L'artillerie turque bombarde des positions des Unités de protection du peuple (YPG), près de la frontière syrienne, le 21 janvier. BULENT KILIC/AFP
lemonde.fr | Par Marie Jégo | 22/01/2018
Cette région, située à la frontière entre la Turquie et la Syrie, est dominée par la milice kurde du Parti de l’Union démocratique, considéré comme « terroriste » par Ankara.
L'armée turque a lancé une opération dans l'enclave située à sa frontière, avec le feu vert discret de la Russie.
L'armée turque et ses -alliés, les rebelles de l'Armée syrienne libre (ASL), ont poursuivi, dimanche 21 janvier, l'offensive terrestre et aérienne lancée la veille sur l'enclave d'Afrin, tenue par les Kurdes syriens du Parti de l'union démocratique (PYD) dans le nord-ouest de la Syrie.
La Turquie considère que le PYD et son bras armé, les Unités de protection du peuple (YPG) sont une menace à sa sécurité en raison de leur proximité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, en guerre contre les forces turques depuis 1984. Les YPG coopèrent aussi avec la coalition arabo-occidentale au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), le fer de lance de la lutte contre les djihadistes de l'organisation Etat islamique (EI).
Baptisée " Rameau d'olivier ", l'offensive, dirigée par le général Metin Temel, le chef de la seconde armée, est aussi menée depuis Azaz, la ville syrienne sous -contrôle turc à l'est d'Afrin. Au total, 20 000hommes de l'ASL sont aux avant-postes de l'opération, qui vise en priorité les aérodromes de Tall Rifaat et de Mannagh. -Partout où les blindés turcs pénètrent, ils sont suivis par les véhicules 4 × 4 transportant l'ASL.
Dans une déclaration, les rebelles syriens alliés des Turcs ont assuré dimanche qu'ils voulaient prendre les villages arabes de la zone comprise entre Azaz et Afrin. Ils disent ne pas vouloir entrer dans Afrin afin d'éviter les pertes civiles mais plutôt d'en faire le siège pour en déloger les YPG.
Les forces kurdes se défendent. Leurs unités ont tiré plusieurs roquettes sur Reyhanli, ville turque de la région du Hatay, de l'autre côté de la frontière. Une personne a été tuée et 32 blessés ont été admis à l'hôpital de Reyhanli, selon le maire de la ville, Hüseyin Sanverdi. Selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, 18 civils sont morts à Afrin depuis le début de l'offensive turque.
Opérations " limitées "
Dans une note publiée dimanche sur son compte Twitter, le cabinet du premier ministre explique en douze points le pourquoi de l'opération. Il s'agit, entre autres, de faire en sorte d'éviter que la Turquie " ne perde son contact géographique avec le monde arabe ". Sur 911 kilomètres de frontière avec la Syrie, 600 sont tenus par les Kurdes syriens du PYD. La principale crainte des Turcs est de voir, à l'est, la région d'Afrin et celle de Kobané former une continuité territoriale avec le Rojava, soit les terres -conquises par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie et achever ainsi le " corridor kurde ". A l'Ouest, les Kurdes pourraient " gagner la Méditerranée ", dit la note.
Promise de longue date par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, l'opération n'aurait pas été possible sans le consentement de la Russie, maîtresse des airs dans la région. Par ailleurs, Moscou disposait sur place de plusieurs centaines de soldats. " Les observateurs russes présents dans la région d'Afrin ont été évacués précipitamment, samedi 20 janvier. C'était le signe que Moscou avait donné son feu vert ", assure Alexandre Choumiline, directeur du Centre d'analyses des conflits du Moyen-Orient, joint par téléphone à Moscou.
Le " feu vert " des Russes est intervenu juste après la visite à Moscou de Hakan Fidan, le patron des services secrets (MIT), et du chef d'état-major, Hulusi Akar. " Il ne fait aucun doute qu'il y a eu une -entente entre Moscou et Ankara à propos de l'opération, une entente sur le mode “profil bas”, car le Kremlin est loin d'être enchanté par l'opération. Moscou préfère éviter d'en parler trop ouvertement car c'est un acte honteux. Voilà pourquoi Sergueï Lavrov - le ministre russe des affaires étrangères - a démenti que les forces russes avaient quitté leurs postes d'observation à Afrin ", explique M. Choumiline. Des consignes ont été données aux médias russes progouver-nementaux de ne pas trop couvrir ce qui se passe à Afrin.
Les Russes ont donc lâché leurs alliés kurdes syriens du PYD. Pour Alexandre Choumiline, " c'était moins dommageable que de -risquer de perdre ses bonnes relations avec la Turquie. Il s'agit d'une manœuvre politique entreprise au détriment des Kurdes d'Afrin, qui désignent désormais les Russes comme les “complices de l'opé-ration”. " Selon Badran Ciya Kurd, un conseiller de l'administration kurde cité par l'agence Associated Press, avant le début de l'offensive turque, Moscou aurait recommandé aux rebelles kurdes de rendre les territoires qu'ils contrôlent au régime de Damas. Avant d'essuyer le refus des rebelles kurdes promettant de résister " jusqu'au bout " dans l'enclave d'Afrin, comme ils l'avaient fait à l'hiver 2014-2015 contre l'EI à Kobané, la ville kurde plus à l'est.
