Syrie : voyage dans un pays exsangue

mis à jour le Mercredi 18 septembre 2024 à 18h35

Lemonde.fr

Reportage« Carnets de Syrie » (1/7). Reconstruction au compte-gouttes, délitement économique et social, millions de déplacés… A Alep, à Homs, à Palmyre comme dans la banlieue de Damas, pour la population de ces territoires sous contrôle du régime de Bachar Al-Assad, la vie quotidienne est un calvaire.

L’imposante silhouette de la citadelle d’Alep se découpe sous le clair de lune. Des vendeurs de barbe à papa et de maïs grillé hèlent les familles syriennes endimanchées, qui arpentent la promenade longeant les douves. D’une terrasse couverte s’échappent les notes d’un concert de musique traditionnelle, joué pour une poignée de privilégiés de l’élite alépine. Dans les cafés aux guirlandes lumineuses, l’odeur des narguilés se mêle à la voix entêtante de Sabah Fakhri, gloire disparue de la chanson arabe, originaire de la ville. Le temps d’une soirée d’été, chacun tente d’oublier les blessures de la guerre et l’âpreté de la crise économique.

A l’attention de nos lecteurs

Les « carnets de Syrie » sont une série de reportages réalisés à l’été 2024. Pour des raisons de sécurité, certaines des personnes ­citées s’expriment sous pseudonymes. Pour ces mêmes raisons, le nom des auteurs de ces reportages n’est pas mentionné.

Surplombant la ville, la citadelle médiévale a été le théâtre de la bataille qui opposa, de juillet 2012 à décembre 2016, les forces loyales au président syrien, Bachar Al-Assad, retranchées derrière les murailles et dans les quartiers ouest d’Alep, aux rebelles qui contrôlaient le centre historique et les quartiers orientaux. Au terme de deux sièges et au prix de combats dévastateurs, l’armée du régime, soutenue par l’aviation russe et des milices chiites proches de l’Iran, avait fini par reprendre la ville.

Vue sur la citadelle et sur la vieille ville détruite d’Alep (Syrie), durant l’été 2024.

Les stigmates de ces affrontements sont encore visibles dans les immeubles éventrés du quartier fantôme qui jouxte la citadelle et dans les ruines noircies du souk. Sur près de 3 millions d’habitants que comptait la cité avant la guerre, plus de 30 000 sont morts – en grande majorité des civils – et 1 million ont fui, selon le décompte réalisé par l’ONG Violation Documentation Center, le Centre de documentation des violations en Syrie. La moitié des logements ont été détruits ou endommagés, principalement dans les quartiers est. Le tiers du centre historique, classé au Patrimoine mondial de l’Unesco, a été réduit en cendres. Ce qui reste est fortement dégradé. Le séisme qui a endeuillé le nord-est de la Syrie et la Turquie voisine, le 6 février 2023, a encore assombri ce triste tableau.

La ville martyre, antique et prospère cité au carrefour des routes de la soie, poumon économique de la Syrie avant la révolution de 2011, a perdu une partie de son héritage culturel et de son tissu industriel. « C’est une part de notre âme, de l’identité de la ville qui a disparu, se désole un artiste alépin. Les enfants ne connaîtront pas cette histoire ; ça me fait mal de voir ma cité divisée et démolie. »

Au petit matin, des ouvriers recrutés par l’agence des Nations unies pour le développement déblaient des gravats à l’entrée du souk. L’immense marché couvert, qui abritait des milliers d’échoppes et plusieurs dizaines de caravansérails vieux de plusieurs siècles, commence à peine à reprendre vie. Des chantiers de réhabilitation, commencés dès 2017, sous la houlette de la Fondation Aga Khan, avec l’Unesco et le controversé Syria Trust for Development dirigé par l’épouse du président Al-Assad, ont restauré quelques allées marchandes. La Fondation Akhmad Kadyrov, liée au dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov et à Moscou, a rendu à la mosquée des Omeyyades son minaret de 45 mètres de haut, détruit par des bombardements, en 2013.

