Le président turc Recep Tayyip Erdogan devant le Parlement, à Ankara, le 12 février. BURHAN OZBILICI / AP
Mardi, un hélicoptère de l’armée syrienne a été abattu par un tir de roquette au sud-est de la ville assiégée. Ghaith Alsayed / AP
lemonde.fr | Par Marie Jégo | le 13/02/2020
Sur la défensive militairement en Syrie, la Turquie menace l’armée d’Assad et la Russie
Jusqu’ici, Ankara, favorable à la rébellion, et Moscou, protectrice du régime de Damas, étaient parvenues à s’entendre. L’offensive du régime à Idlib à rompu l’équilibre.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est dit prêt, mercredi 12 février, à frapper les forces du régime de Damas « n’importe où » si les positions de la Turquie dans la région d’Idlib sont à nouveau attaquées. Le dirigeant s’exprimait devant les députés de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), réunis à Ankara.
L’offensive des troupes de Bachar Al-Assad sur Idlib, la dernière poche de la rébellion syrienne soutenue par la Turquie, met M. Erdogan au pied du mur. Critiqué par l’opposition kémaliste sur l’impéritie de sa politique en Syrie, incité par son allié ultranationaliste Devlet Bahçeli à porter le fer « jusqu’à Damas » et à « renverser le tyran », Recep Tayyip Erdogan doit montrer qu’il est prêt à tenir tête au monde entier. C’est dans ce rôle que ses partisans le préfèrent.
Pour montrer sa détermination, le président turc, qui est aussi le commandant en chef de l’armée, a dépêché des renforts ces derniers jours à Idlib. Des commandos et du matériel militaire, des chars, des véhicules de transport de troupes, des obusiers et des lance-roquettes multiples ont franchi la frontière.
La Russie règne en maître dans le ciel syrien
Erdogan a assuré que les avions et les hélicoptères qui bombardent les civils « ne pourront plus mener leurs actions tranquillement comme avant ». Mardi, un hélicoptère de l’armée syrienne a été abattu par un tir de roquette au sud-est de la ville assiégée.
Ses moyens sont malgré tout limités. Prêt à faire « tout ce qui est nécessaire, sur terre et dans les airs, sans hésiter ni tergiverser » pour chasser le régime de Damas, il est paralysé par le fait que l’espace aérien lui échappe. La Russie y règne en maître, entre autres grâce à ses systèmes de défense antiaérienne S-400, ceux-là même qui ont tant impressionné M. Erdogan qu’il en a fait l’acquisition malgré leur incompatibilité avec le matériel de l’OTAN, dont son pays est le pilier oriental.
A Idlib, l’armée d’Ankara est en mauvaise posture. Quatorze soldats ont été tués en une semaine et sept avant-postes turcs – ce qui représente des centaines d’hommes et un important matériel militaire – ont été encerclés par les forces de Bachar Al-Assad et sont désormais coupés de leur état-major.
Ces attaques n’auraient pas pu avoir lieu sans l’aval de Moscou, M. Erdogan le sait. De là son ressentiment envers son homologue russe, Vladimir Poutine, avec lequel il pensait avoir une relation privilégiée. Pour la première fois, mercredi, il a critiqué la Russie, accusée « de commettre des massacres et de verser le sang » à Idlib, où vivent 3,5 millions de personnes, pour une large part des déplacés du conflit.
Moscou fait la sourde oreille
Jusqu’ici, Ankara, favorable à la rébellion, et Moscou, protectrice du régime de Damas, étaient parvenues à s’entendre en Syrie malgré leur soutien à des camps opposés. En 2018, à Sotchi, la résidence estivale du président russe sur les bords de la mer Noire, MM. Poutine et Erdogan avaient trouvé langue commune sur Idlib.
Ils avaient signé en faveur du retrait des « militants radicaux » de la zone, d’une surveillance conjointe et de la libre circulation des personnes sur les grands axes routiers qui traversent la province, telle l’autoroute M5 en direction d’Alep, la grande ville commerçante, aujourd’hui détruite, du nord de la Syrie. Mais l’accord a volé en éclats. Convaincue que Bachar Al-Assad l’a violé en faisant encercler les postes turcs, la Turquie menace désormais d’en sortir et d’attaquer les positions du régime d’ici la fin du mois de février.
