Propos recueillis par GEORGES MALBRUNOT
Publié le 31 octobre 2006
À la veille de son arrivée à Paris, le président de la République d'Irak révèle au Figaro un projet d'amnistie pour les insurgés.
Jalal Talabani : « En Irak, il y a un consensus entre les forces politiques pour dire qu'un retrait américain immédiat aurait des effets catastrophiques. » (AP/K. Sahib). |
Jalal Talabani, président de la République d'Irak depuis mars 2005, effectue à partir de demain sa première visite officielle en France. Il doit être reçu jeudi par Jacques Chirac. Cette visite dans un pays qui s'était opposé en 2003 au déclenchement de la guerre survient alors que la pression monte aux États-Unis pour un retrait des forces américaines. Aujourd'hui, un tel retrait serait « catastrophique », affirme l'ex-leader kurde devenu chef d'État.
LE FIGARO. - La guerre civile peut-elle encore être évitée en Irak ?
Jalal TALABANI. - Tous les responsables politiques irakiens reconnaissent que la violence n'est pas une option. Ils sont engagés dans le projet de réconciliation nationale du gouvernement. La guerre civile peut donc être évitée. Mais la violence à laquelle nous sommes confrontés n'est pas seulement une violence confessionnelle. Il y a aussi la menace des terroristes étrangers, alliés avec les anciens du régime de Saddam Hussein. Ils cherchent à rétablir la dictature, à ramener l'Irak à ses années sombres. La mort, chaque jour, de civils irakiens a entraîné la réaction d'escadrons de la mort. Ceux-ci doivent disparaître. Nous ne retrouverons la stabilité qu'en suivant une voie double : un meilleur entraînement des forces de sécurité qui doivent être mieux équipées, et le renforcement du projet de réconciliation nationale. Ce plan avance. Nouri al-Maliki, le premier ministre, fait face à un défi énorme. Mais j'ai confiance, il réussira.
Quelle place pour les milices dans le nouvel Irak ?
Chaque Irakien a une place dans le nouvel Irak, dès lors qu'il respecte la loi et adhère aux valeurs de notre Constitution : les droits de l'homme, la paix, la démocratie et la liberté. Quant aux armes illégales, elles doivent passer dans les mains du gouvernement. Nous devons désarmer les milices et les intégrer dans les forces de sécurité. Mais nous devons faire la distinction entre ceux qui ont lutté pendant des années contre la dictature de Saddam Hussein et ceux qui ont récemment pris les armes. L'intégration des milices doit se faire dans le cadre d'un plan global d'aide économique, militaire et sécuritaire. Quant aux pechmergas (miliciens kurdes, NDLR), qui ont défendu les Kurdes au nord et lutté contre la dictature, ils s'intègrent aux forces de sécurité locales, à la police et aux gardes-frontières.
Un éventuel retrait américain vous inquiète-t-il ?
Nous discutons aussi de ce retrait. Nous attendons aussi avec impatience le jour où nous pourrons dire merci aux amis qui nous ont aidés. Mais la priorité est que les divisions au sein de la communauté internationale sur l'avenir de l'Irak ne rejaillissent pas de manière négative sur notre pays. Toute décision de retrait doit être prise en fonction d'intérêts mutuels. En Irak, il y a un consensus entre forces politiques pour dire qu'un retrait immédiat aurait des effets catastrophiques pour notre pays, mais aussi au Moyen-Orient et dans le monde entier. Aux États-Unis, il y a un accord entre républicains et démocrates autour de ce constat. J'espère qu'il y a une semblable compréhension du problème en Europe. Un retrait de la coalition n'interviendra que lorsque les forces de sécurité irakiennes seront prêtes à relever seules le défi du maintien de l'ordre. D'ici là, les discussions doivent se focaliser, non pas sur l'établissement d'un calendrier de retrait des troupes américaines, mais sur les objectifs à fixer aux forces irakiennes, pour qu'elles puissent continuer de prendre en main la sécurité dans les régions, comme cela a commencé.
Les États-Unis doivent-ils relâcher leur tutelle ?
L'Irak est un pays souverain. Il a un Parlement élu, un gouvernement et un président. Ce sont eux qui décident pour le compte du peuple irakien. Bien sûr, nous consultons les Américains et d'autres alliés. Bien sûr, la force multinationale est impliquée dans la sécurité de l'Irak. Mais ce sont les Irakiens qui administrent leur pays. Al-Maliki est le commandant en chef des forces armées, et c'est lui qui a la haute main sur le dossier sécuritaire en Irak.
Des groupes de guérilla doivent-ils être intégrés au processus politique ?
Les contacts avec certains de ces groupes se poursuivent. Dans le passé, les discussions étaient limitées à leur désarmement. Maintenant, nous négocions leur intégration au processus politique dans le cadre du projet de réconciliation nationale. Une loi d'amnistie générale est en train d'être discutée au sein du Conseil national de sécurité. Ce processus est ouvert à tous ceux qui n'ont pas commis de crimes contre des Irakiens innocents, et à tous ceux qui préfèrent le bulletin de vote à la kalachnikov.
Dans un Irak démocratique, la mouvance baasiste peut-elle avoir sa place ?
Pendant ses quarante années au pouvoir, le Baas a interdit toute autre forme d'expression politique que la sienne. Bannir les baasistes aujourd'hui paraît normal. Mais à titre individuel, en tant que membres du parti, ils ont le droit de prendre part à la vie politique de leur pays, si leur casier judiciaire est vierge.
Pourquoi al-Qaida est-elle aussi puissante en Irak ?
L'influence d'al-Qaida décline. Sa force provient de son alliance avec les saddamistes, et aussi de l'aide financière qu'elle reçoit de l'extérieur. Mais les tribus sunnites de la province d'al-Anbar ont commencé à combattre al-Qaida ; il y a eu des batailles dures. Elles doivent être soutenues. Al-Qaida a beau annoncer que, en cas de retrait américain, elle établira un émirat djihadiste dans ses bastions, ce n'est que de la propagande.
Dans l'État fédéral irakien, qui gérera la manne pétrolière ?
La Constitution souligne que la gestion des ressources pétrolières se fera d'un commun accord entre l'État central et les régions. N'oubliez pas que nous sommes novices en matière de fédéralisme. Actuellement en Irak, un débat féroce est lancé autour de la question pétrolière. J'ai confiance. Un accord sera trouvé, parce que toutes les parties sont tenues par la Constitution.
Et les Kurdes ?
Les Kurdes ont le droit à l'autodétermination. Ils l'ont exercé en élisant leur propre parlement au sein d'un Irak fédéral.
Que répondez-vous à ceux qui prétendent que l'État irakien n'existe plus ?
C'est vrai que l'État n'existe plus, si on parle d'un État fort, centralisé, dirigé d'une main de fer par un seul homme et un seul parti. Mais ce n'est pas vrai si l'on parle d'un Irak unifié par la démocratie, tel que c'est le cas actuellement.
Quel message apportez-vous à la France qui s'est opposée à la guerre contre Saddam Hussein ?
Le but de ma visite est de donner un nouvel élan à nos relations. Le passé est le passé. Je ne regarde pas derrière moi, mais devant. Nous avons des liens historiques avec le peuple français, héritier de valeurs - liberté, égalité, fraternité - que nous voulons transposer chez nous. J'appelle les Français à observer l'Irak avec un regard neuf. Pour nous, la guerre n'était pas la meilleure option. Mais c'était la seule. Maintenant, nous construisons un pays, une démocratie. Nous faisons face à des menées terroristes. Nous avons confiance dans votre pays pour être aux côtés du peuple irakien dans cette période difficile.