Dans le souk Al-Harir (« marché de la soie »), une vingtaine d’échoppes seulement ont rouvert leurs portes neuves en bois massif et exposent tissus et fils multicolores. Othman, 36 ans, a repris le commerce familial en 2020, après quatre ans d’exil en Russie, mais les clients sont rares. « J’ai sabordé mon avenir en revenant ici à la demande de mon père, fulmine-t-il. En ville, on ne voit que des cheveux gris, des personnes âgées. Où sont les jeunes ? Partis en Allemagne, en Europe, en Turquie… »

Ses étals sont garnis de bobines de fil, mises à l’abri avant l’incendie qui ravagea le souk en septembre 2012. Les affaires sont mauvaises : « Avant la guerre, le souk était bondé. On faisait environ 600 dollars [545 euros] par jour, aujourd’hui ça ne dépasse pas 100 dollars. » Durant les combats, les Alépins ont pris leurs habitudes ailleurs. Ils reviennent peu à peu au souk, mais avec la crise économique, ils regardent à la dépense.

Les grandes familles commerçantes d’Alep se déchirent entre héritiers prêts à relancer leur affaire et ceux qui veulent tout liquider. « Beaucoup ont quitté la Syrie et ne veulent pas revenir, poursuit Othman. D’autres attendent une reprise économique. » Le gouvernement veut obliger ceux qui ne rouvrent pas leurs échoppes à les louer. Cela inquiète un marchand de savons : il lui faut 3 000 euros pour refaire ses trois boutiques, il ne possède que la moitié de la somme. « La réouverture du souk est un signal positif, mais pour relancer l’économie de la ville, nous avons besoin des riches entrepreneurs, explique un vendeur de vêtements. Eux seuls ont les moyens d’ouvrir de grandes usines et d’y employer des jeunes. »

Système délétère

Les négociants et les industriels les plus fortunés d’Alep ont transféré leurs entreprises en Egypte, en Turquie ou dans les pays du Golfe. La grande cité marchande syrienne n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les usines sont détruites. La corruption prolifère sur fond d’économie de guerre. Contrebandes et contrats douteux profitent aux seigneurs de guerre, à l’oligarchie syrienne et aux parrains iraniens et russes du régime Al-Assad. Ce dernier, maître des deux tiers du territoire depuis 2018, puise l’une de ses principales ressources dans le trafic de captagon, une drogue de synthèse qui inonde les pays de la région. Ce système délétère prospère depuis la mise au ban du gouvernement syrien en raison de la répression exercée contre son peuple.

La Russie et la République islamique d’Iran, elles aussi sous embargo international – la première pour la guerre qu’elle mène en Ukraine depuis février 2022, la seconde en raison de son programme nucléaire –, n’ont pas les moyens de financer la reconstruction. Les sanctions mises en place par Washington contre Damas, depuis 2020, dans le cadre de la loi « Cesar » – du nom du transfuge de l’armée syrienne qui a fait sortir clandestinement plus de 50 000 photographies attestant la torture massive pratiquée dans les prisons –, ont achevé de décourager les investisseurs de Chine ou du Golfe, des pays qui ont renoué avec Damas.

Coupée du système bancaire international, l’économie est à l’arrêt. Les Nations unies estiment qu’en 2024 près de 90 % des 23,5 millions de Syriens vivent sous le seuil de pauvreté. Tout est rationné : l’électricité et l’eau, l’essence et le gaz, le mazout, le riz, et même le pain. Mais tout s’achète sur le marché noir. La dévaluation de la livre syrienne, de près de 100 % de sa valeur sur le marché noir depuis le début du conflit, en 2011, a engendré une hyperinflation. Le pouvoir taxe toujours plus, et réduit les subventions publiques.