Moscou fait la sourde oreille. Voici des mois que les Russes reprochent aux Turcs de ne pas avoir pu convaincre les factions rebelles liées à Al-Qaida, dominantes à Idlib, de se plier aux accords signés. Estimant que les engagements n’ont pas été respectés, Vladimir Poutine se détourne de M. Erdogan et soutient son protégé Bachar Al-Assad, acharné à reprendre le contrôle de la province rebelle.
Toute la zone d’influence turque en Syrie est menacée
Aidé dans son offensive par les milices iraniennes au sol et par l’aviation russe, le régime gagne du terrain. La prise, mardi, de l’autoroute M5, aux mains des rebelles depuis 2012, est une avancée considérable qui a galvanisé Bachar Al-Assad. Ses forces ne cessent de pousser la population civile syrienne vers la frontière turque, fermée par un mur.
Plus d’un million de personnes sont massées dans la zone frontalière au nord-ouest de la province. En une semaine, 100 000 déplacés ont pris cette direction. C’est comme si Bachar Al-Assad cherchait à punir M. Erdogan de son soutien à la rébellion en menaçant la Turquie, qui héberge déjà 3,6 millions de réfugiés syriens, d’un nouvel afflux en provenance d’Idlib.
La Turquie pourrait alors tenter de diriger ces réfugiés vers Afrin ou au nord d’Alep, dans les enclaves contrôlées par son armée. « Un exode massif de réfugiés risquerait de provoquer un vaste chaos sur les territoires que les Turcs administrent et qu’ils essaient de présenter comme des exemples de réussite politique », écrit l’expert américain Aaron Stein dans une analyse publiée mardi sur le site du Club de Valdaï, un groupe de réflexion proche du Kremlin.
A terme, toute la zone d’influence turque dans le nord de la Syrie est menacée. Une issue désastreuse pour Recep Tayyip Erdogan, qui comptait installer une bonne partie des réfugiés syriens hébergés dans son pays sur ces territoires, qui vont de l’enclave kurde d’Afrin (conquise en 2018) jusqu’à la ville de Tall Abyad (2019) en passant par Azaz et Djarabulus (2016).
Etroite marge de manœuvre
La question est de savoir ce que va faire le régime de Damas : poursuivre son offensive pour récupérer toute la province d’Idlib ou faire une pause ? Cette dernière option donnerait à la Russie le temps nécessaire pour tenter de trouver un arrangement avec Ankara.
La marge de manœuvre est étroite entre les deux leaders autoritaires. Le maître du Kremlin a perdu patience. Le « reis », le chef turc, s’estime, lui, trahi. Chacun teste les limites de l’autre à Idlib. Mercredi, les deux hommes se sont entretenus de la situation par téléphone, sans résultats. Vladimir Poutine revient aux accords de Sotchi, Recep Tayyip Erdogan veut renverser la table. Peu après leur conversation, ce dernier a laissé éclater sa colère, dénonçant les « promesses non respectées ».
L’exaspération est palpable aussi côté russe. Lors d’un point de presse, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, a accusé Ankara de ne pas respecter les accords de Sotchi et de ne rien faire pour « neutraliser les terroristes » qui mènent « des attaques répétées contre [leurs] infrastructures militaires en Syrie » : « C’est inacceptable. »
Les délégations font la navette. Des discussions entre militaires, membres des services et diplomates n’ont rien donné à Ankara ; elles vont se poursuivre à Moscou où une délégation turque est attendue.
Aucune rencontre au sommet n’est prévue. « Il n’est pas aisé pour Poutine de travailler avec Erdogan, car ce dernier l’irrite fortement, mais il n’a pas le choix », a expliqué récemment à des journalistes russes Gleb Pavlovski, une ancienne éminence grise du Kremlin. Il va devoir en passer par là, les Etats-Unis l’y invitent. En visite à Ankara mercredi, James Jeffrey, l’envoyé américain pour la Syrie, a dit tout le soutien des Etats-Unis à la Turquie dans son combat contre le régime syrien. Washington est prêt à l’aider face à « une menace à Idlib de la part de la Russie et du gouvernement Assad ».