et qui vient de passer un an à Damas. "Il s'agit de petits groupes réunissant une quinzaine d'étudiants. Ils ont surgi sur la scène politique il y a à peine deux ans. Régulièrement, le gouvernement essaie de les écraser. A chaque manifestation qu'ils organisent, la police s'acharne sur eux, et leurs dirigeants sont arrêtés et jetés en prison."
Des méthodes qui ont d'ailleurs eu raison d'un bon nombre de ces étudiants, qui doivent non seulement lutter contre le gouvernement et les autorités universitaires, mais aussi faire face aux pressions de leurs familles et de leurs amis, poursuit le quotidien américain, ajoutant : "Des années de dictature vous apprennent la peur." Par ailleurs, le ralentissement des réformes économiques promises à maintes reprises par Bachar El-Assad détourne l'attention des Syriens, signale le journal. Selon Sami Moubayed, écrivain et analyste politique indépendant à Damas, "80 % des Syriens ne s'intéressent pas aux réformes politiques. Ils veulent du travail et plus d'argent."
Mais certains étudiants ont appris à surmonter leur peur et ont découvert que le gouvernement craignait plus une opposition laïque que celle d'un groupe religieux. Selon Ayman Abdul-Nour, membre réformateur du parti Baas, "à n'importe quel moment, le gouvernement peut se débarrasser des islamistes au nom de la lutte conte le terrorisme. Il sait également que les Etats-Unis ne souhaitent pas voir des religieux remplacer le régime actuel."
L'opposition en Syrie a également découvert la puissance d'un mouvement de protestation pacifique. C'est notamment le cas des détenus politiques, qui ont plus d'une fois eu recours à la grève de la faim. Ainsi, à partir du 10 juin, quatorze militants des droits de l'homme emprisonnés ont décidé d'entamer une grève de la faim d'une semaine, rapporte L'Orient-le Jour. Dix de ces détenus avaient été arrêtés en mai après avoir signé une déclaration réclamant une révision des relations entre la Syrie et le Liban. Les quatre autres sont l'écrivain Ali Abdallah, membre des Comités pour la renaissance de la société civile en Syrie, son fils Mohammad Ali Abdallah, Kamal Labouani, fondateur du Rassemblement libéral démocratique en Syrie, et Mohammad Mahfoud, responsable du Parti révolutionnaire des travailleurs.
Un échantillon qui traduit la parcellisation de l'opposition syrienne. Abdelhalim Khaddam sera-t-il à même de jouer le rôle de rassembleur ?