Sans l’aide de la diaspora syrienne et des rares ONG actives en Syrie, beaucoup ne pourraient pas garder la tête hors de l’eau. « A Alep-Ouest [restée sous contrôle du régime], la situation économique était meilleure pendant la guerre, affirme un notable alépin. Le but des sanctions est de détourner les gens du régime, mais ça ne fonctionne pas. Certes les critiques sont nombreuses contre le gouvernement, à cause de la corruption, mais toute opposition ou pensée politique féconde a été écrasée. Finalement, c’est nous, les habitants, qui sommes punis et abandonnés. Les Syriens sont devenus un peuple de mendiants, alors que nous étions fiers et hospitaliers. »

La division que la guerre avait imposée entre l’ouest et l’est d’Alep se perçoit encore, visuellement et mentalement. A l’Ouest, les traces des combats ont été effacées. Les toits sont constellés de panneaux solaires que les habitants et les commerçants ont installés, en s’endettant ou avec l’aide d’ONG, pour pallier les coupures d’électricité qui durent vingt-deux heures par jour. A l’Est, les quartiers détruits sont laissés à l’abandon.

La Banque mondiale évaluait, en février 2017, de 6,2 milliards à 7,6 milliards de dollars le coût de la reconstruction d’Alep. Le plan d’urbanisation des autorités syriennes donne la priorité aux zones peu détruites de l’Ouest ou proches du centre-ville, aux infrastructures publiques, aux zones commerçantes et industrielles. Des quartiers sont déjà voués à la destruction et aux promoteurs immobiliers. Les habitants qui ont fui à l’étranger ne pourront pas faire valoir leur droit de propriété.

Une frontière invisible sépare aussi les habitants selon le camp auquel ils appartenaient, de gré ou de force, pendant la guerre. La crise a ensuite creusé la fracture sociale et économique qui existait déjà de part et d’autre de la ville. Les fonctionnaires, les professions libérales et la nouvelle bourgeoisie, concentrés dans l’Ouest. De l’autre côté, les laissés-pour-compte souvent originaires des campagnes, aux traditions conservatrices, ouvriers ou petits marchands s’entassant dans les quartiers historiques et leurs banlieues informelles, dans l’Est.

Familles livrées à elles-mêmes

Un parfum de désolation flotte entre les blocs d’immeubles en parpaings apparents de Sakhour, un quartier du nord-est de la ville, relativement épargné par les combats. Des tas de pierres noircies signalent, ici et là, les bombardements des avions russes et syriens qui ont chassé les rebelles de ce secteur, en novembre 2016. Beaucoup d’appartements sont vides. Des magasins sont ouverts dans la rue principale. Des femmes voilées vendent des galettes de pain, assises à même le sol. Des enfants proposent mouchoirs et babioles aux passants.

« Il y a surtout des femmes et des enfants à Sakhour », note un travailleur social. Selon lui, 50 000 personnes vivent aujourd’hui dans le quartier, sans eau ni électricité. Les hommes ont été tués dans les combats, ou ont fui avec leurs familles. Fichés par les services d’Al-Assad comme proches de la rébellion, indésirables aux yeux du pouvoir, ils ne reviendront peut-être jamais – sauf à imaginer un processus de réconciliation nationale. Ceux qui restent n’osent pas évoquer les années de guerre.

Il n’y a plus d’usines dans le quartier. Travailler ailleurs n’est pas envisageable, tant le prix de l’essence et des transports a augmenté. Les familles sont livrées à elles-mêmes, seulement aidées par le Croissant rouge syrien et le Service jésuite des réfugiés, une organisation catholique internationale. Ces derniers distribuent des paniers alimentaires, offrent des soins de santé et des cours de soutien scolaire. Beaucoup de femmes sont illettrées. Les adolescents cumulent des années de retard à l’école, à cause de la guerre. Les plus jeunes décrochent, sans savoir ni lire ni écrire, pour travailler. Des filles sont mariées dès l’âge de 10 ou 12 ans. « Il y a beaucoup de violences, d’abus sexuels et de drogues à Sakhour », dit le travailleur social.

