Taner Akçam à Sydney
le 9 août. DEAN SEWELL / OCULI POUR LE MONDE
L’un des messages codés des autorités turques mis au jour par l’historien Taner Akçam.
Palgrave MacMillan
Au bout de la quête d’une vie, l’universitaire turc publie des preuves irréfutables, selon lui, que la Turquie a bien ordonné le massacre des Arméniens.
Comment deviner que ce petit homme chauve, assis devant nous à Paris, si affable, si malicieux, si volubile, porte sur les épaules une responsabilité d’historien colossale ? Comment imaginer, derrière ce sourire joyeux, les tourments, les pressions, les menaces que ses recherches sur le génocide des Arméniens lui ont valu pendant près de trente ans ? Il semble aujourd’hui si heureux…
Les universités du monde entier le réclament, et il saute de capitale en capitale, armé des documents dont il a fait la quête d’une vie et qu’il expose dans un livre – publié en turc et en anglais – au titre glaçant : Killing Orders. Talat Pasha’s Telegrams and the Armenian Genocide (« Ordres de tuer. Les télégrammes de Talat Pacha et le génocide des Arméniens », Palgrave Macmillan, 2018, en cours de traduction en français).
Autrement dit : le commandement d’exterminer l’ensemble du peuple arménien. Une pièce manquante et cruciale dans l’étude de ce massacre, qui fit plus de 1,5 million de morts entre 1915 et 1918 et que les gouvernements turcs successifs ont constamment nié. La preuve irréfutable, selon lui, de l’intention, de la planification et de la mise en œuvre du génocide.
« Enfin ! », dit-il. Enfin la vérité ! Enfin un peu de baume sur les plaies des Arméniens, confrontés au génocide, puis à l’absence de la reconnaissance officielle de celui-ci par ceux qui l’ont perpétré et par leurs héritiers.
Cependant, Taner Akçam, citoyen turc, ne se fait guère d’illusions sur la réaction de son pays. « Le sujet est trop profondément lié à l’identité nationale. Admettre le génocide remettrait en question ce sur quoi s’est construite la République et annihilerait le récit national. Impossible ! Le déni, la destruction de preuves et la fabrication de fausses pièces pour ériger une “fausse histoire” furent inscrits dans la genèse et l’idée même du génocide. Alors… »
D’après lui, aucune réaction officielle n’est à attendre face à ses révélations, si ce n’est le déni, comme depuis la naissance de la République turque, en 1923. « Mais, vous savez, ajoute-t-il, leur mauvaise foi est sans limite ! Après avoir tout fait pour détruire les preuves et traces du génocide, ils inventeront quelque chose pour discréditer mon travail. » Qu’importe, assure-t-il. « La vérité est en marche ! Et ce livre est un instrument dont dispose maintenant la communauté internationale pour pressurer le gouvernement turc. Aucun peuple ne peut avancer s’il n’affronte son passé. »
Son compatriote Hamit Bozarslan, directeur d’études de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, partage cet avis : « Nous sommes désormais dans un pays dont le régime détruit les facultés cognitives de la société et où le savoir historique ne compte plus. L’ouvrage de Taner Akçam, qui devrait porter le coup de grâce au négationnisme, ne suscite aucun débat en Turquie, n’exerce aucun effet transformateur dans l’opinion publique. »
L’historien américain Eric Weitz, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Allemagne et des crimes contre l’humanité, a qualifié Taner Akçam de « Sherlock Holmes du génocide des Arméniens » dans le New York Times. Et c’est vrai qu’il lui a fallu des qualités de détective pour parvenir à mettre la main sur ces documents décisifs, puis à prouver leur authenticité. Un trésor de guerre qu’il entend désormais faire connaître au plus grand nombre. L’université Clark, dans le Massachusetts, pour laquelle il travaille, a tout mis en ligne sur son site Internet à la fin de l’année 2017.
Mais pourquoi lui, Taner Akçam, né en 1953, non loin d’Ardahan, une ville du nord-est de la Turquie (ancien territoire arménien), au sein d’une famille de professeurs, aucunement liée à l’Arménie ? Et pourquoi cette passion, devenue obsession, pour cette page d’histoire généralement dédaignée par les intellectuels turcs, qui, sans parler de tabou, s’accordèrent longtemps pour en faire un « non-sujet » ?
