Pour la première fois dans l’histoire de l’Irak, un Kurde accède à la magistrature suprême du pays. L’Assemblée nationale transitoire a en effet désigné le vieux combattant Jalal Talabani chef de l’Etat.Les députés irakiens ont également élu un sunnite, le président sortant Ghazi al-Yaouar, et un chiite, le ministre des Finances sortant, Adel Abdel Mahdi, vice-présidents. Ce triumvirat dispose de deux semaines pour nommer un Premier ministre qui aura pour mission de former un gouvernement. La désignation d’un Kurde à la présidence représente une revanche pour cette minorité longtemps opprimée. Portrait de Jalal Talabani.
Recevant fastueusement, en compagnie de sa femme Hero, des journalistes étrangers à son quartier général de Kala Tchoualan, près de Souleimania, Jalal Talabani ne cachait pas son bonheur : «Ce qui était un rêve est en train de se réaliser, ces élections sont une bonne revanche sur la dictature», disait-il, ajoutant «si je suis élu président, je ferai mes premiers voyages officiels dans les pays victimes de l’Irak, en Iran et au Koweit».
Avant même d’être officiellement élu, Jalal Talabani, 71 ans, se voyait déjà dans les habits de président de la République irakienne. Une belle revanche en effet pour un Kurde qui a passé près de 45 ans de sa vie comme «peshmerga» (maquisard) dans les montagnes du Kurdistan, où sa fortune a connu pas mal de vicissitudes : qui eût dit, en effet, que le chef de guérilleros kurdes affamés et mal armés, pourchassés depuis 1961 par l’armée irakienne jusqu’aux confins irano-irakiens, pourrait envisager de s’asseoir, 44 ans plus tard, dans le fauteuil de Saddam Hussein ?
L’exil à Damas et à Beyrouth
Né en 1934 à Koy Sanjak, dans une famille de lettrés kurdes, Jalal Talabani a fait des études de droit à Bagdad, et milite très vite dans le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union de la jeunesse irakienne, dont il devient l’un des dirigeants ; ce qui lui vaut de faire ses premiers voyages en URSS et en Chine à la fin des années 1950.
L’engagement de Jalal Talabani s’accélère après la révolution (1958) et le retour d’exil d’URSS du général Barzani. Membre du bureau politique du PDK en 1959, Jalal Talabani fait alors figure de «protégé» du général Barzani et de «jeune loup» radical, partisan de la lutte armée à outrance contre le régime du général Kassem. Mais Jalal Talabani rompt, en 1964, avec le général Barzani, et anime avec Ibrahim Ahmed (son beau-père) la révolte des «intellectuels» du PDK contre le général Barzani.
Après l’accord sur l’autonomie kurde du 11 mars 1970 signé par Saddam Hussein et le général Barzani, Jelal Talabani est mis sur la touche. Il vit en exil à Beyrouth et à Damas, où il noue d’étroites relations avec les dirigeants palestiniens, parmi lesquels Georges Habache, du FPLP. C’est depuis cette époque que Jalal Talabani, qui s’est toujours situé à gauche, garde la conviction que l’émancipation des Kurdes passe par l’association de trois idées fortes: le nationalisme kurde, le mouvement de libération arabe, et le progressisme.
Jalal Talabani revient sur le devant de la scène kurde irakienne après l’effondrement du mouvement du général Barzani, à la suite de la signature des accords d’Alger entre le Shah d’Iran et Saddam Hussein (6 mars 1975). En 1977, il fonde l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), dont il est le secrétaire général.
Les deux décennies qui suivent sont marquées par des périodes d’affrontements armés entre les deux groupes, à la fin des années 1970, puis de 1994 à 1998. Cette dernière période s’appelle la «guerre du suicide».
Le tournant de l’intervention américaine
Cette rivalité délétère entre Jalal Talabani et les héritiers du général Barzani allait aboutir, après les premières élections libres au Kurdistan en 1992, à la partition de facto du «Kurdistan libre», région autonome du Kurdistan formée peu après la guerre du Koweit (1991)
L’intervention américaine en Irak (2003), la chute du régime de Saddam Hussein et les élections en Irak forcent les Kurdes à oublier leurs différends pour parler d’une seule voix et avoir une chance d’imposer à leurs partenaires arabes une solution fédérale pour l’Irak de demain. Simultanément, les Kurdes trouvent le moyen d’en finir une fois pour toutes avec une rivalité vieille de 40 ans en proposant la candidature de Jalal Talabani à la présidence de la République irakienne, tandis que Massoud Barzani sera président de la région kurde. A Jalal Talabani l’Irak, à Massoud Barzani le Kurdistan.
La fonction, au demeurant largement honorifique, de président de la République irakienne, permettra à Jalal Talabani de donner libre cours à une vitalité peu commune pour son âge, et d’exercer ses talents de diplomate. Personnage extraverti et jovial, volontiers séducteur, cultivé, parlant couramment l’arabe et l’anglais, et comprenant le français, Jalal Talabani est le candidat idéal pour ce poste. Premier président kurde de l’Irak, il saura trouver les mots qu’il faut pour rassurer les présidents et rois arabes auxquels il rendra visite, non plus comme chef de guerre kurde quémandeur, mais en tant que chef d’Etat.
Chris Kutschera
Article publié le 06/04/2005
Dernière mise à jour le 06/04/2005 à 12:44 (heure de Paris)