« Les Syriens sont tombés dans l’oubli avec les guerres en Ukraine et à Gaza, alors que la crise est plus grave que jamais, déplore-t-il. C’est triste à dire, mais heureusement qu’il y a eu le tremblement de terre : sans l’élan de solidarité internationale qu’il a suscité, on n’aurait pas eu les financements pour poursuivre nos programmes. » Le séisme du 6 février 2023, qui a frappé les habitants d’Alep sans discrimination, a réveillé les traumatismes de la guerre.

La secousse d’une magnitude de 7,8 a surpris Maryam, son mari, Jamal, tous deux quinquagénaires et exerçant une profession libérale, et leurs trois enfants, en plein sommeil. Une partie de leur immeuble d’Al-Aziziyé, dans l’ouest d’Alep, s’est effondrée. Ils ont évacué leur appartement du cinquième étage par l’échelle des pompiers. Les voisins du dessus ont eu moins de chance. La mère et le fils sont morts sur le coup, le père a été grièvement blessé au pied. Dans toute la ville, 997 immeubles ont été endommagés ou détruits, selon une étude du Syrian Center for Policy Research. Selon des sources médicales locales, 444 Alépins sont morts, dont 163 enfants.

« L’Etat nous a promis une compensation de 20 000 dollars, mais on n’a encore rien vu, s’indigne Maryam. Les aides étrangères n’ont pas été utilisées à bon escient. » Elle et les siens ont été hébergés dans l’appartement d’amis partis s’installer au Canada. Jamal a emprunté de l’argent à de la famille en exil pour louer un nouveau logement dans le quartier. « Aucune famille ne survit sans l’aide de proches à l’étranger ou d’associations, même des gens de la classe moyenne comme nous, poursuit-elle. La crise est devenue terrible. »

L’eau et l’électricité se paient à prix comptant à des mafias. Maryam se refuse à mettre ses enfants à l’école publique – « Les classes sont surchargées et l’enseignement déplorable » – ou à se soigner dans des hôpitaux publics – « La qualité des soins laissant à désirer. » Mais le salaire de son mari, 100 dollars mensuels, ne suffit pas. Elle veut quitter la Syrie, alors que Jamal se sent « trop vieux » pour repartir de zéro. Il reste optimiste. « Ah oui, l’avenir est meilleur dans le désespoir ! », rétorque Maryam, amère.

La plupart de leurs amis sont déjà partis ou ont envoyé leurs enfants à l’étranger, pour les protéger de la conscription obligatoire et leur donner une chance de se construire un avenir meilleur. « Dans les quartiers résidentiels, on ne connaît plus personne, abonde le notable d’Alep. Les habitants aisés, la petite et moyenne bourgeoisie : tous sont partis. Ils ont été remplacés par des gens des quartiers défavorisés et des campagnes. » « Il y avait quelque chose de magique à Alep, qui a disparu, poursuit-il. Avant, ceux qui partaient étudier ou cherchaient fortune à l’étranger revenaient mus par la nostalgie, ce n’est plus le cas. Des Syriens de la diaspora, chrétiens comme musulmans, reviennent voir leurs parents et liquident leurs propriétés. Ils partent pour de bon, sans regret. »

En décembre 2016, la victoire militaire du régime s’accompagne de l’évacuation forcée des habitants d’Alep-Est. Si la majorité fuit alors dans la province voisine d’Idlib, 30 000 d’entre eux parviennent à rester dans la ville, dans les quartiers progouvernementaux d’Alep. L’Ouest compte alors, au total, selon les estimations fournies par le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), 400 000 déplacés. Huit ans plus tard, beaucoup y sont toujours installés, notamment dans le quartier populaire arménien de Midane, proche de l’ancienne ligne de front. Ils représenteraient aujourd’hui 20 % de la population du quartier. Les immeubles décatis, aux stores délavés, semblent ployer sous le poids des habitants. La vie déborde dans les rues jalonnées de petits commerces.