Les Kurdes ne participeront pas à la réunion organisée par Moscou les 29 et 30 janvier à Sotchi, le lieu de villégiature du président Poutine. Un rendez-vous crucial pour le maître du Kremlin, soucieux de parachever sa réputation de " faiseur de paix " en Syrie.
Par ailleurs, l'enclave d'Afrin n'a jamais été prioritaire pour les Américains, dont les instructeurs sont concentrés à l'est de l'Euphrate. " Afrin ne joue aucun rôle stratégique, tant pour les Russes que pour les Américains ", notait avec satisfaction, dimanche, l'éditorialiste Serkan Demirtas, du quotidien Hürriyet.
Dimanche, le département d'Etat a enjoint aux autorités turques de s'assurer que les opérations militaires restent " d'une portée et d'une durée limitées ". La crainte de Washington est qu'elles ne se poursuivent vers Manbij, comme le président Erdogan l'a -indiqué samedi. Dans la nuit du dimanche 21 au lundi 22 janvier, l'agence officielle turque Anadolu a annoncé que le " gouvernement provisoire de l'opposition syrienne " venait d'ouvrir un nouveau front à Manbij, suscitant de vives inquiétudes.
Car cette ville, située à l'ouest de l'Euphrate dans le nord de la Syrie, se trouve actuellement sous le contrôle des FDS – donc des -milices kurdes YPG –, tandis que forces russes et américaines cohabitent sur place. Si les Turcs et leurs alliés syriens interviennent à Manbij, le moindre accrochage pourrait dégénérer en affron-tement entre la Turquie et les Etats-Unis, les deux principales armées de l'OTAN.
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Washington et Paris appellent Ankara "à la retenue"
lemonde.fr | Par Marc Semo | 22/01/2018
Les condamnations de l'offensive lancée par l'armée turque contre l'enclave kurde syrienne d'Afrin sont unanimes et les alliés occidentaux de la Turquie, à -commencer par les Etats-Unis, appellent Ankara " à faire preuve de retenue ".
Le ministre français des affaires étran-gères, Jean-Yves Le Drian, s'est entretenu le 21 janvier avec son homologue turc, Mevlut Cavusoglu. Il a demandé aux " autorités turques d'agir avec retenue dans un contexte difficile où la situation humanitaire se détériore dans plusieurs régions de Syrie en -conséquence des opérations militaires qui y sont menées par le régime de Damas et ses alliés ". Les autorités françaises ont demandé une réunion d'urgence du Conseil de sécurité, qui devait se tenir à huis clos lundi 22 janvier. Elles s'inquiètent aussi des conséquences de cette offensive sur la lutte contre une organisation Etat islamique aux abois, où les forces kurdes syriennes jouent un rôle-clé avec le soutien de la coalition.
" Il ne s'agit pas de mettre la Turquie en accusation et nous comprenons son besoin d'assurer la sécurité de sa frontière, mais une telle offensive ajoute encore un peu plus au chaos au nord de la Syrie ", explique-t-on à Paris, en insistant sur la nécessité " de replacer l'ONU au centre du jeu alors que les Russes veulent la mettre de côté ou à tout le moins au second plan. " Les négociations de Genève sous l'égide de l'ONU entre le régime et l'opposition sont au point mort.
Situation humanitaire tragique
La situation humanitaire est de plus en plus tragique, notamment dans la Ghouta orientale, zone sous contrôle rebelle près de Damas, assiégée par le régime. Dans le Nord-Ouest, dans le secteur d'Idlib, dernier grand bastion rebelle, l'offensive lancée par les forces de Damas avec l'aide de l'Iran, au sol, et de la Russie, en charge des frappes aériennes, risque d'entraîner un nouvel -afflux de réfugiés vers la frontière turque.
La réunion du Conseil de sécurité sera avant tout symbolique. Aucune résolution n'est en projet. Mais il s'agit pour Paris de rappeler un certain nombre de fondamentaux. La diplomatie française doit organiser le 23 janvier une réunion au niveau ministériel d'une trentaine de pays afin de coo-pérer pour conserver les preuves d'attaques à l'arme chimique en Syrie, " nommer les parties coupables et leur imposer les sanctions nécessaires ". Le secrétaire d'Etat -américain, Rex Tillerson, sera présent. A deux reprises en novembre 2017, la Russie a fait usage de son droit de veto au Conseil de sécurité pour bloquer le renouvellement du mandat d'experts internationaux chargés d'enquêter sur ces bombardements menés principalement par le régime. Jean-Yves Le Drian, dans une interview au Figaro, a affirmé "la totale détermination "de Paris" pour que les responsables de crimes aussi abjects -finissent par rendre des comptes".