Talabani : "Il n'y a pas de guerre chiite-sunnite en Irak mais des divisions à l'intérieur de ces communautés"

22 août 2007 - Bagdad, envoyée spéciale
Entretien avec Jalal Talabani, président de l'Irak

Que représente la visite du ministre français des affaires étrangères, Bernard Kouchner ?
 
Je la résumerai d'un mot : elle est historique. Pour la première fois depuis que l'Irak a été libérée de la dictature, un ministre français se rend en Irak pour parler aux dirigeants et observer la situation sur le terrain. Je suis certain que cela contribuera à une bien meilleure compréhension entre les deux pays.

Le président irakien, Jalal Talabani, en septembre 2005 à la tribune des Nations Unies à New York.

C'est un ami depuis plus de deux décennies. Nous nous étions rencontrés dans les montagnes du Kurdistan alors qu'il était en mission pour Médecins sans frontières pour aider les civils victimes de bombardements et de déportation. Nous n'avons jamais perdu contact.

En 2006, je l'avais invité, par la voie diplomatique officielle, à venir à Bagdad et au Kurdistan. Il avait accepté mais en a été empêché. Le président Sarkozy est, lui aussi, en faveur d'un rapprochement. Quand il était ministre de l'intérieur, il nous a promis qu'une fois président de la République, il nous aiderait davantage, notamment dans le domaine sécuritaire. Nous avions évoqué la possibilité pour la France d'entraîner nos forces de sécurité irakiennes et de leur fournir des armes légères pour protéger les civils.

Qu'attendez-vous de ce retour de la France sur la scène irakienne ?

L'Irak est une grande nation et un pays riche, qui peut influencer l'ensemble du Moyen-Orient. La France devrait être intéressée à promouvoir la démocratie. Les relations entre la France et l'Irak ont traditionnellement été très bonnes.

Dans le passé, le gouvernement français entretenait des liens avec une dictature qui était haïe par les peuples. Il s'agit aujourd'hui de renouer ces relations, sur une base nouvelle, axée sur l'amitié entre ces deux peuples.

Il y a de nombreux domaines de coopération possibles. La France peut aider l'Irak à développer des entreprises pour la reconstruction. Nous possédons aussi beaucoup de champs pétroliers dans lesquels les investissements français sont les bienvenus.

Que peut faire la France ? Pensez-vous à une initiative similaire à la conférence interlibanaise ?

Notre problème majeur et notre devoir sont de mettre fin à ce conflit entre Irakiens et de parvenir à la réconciliation nationale, seule capable de mettre fin au terrorisme dans ce pays. Car les terroristes, qui proviennent principalement de l'extérieur du pays, manipulent les communautés et utilisent leurs différends pour perpétrer leurs crimes.

Je ne crois pas qu'une conférence nationale soit nécessaire en Irak. Au Liban, les différentes parties ne sont pas capables de se parler ou de s'asseoir à la même table. En Irak, nous nous parlons et nous nous rencontrons tous les jours. Chaque communauté participe à ce dialogue. Nous nous en sortirons sans conférence.

M. Kouchner a comparé l'Irak au Liban, soulignant l'antagonisme entre chiites et sunnites et le risque que cela signifie pour la région…

Il n'y a pas de guerre sunnite-chiite en Irak. Il y a, c'est vrai, des différends. Mais surtout des divisions à l'intérieur même de ces communautés.

N'oubliez pas, par ailleurs, en parlant des sunnites, que les Kurdes appartiennent en majorité à cette communauté. Nous ne sommes pas dans une situation de deux fronts religieux distincts opposés.

Au contraire, il existe différentes alliances politiques rassemblant en leur sein ces deux communautés. Il y a des groupes extrémistes chiites et sunnites qui se combattent violemment. Mais la majorité des citoyens Irakiens refusent de se battre les uns contre les autres.

Nous assistons en fait à une guerre politique autour du partage du pouvoir. Il y a en outre des malentendus autour de la Constitution et de son application.

L'Irak a quand même connu l'attentat le plus meurtrier de son histoire moderne, il y a quelques jours…

C'est vrai qu'il y a des attaques terroristes, mais elles visent les civils, plus que l'armée ou la police irakiennes. Ces groupes vont dans des pauvres villages turcomans avec trois voitures piégées, ou attaquent des hameaux yazidis loin des villes, près des frontières syriennes.

Dans ces conditions, n'importe qui est capable de faire des massacres, surtout quand il reçoit la permission des pays voisins.

Le gouvernement irakien vit aussi une crise majeure après le départ de ministres, notamment sunnite…

C'est un phénomène naturel dans une démocratie. Ces départs sont liés à des raisons diverses. Les Arabes sunnites ont adressé des demandes au gouvernement, exigeant que celui-ci y réponde immédiatement.

Le premier ministre, M. Maliki, n'était pas prêt, alors ils sont partis estimant qu'ils n'étaient pas traités comme de véritables partenaires politiques.

Quant aux ministres du mouvement [chiite] de Moqtada Al-Sadr, c'est un autre problème. Le premier ministre a pris des mesures contre certains groupes sadristes qui violaient la loi. Des gangsters qui assassinaient les sunnites au nom de l'Armée du Mahdi.

Moqtada Al-Sadr a démenti, affirmant qu'il était contre ces crimes. M. Maliki a été obligé de sévir contre ces milices. Les ministres s'en sont offusqués. Ils sont partis.

Actuellement, les sadristes ont repris langue avec le premier ministre. Ils se disent prêts à réintégrer le processus politique et le Parlement et ont proposé de remplacer les ministres démissionnaires par d'autres, plus compétents.

Se profile-t-il une sortie de crise ?

Nous avons mis en place un sommet incluant des représentants de tous les principaux blocs politiques du pays qui discutent des questions litigieuses de blocage. Il n'y a pas encore d'accord, mais des progrès. Le plus important est que tous les dirigeants sont déterminés à tenter de résoudre ensemble ces problèmes.

Les Arabes sunnites ne réintégreront peut-être pas le gouvernement. Mais, même en restant à l'extérieur, il n'est pas question pour eux de rompre avec le processus politique. Leur retour dépendra de leur estimation de la situation.

Nous essayons de les persuader de revenir car, sans eux, le gouvernement perd sa dimension d'"union nationale". Ils en sont un élément important.

Mais s'ils ne reviennent pas, le gouvernement ne s'effondrera pas pour autant. Il détient toujours la majorité au Parlement. Il peut survivre.


Propos recueillis par Cécile Hennion