Dettes et insécurité

C’est à Midane que Marwa, son mari, Mohammed, et leurs trois enfants ont cherché refuge après avoir fui leur maison. Originaires de Khan Cheikhoun, localité sunnite de 70 000 âmes, à 100 kilomètres au sud d’Alep, ils sont partis avant que la rébellion s’en empare, en mai 2014. « Mon mari travaille dans l’armée, et il avait peur d’être arrêté par les rebelles qui possédaient des listes de soldats et d’alaouites [minorité religieuse à laquelle appartient le clan Al-Assad au pouvoir] », assure la couturière de 41 ans, vêtue d’une longue tunique fleurie, de sa création, et d’un voile rose. Ballottés d’appartement en appartement, au gré des hausses de loyer, la famille a fini par trouver, en 2021, un modeste logement que Marwa a égayé de deux cages à oiseaux et de rideaux de dentelle.

L’or de sa dot y est passé. La famille vit chichement des commandes de vêtements qu’elle obtient grâce au bouche-à-oreille, de la solde du mari, de l’aide des ONG et des emprunts ; pour payer les études des deux aînés, qui ont passé cette année le brevet pour l’un, le baccalauréat pour l’autre, elle s’est endettée de 4 millions de livres (267 euros). « Je ne me sens pas en sécurité, ma famille n’habite pas là », confie Mohammed. « Ta famille ne nous aide jamais !, le coupe Marwa. Moi, je me sens chez moi à Alep. Nos enfants ont l’école ici. On restera ! De toute manière, c’est partout pareil en Syrie, c’est l’argent qui fait la différence. »

Rentrer à Khan Cheikhoun n’est pas une option. La ville rebelle, bombardée au gaz sarin en 2017, et reprise par les forces du régime, en août 2019, est inhabitable. Là encore, la plupart des habitants ont fui à Idlib, l’enclave rebelle dans le Nord-Ouest syrien, sous la coupe des djihadistes d’Hayat Tahrir Al-Cham. D’autres sont partis en zone gouvernementale, à Alep et à Damas.

Un barrage contrôle l’entrée de Khan Cheikhoun. Des maisons ont été retapées, des antennes-relais et des panneaux solaires installés par les soldats syriens. Mais aussi par des miliciens chiites à la solde de l’Iran, encore nombreux sur le sol syrien, selon des habitants et des experts qui signalent le nom de localités ou de quartiers d’Alep et de Damas sous le contrôle de ceux-ci – sans qu’il ait été possible de le vérifier. Leur présence est visible près de la ligne de front avec l’enclave rebelle d’Idlib. Ainsi que celle de leurs chefs iraniens, comme le montre le grand drapeau de la République islamique, flottant, ostentatoire, au sommet d’une colline surplombant l’autoroute qui mène à Damas, près de Saraqeb, entre Alep et Khan Cheikhoun.

Entre 2011 et 2018, au moins 500 000 Syriens sont morts au cours de la guerre civile. Les dégâts dans le pays se chiffrent en centaines de milliards d’euros, selon l’ONU. L’absence de reconstruction et de réconciliation nationale condamne des millions de Syriens à l’exil. Plus de 6 millions d’entre eux sont réfugiés dans les Etats limitrophes et en Europe, et 7,2 millions sont déplacés à l’intérieur du pays, selon le HCR, dont la moitié dans les zones échappant au contrôle de Damas, à Idlib et dans le nord-est du pays sous contrôle kurde.