Il fallut en fait bien des tours et des détours pour qu’il se saisisse de la question. Lui-même parle de « simple coïncidence ». On peine à le croire. Mais il est vrai que, dans sa prime jeunesse, lorsqu’il vénérait Marx, Lénine et Che Guevara, il avait d’autres préoccupations…
« L’ouvrage de Taner Akçam, qui devrait porter le coup de grâce au négationnisme, n’exerce aucun effet transformateur dans l’opinion publique turque » Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS
Dans les années 1970, sa « première vie » a pour cadre l’université d’Ankara, où il étudie l’économie. Le pays traverse alors une période d’extrême tension politique. Le coup d’Etat militaire de 1971 a porté au pouvoir une coalition de conservateurs, d’islamistes et de fascistes. Taner Akçam, fasciné par ses aînés soixante-huitards, tente d’organiser une « résistance » au sein de l’université.
Il a beau prévoir de poursuivre son chemin par un doctorat à Londres ou aux Etats-Unis, sa nomination, à 22 ans, au poste de directeur du journal Jeunesse révolutionnaire le fait basculer dans l’activisme. Arrêté pour diffusion de propagande communiste et kurde, soutenu par Amnesty International comme « prisonnier de conscience », il est condamné, en 1977, à huit ans de prison, mais parvient à s’enfuir en creusant un tunnel. Traqué pendant des mois, comme ses compagnons, il erre à Ankara et finit par choisir l’exil en Allemagne. Commence alors pour lui une autre vie.
Pendant près de dix ans, il poursuit son engagement contre le pouvoir turc, parallèlement à l’action de ses amis restés au pays. Outre-Rhin, il regroupe dans un même mouvement étudiants et travailleurs exilés, organise une grève de la faim, afin de pousser les autorités régionales à enquêter sur la disparition d’opposants en Turquie, puis s’allie avec les Kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) avant d’en découvrir les exactions et de faire lui-même l’objet de tentatives d’assassinat.
Après celui de deux de ses meilleurs amis, en 1986 et 1987, il lui paraît urgent de changer d’orientation. Ce sera la recherche universitaire, comme il en avait rêvé avant son emprisonnement. Il se consacre d’abord à la torture dans l’Empire ottoman et en Turquie.
Au fil de ses lectures, il prend connaissance de nombreux massacres, y compris celui commis en 1915 à l’encontre des Arméniens, mais ne s’y attarde pas, indifférent, comme tous les Turcs, à ce qui semble être un des multiples dommages de la Grande Guerre. C’est une de ses consœurs, une universitaire à moitié arménienne, qui jouera un rôle crucial. « Saisis-toi de ce sujet, insiste-t-elle. Il est d’une importance capitale ! Et le fait que tu sois Turc rendra tes recherches encore plus signifiantes ! »
Alors Taner Akçam se lance. Doucement, au début, en s’intéressant notamment aux procès pour « crimes de guerre » organisés dans la Turquie ottomane, entre 1919 et 1921. Et puis, à force de creuser, de lire, d’enquêter, il mesure l’étendue du sujet, et les blocages que celui-ci suscite. En Turquie, d’où il veut effectuer ses recherches, les portes se ferment, il est lâché par les intellectuels, dénoncé comme « ennemi des Turcs, acheté par l’argent arménien », constamment menacé et finit par craindre pour sa vie.
En Allemagne, l’intérêt n’est alors que modéré. Les Allemands craignent qu’à trop évoquer le génocide des Arméniens, on leur reproche de vouloir minimiser la Shoah. Faut-il continuer dans de telles conditions ? Son père le soutient. « La vérité !, lui dit-il, il faut toujours se battre pour la vérité ! » Il n’a d’autre choix que de partir pour les Etats-Unis, en 2002, où plusieurs universités sont prêtes à l’accueillir.
