Véhicules militaires américains
Des véhicules militaires américains patrouillent dans la ville de Minbej, dans le nord de la Syrie, le 30 décembre 2018, peu après l'annonce par Washington du retrait de ses troupes du pays.
Photo Delil SOULEIMAN. AFP
Libération.fr | Par Kendal Nezan, Président de l’Institut kurde de Paris
Le retrait des forces américaines de Syrie pourrait avoir des conséquences dévastatrices pour les Kurdes ainsi que pour la crédibilité et la sécurité des pays occidentaux. Une zone de protection pour les Kurdes est nécessaire.
Tribune. Les Kurdes qui, dans une guerre sans merci contre Daech, ont sacrifié des milliers de leurs jeunes combattants; qui ont chassé les jihadistes de la capitale et de tous les territoires de leur prétendu califat islamique; qui ont éliminé, neutralisé ou capturé plus de 30 000 terroristes tant redoutés sont, à l’heure de leur victoire militaire, abandonnés par leurs alliés de la coalition internationale à la vindicte du despote turc Erdogan et du boucher de Damas.
Un lâchage sidérant, un Munich moral d’où ni les Etats-Unis ni les Européens, alliés et frères d’arme d’un temps des Kurdes, ne sortiront grandis, y compris auprès de leurs propres opinions publiques. Les valeurs d’honneur, de loyauté, de solidarité envers ceux qui ont versé leur sang dans le combat commun semblent désormais appartenir à un monde révolu. Le nouveau monde de Trump ne jure que par la loi du plus fort et par les intérêts mercantiles immédiats.
Abandonnés par les Occidentaux, sans défense aérienne ni armes lourdes, les Kurdes, qui avec leurs alliés arabes et chrétiens contrôlent environ 32% du territoire syrien, vont désormais être contraints à choisir entre la peste d’une invasion turque et le choléra du retour du régime sanguinaire d’Assad.
Les déclarations turques sur le respect de l’intégrité territoriale de la Syrie et le caractère provisoire de leur intervention sont aussi trompeuses et cyniques que les noms donnés à ces opérations d’invasion. Souvenez-vous de «l’opération de paix» de juillet 1974 par laquelle les Turcs ont envahi Chypre tout en promettant de respecter la souveraineté de l’île. Ils y sont toujours et ils y ont établi pour les 200 000 Turcs une «République turque du Chypre du Nord» alors qu’ils refusent de reconnaître à quelque 20 millions de leurs citoyens kurdes la moindre autonomie régionale, pas même un enseignement en leur langue. Ceux qui revendiquent ces droits sont pêle-mêle qualifiés de terroristes et suppôts du PKK. On compte actuellement plus de 20 000 prisonniers politiques kurdes en Turquie, y compris des dizaines de maires élus, d’ex-députés, des avocats, des journalistes.
Face à la catastrophe prévisible d’une occupation turque, certains dirigeants kurdes semblent, en désespoir de cause, se résoudre à un retour négocié des troupes syriennes, qu’ils considèrent comme un pis-aller. Un régime affaibli aurait, selon eux, d’autres priorités que de se lancer dans un nettoyage ethnique au Kurdistan de Syrie. Les garanties russes accompagnant un éventuel accord avec Damas risquent de s’avérer aussi éphémères et cyniques que les promesses américaines de «protection des Kurdes jusqu’à une solution politique en Syrie», réitérées encore en novembre par le Pentagone. Dans l’histoire kurde récente, les accords «tactiques» avec Saddam Hussein n’ont jamais duré, même s’ils ont permis la survie pour un temps de certains dirigeants ou organisations kurdes. Tout accord avec le boucher de Damas serait à terme désastreux et politiquement suicidaire.
Il reste une autre option, plus honorable et innovante: une initiative européenne pour la création d’une zone de protection dans les territoires du nord de la Syrie, contrôlés par les Kurdes et leurs alliés des FDS. La création de cette zone empêcherait à la fois toute invasion turque, le retour des troupes syriennes et l’usage, par les Iraniens, de ce couloir stratégique. Cette base territoriale permettrait aux Occidentaux de réduire l’influence de la Russie, de peser sérieusement dans les négociations sur l’avenir de la Syrie dans le sens de la démocratisation et de la protection des minorités. Elle permettrait aussi de garder sur place les prisonniers de Daech et de prévenir la résurgence de cette organisation terroriste avec tout ce qu’elle représente comme menace pour la sécurité des Européens.
En 1991, au lendemain de la guerre du Golfe, lorsque les Américains, après avoir appelé les Kurdes et les Irakiens à se soulever contre le régime de Bagdad, ont décidé de les abandonner à la vindicte de Saddam Hussein, François Mitterrand avait eu le courage de s’insurger contre le cynisme de Washington et de saisir le Conseil de sécurité. Soutenue par l’opinion publique française et internationale, la France a réussi à faire adopter par l’ONU la création d’un «safe haven» pour assurer la protection des Kurdes irakiens. Cette zone de protection a évolué vers une région fédérée qui, malgré ses nombreux défauts, reste un îlot prooccidental de démocratie et de tolérance.
Le président Macron a une occasion historique de sauver l’honneur de la coalition internationale contre Daech en saisissant, de concert avec ses partenaires européens, notamment Berlin et Londres, le Conseil de sécurité pour demander la création d’une zone de protection sous l’égide de l’ONU. La diplomatie française, quand elle est inspirée et décidée, et quand la cause à défendre est soutenue par l’opinion publique, sait mobiliser la communauté internationale et obtenir des résultats. La cause kurde est très populaire, non seulement en France, en Europe ou aux Etats-Unis, mais aussi en Chine, au Japon et en Russie. Les chances de succès d’une initiative française en faveur des Kurdes de Syrie sont réelles. Si elle aboutissait, les Kurdes verraient enfin leurs sacrifices pour la liberté et la sécurité de tous payés de retour et la France prouverait qu’elle est toujours là pour dire le droit et le défendre. En cas d’échec, la diplomatie française, qui a vu tant de ses textes sur d’autres sujets rejetés, n’aurait pas à rougir et l’opinion publique saurait qui sont les fossoyeurs des combattants kurdes syriens et des valeurs morales proclamées de nos démocraties.
Kendal Nezan Président de l’Institut kurde de Paris