Déracinés et en perte de repères, les déplacés sont parfois considérés d’un œil méfiant dans leurs quartiers d’accueil. La guerre a laissé des souvenirs traumatiques et attisé la peur de l’autre. « Trois de nos voisins soutenaient la rébellion. L’un d’eux m’a dénoncé aux combattants, affirmant que je livrais des informations au régime, raconte Georges, un sexagénaire chrétien de Wadi Al-Sayeh, un quartier accolé à la vieille ville de Homs. Heureusement, je connaissais un combattant [de l’opposition] du quartier. J’ai été relâché. Puis ils m’ont de nouveau capturé. » Ses propos s’égarent, et son attention flanche. Les tortures qu’il a subies en détention ont laissé des séquelles.

Après ce second enlèvement, le 15 février 2012, il a fui avec son épouse, Michelle, et leur fille. Homs, la « ville aux pierres noires », située à 200 kilomètres au sud d’Alep, était surnommée « capitale de la révolution » au début du soulèvement syrien. Après la répression qui s’est abattue sur les manifestants, le centre historique et plusieurs quartiers de cette cité de 700 000 habitants, à majorité sunnite, ont basculé aux mains de la rébellion.

« Besoin d’un plan Marshall »

Assiégées par les forces loyalistes, les populations ont évacué les quartiers rebelles un à un, de Baba Amr, en mars 2012, à la vieille ville, en mai 2014, et jusqu’au dernier d’entre eux, Al-Waer, en mai 2017. Des immeubles ont été rasés à l’explosif. Homs a été lourdement endommagée, mais la reconstruction piétine. Dans la vieille ville, plus de la moitié des habitants ne sont pas revenus. D’anciens quartiers rebelles demeurent dans le même état de désolation qu’au sortir de la guerre.

« Nous nous sentons impuissants face au niveau de destruction et à l’ampleur des besoins », témoigne Vincent Gelot, directeur des programmes en Syrie de L’Œuvre d’Orient, une association française qui soutient les missions locales des chrétiens au Moyen-Orient. « Depuis la fin des combats, nos modestes moyens nous ont permis de réhabiliter une petite centaine d’appartements pour permettre le retour des déplacés, mais c’est d’un “plan Marshall” et de l’aide d’Etats extérieurs que les gens ont besoin », plaide-t-il.

Georges et Michelle ont décidé de rentrer à Wadi Al-Sayeh, début 2024. Ce qu’ils ont découvert à leur retour les a déconcertés. Le quartier est fantomatique. Partout des squelettes d’immeubles se dressent, criblés d’impacts de balle et d’obus. Les lieux ont l’air inhabitables. Ici et là, pourtant, des jardinières sont accrochées aux balcons et du linge pend. Au coucher du soleil, des enfants descendent jouer au football. Des voisines sortent des chaises en bas d’un immeuble pour papoter et observer les passants : une femme en jogging rose, au maquillage soigné, promène son chien ; des amies, casquette sur leur voile, en balade ; un adolescent porte sur sa tête un panier en osier rempli de galettes de pain.

La cage d’escalier de l’immeuble de Michelle et Georges est lugubre, à nu, mais sa structure est intacte. Des icônes religieuses ornent les murs de leur trois-pièces, restauré et repeint en jaune coquille d’œuf par des associations chrétiennes. Ils ont récupéré quelques meubles pour remplacer ceux qui leur ont été volés. « Tout ce que je possédais a disparu, explique Michelle. On doit recommencer notre vie de zéro. » Seuls 20 % des habitants du quartier sont revenus, souvent parce qu’ils n’ont pas réussi à louer ailleurs. Le couple de retraités n’a pas retrouvé les sept autres familles chrétiennes de la rue.

« Tous nos voisins ont changé, regrette l’enseignante à la retraite. Ceux d’avant sont partis à l’étranger ou dans les villages de la vallée des Chrétiens [située près de Homs]. Restaurer les maisons coûte cher, alors ils préfèrent les louer pour se faire un peu d’argent. Des appartements ont même été vendus, à bas prix, à de riches musulmans. » Aujourd’hui, leurs voisins sont d’ailleurs tous musulmans. Georges ne peut s’empêcher de faire l’amalgame entre eux et ceux qui jadis l’ont séquestré. « On n’a pas de relation avec eux, car ils ont des traditions différentes, dit-il. J’ai essayé de leur parler, mais ils ne m’ont pas répondu. »

A deux rues de là, à Khalidiya, ancien quartier rebelle repris par les forces loyalistes, en juillet 2013, des déplacés vivent douloureusement leur ostracisation par les habitants de Homs, chrétiens comme musulmans. « Je viens d’une société tribale, généreuse et hospitalière or, ici, j’ai passé plusieurs années sans aucune invitation de mes voisins, dit Khaled, 65 ans, originaire de Palmyre. L’un d’eux ne répondait même pas à mes salutations, c’est inconcevable chez nous ! Je ne me sens pas chez moi à Homs. » L’homme à la carrure imposante dans son jogging anthracite retient des sanglots.

Drapée dans son abaya noire, son épouse, Samia, affiche un sourire poli en resservant du café, le regard voilé de tristesse. Le couple a tout laissé derrière lui – « Une villa de 250 mètres carrés, trois climatiseurs, une voiture » – pour fuir la cité antique de Palmyre, à 150 kilomètres à l’est de Homs, conquise par les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI), en mai 2015. Khaled survit grâce à une maigre retraite. Lui et Samia habitent depuis trois ans dans un rez-de-chaussée, à peine éclairé par un puits de lumière.

Présence russe

L’homme a peur de rentrer chez lui. Il avait essayé, en mars 2016, quand les combattants de l’EI avaient été chassés de la ville par les troupes loyalistes. Six mois plus tard, les djihadistes étaient de retour, et Khaled avait dû fuir de nouveau, avec les autres habitants, à pied, jusqu’à Homs. Certains sont morts en chemin. Palmyre a finalement été libérée, en mars 2017, mais de petites cellules djihadistes sont retranchées dans le désert de la Badiya, tout proche. « Il n’y a pas de stabilité à Palmyre et l’EI y a commis des atrocités, dénonce Khaled. C’est triste de voir le site archéologique en ruine. »

A Palmyre, la porte du temple de Bêl trône au milieu des décombres. Les djihadistes ont effacé toute représentation humaine, décapité les statues, badigeonné les fresques. Des miliciens chiites ont pris leurs quartiers près de la source d’Afqa, où les gamins des environs viennent se rafraîchir et exécuter leurs plus beaux plongeons. Un bataillon russe est toujours posté dans la citadelle, à la vue imprenable sur le désert et ses champs de pétrole. A l’intention des soldats de Moscou, des panneaux en russe ont été placés au niveau de l’important barrage, à l’entrée de la ville. Dans les nouveaux quartiers, où seuls 2 000 des 40 000 habitants d’avant la guerre sont revenus, selon un témoin local, une échoppe discrète vend de la vodka, du whisky et du vin.

Les déplacements dans le pays sont étroitement surveillés. Les routes sont ponctuées de barrages, où s’affichent les portraits du président Al-Assad, parfois aux côtés de son frère Maher, chef de la 4e division de l’armée, la garde prétorienne du régime. Chacun des innombrables services de sécurité dispose de ses propres checkpoints. Mais ils sont de moins en moins nombreux, et un petit billet suffit, souvent, à faciliter le passage.

Même l’accès à la Ghouta orientale, dernière enclave rebelle reprise par les forces loyalistes en 2018, s’est fluidifié. Sur la route qui mène aux anciens vergers des faubourgs de Damas, seuls subsistent de petits barrages où des soldats, fatigués, tuent le temps, à l’ombre d’un arbre, un thé et une cigarette à la main. C’était pourtant l’un des principaux foyers de la rébellion, dès 2012, et le théâtre de combats acharnés. En moins de trente minutes de voiture, on passe de l’animation bouillonnante du vieux centre de la capitale, épargné par la guerre, à une succession de champs à l’abandon, de villages détruits et de mosquées éventrées.

L’animation des rues de Nachabiyé, petite bourgade de 12 000 habitants au cœur de la Ghouta, masque mal la pauvreté qui règne ici, comme partout en Syrie. Des efforts ont été déployés pour reconstruire les immeubles, l’hôpital et trois écoles, témoins du volontarisme des responsables municipaux. Pour venir en classe, des enfants des villages voisins doivent parcourir plusieurs kilomètres à pied. Mais beaucoup n’y vont pas, contraints de travailler dans les champs et les commerces, ou de trier les déchets au profit de mafias.

Déstructuration sociale

« Les écoles publiques manquent de professeurs, décrit une travailleuse sociale. Leurs salaires sont si bas qu’ils ne se déplacent pas. Les élèves sont peu impliqués, souvent en proie à une intense détresse psychologique. Les garçons ont souvent des comportements violents et agressifs. » Après avoir vu sa population décimée par la guerre, la Ghouta orientale a renoué avec une démographie galopante – comme ailleurs dans le pays, où le taux de croissance démographique, tombé à – 7 % en 2014, est remonté à 4,9 % en 2023, selon la Banque mondiale.

« Beaucoup d’enfants n’ont pas de papiers, précise-t-elle, car ils n’ont pas pu être enregistrés en l’absence du père [qui, seul, dans le droit syrien, transmet la nationalité]. Le gouvernement en dénombre 800 000 dans toute la Syrie. » Privés d’enfance, ils ont été catapultés dans la vie adulte : « Quand il n’y a pas de soutien de famille, les enfants pensent qu’ils doivent travailler. J’ai eu le cas d’un adolescent de 14 ans, dont le père est malade, qui parle à sa mère comme un adulte. Il est venu lui-même enregistrer ses frères et sœurs au soutien scolaire. »

Cette déstructuration sociale revêt un caractère explosif dans les banlieues de Damas, devenues des localités refuges. A Jaramana, porte d’entrée de la Ghouta orientale, la population est passée de 500 000 habitants à 3 millions sous le nombre des déplacés. Des Druzes du sud du pays, ainsi que des sunnites des zones rurales alentour, ont afflué dans cette ville de marchands et d’ouvriers. Jaramana s’est tenue à l’écart du soulèvement de 2011, du fait de sa forte composante druze, une communauté restée majoritairement neutre.

« De riches musulmans sunnites de Deir ez-Zor ont acheté des immeubles entiers pour y loger des familles, et cela crée des tensions avec la population druze », constate l’assistante sociale. Nicole, une chrétienne de 61 ans, pense avec nostalgie à la maison familiale de Bab Touma, à Damas, où elle vivait enfant. « On aimerait bien déménager, mais c’est trop cher de vivre ailleurs ; alors on s’est habitués au bruit, à la promiscuité, on est déjà contents d’avoir un toit sur la tête à Jaramana », dit-elle avec philosophie, sans prêter attention au plafond mangé de moisissures.

Les déplacements et la pauvreté alimentent la criminalité. « La plupart des familles sont si démunies qu’elles ont honte de vous faire entrer chez elles, insiste la travailleuse sociale. Beaucoup d’enfants ont basculé dans la drogue et la prostitution. » Maria, infirmière de 35 ans, qui ne travaille plus depuis la naissance de ses filles âgées de 2 et 3 ans, se terre dans sa maison. Elle relate avec effroi : « Il y a beaucoup de problèmes avec les habitants venus d’ailleurs, du trafic d’enfants et des enlèvements contre rançon… C’est arrivé à la fille de la voisine, qui a 5 ans. Heureusement, la police l’a retrouvée après une semaine. »

Face à une situation qui ne cesse de se dégrader, des habitants de Jaramana bravent la peur de la répression. Autour de la place des Sabres, en juillet, des dizaines d’hommes ont manifesté, à scooter et en voiture, avec des pancartes portant une inscription lapidaire : « Fini les slogans, on veut manger ! »