Eprouvée par l’expérience du voyage en Turquie et des menaces de mort, son épouse préfère rester en Allemagne tout en lui confiant leur petite fille de 10 ans. « Ce fut un moment de solitude extrême, se souvient-il. Quel droit avais-je de briser mon foyer pour continuer à travailler sur ce sujet, obsédé par cette quête de la vérité ? J’espère simplement que ma femme et ma fille me pardonneront un jour. »
Venons-en à l’incroyable histoire qui l’a conduit à écrire Killing Orders. Pour en prendre la mesure, il faut remonter le temps, à la rencontre de plusieurs personnages étonnants. Il y a d’abord Aram Andonian, un intellectuel arménien rescapé du génocide, décidé à se battre pour rassembler preuves et témoignages. En 1918, il rencontre un fonctionnaire de l’administration ottomane, Naïm Efendi, qui, au moment des massacres, travaillait au Bureau des déportations, situé à Alep (dans l’actuelle Syrie), et a donc vu passer une foule de documents officiels. Parmi eux figurent, d’après lui, des télégrammes du ministre de l’intérieur de l’époque, Talat Pacha, ordonnant d’exterminer sans exception tous les Arméniens, hommes, femmes et enfants.
Naïm Efendi a pris de nombreuses notes du temps où il travaillait au Bureau des déportations, des notes que l’on qualifiera bien plus tard de « Mémoires ». Il a également recopié à la main cinquante-deux documents officiels, et se dit prêt à les vendre à Andonian. Ce dernier est, bien sûr, demandeur. Leur entrevue a lieu à l’Hôtel Baron, à Alep. Naïm, un homme porté sur le jeu et l’alcool, fournit les copies promises. Mais, lorsqu’il propose à Andonian d’en apporter d’autres, celui-ci exige les originaux. Naïm, en manque d’argent, lui en procurera vingt-quatre.
« Tous les droits des Arméniens sur le sol turc, tels les droits de vivre et de travailler, ont été supprimés, et aucun ne doit subsister – pas même l’enfant dans son berceau » Talat Pacha, ministre turc de l’intérieur en 1915
Pour l’intellectuel arménien, c’est une matière à la fois extraordinaire et terrifiante. Citons, par exemple, ce message du 22 septembre 1915, dans lequel le ministre Talat Pacha proclame que « tous les droits des Arméniens sur le sol turc, tels les droits de vivre et de travailler, ont été supprimés, et aucun ne doit survivre – pas même l’enfant dans son berceau ».
Autre câble, adressé le 29 septembre 1915 au gouverneur général d’Alep : « Il a déjà été annoncé que le gouvernement (…) a décidé d’annihiler tous les Arméniens vivant en Turquie. Ceux qui s’opposent à cet ordre et à cette décision ne peuvent rester au sein de la structure officielle de l’Etat. On doit mettre fin à leur existence, sans prêter une attention particulière à la femme et à l’enfant et à l’impotent, sans se préoccuper du tragique des méthodes d’élimination et sans écouter sa conscience. »
Fort de ce matériau, mais sans l’utiliser dans son intégralité, Andonian s’empresse d’en faire un livre, écrit en trois langues (arménien, français et anglais) en 1920-1921. Il faudra cependant attendre 1983 pour que la Société historique turque riposte à ces révélations, en publiant un ouvrage contestant le travail d’Andonian et l’authenticité des documents produits. Un torpillage en règle : le personnage de Naïm Efendi aurait été créé de toutes pièces, et les télégrammes attribués au ministre Talat Pacha seraient faux.
De fait, depuis la sortie du livre d’Andonian, personne n’a été en mesure de prouver l’existence d’un employé de bureau du nom de Naïm Efendi, pas plus que de produire les documents originaux évoqués dans cet ouvrage. Pour les historiens turcs, il s’agit ni plus ni moins d’une « fiction arménienne », et le débat n’a donc pas lieu d’être. A ceux qui osent une contestation, les gouvernements successifs répondent : « Montrez-nous les originaux ! » Problème : ils ont disparu. Pour comprendre comment, il faut de nouveau remonter dans le temps, cette fois jusqu’en 1920.
Tandis que se prépare, à Londres, l’édition britannique du livre d’Andonian, un médecin arménien prie ce dernier, par l’intermédiaire du patriarche Zaven, de lui confier certains documents originaux susceptibles de mettre en cause le directeur du Bureau des déportations d’Alep, Abdülahad Nuri, dont le procès se tient alors devant la cour martiale d’Istanbul. A l’époque, la justice ottomane se penche en effet sur ces crimes de masse commis pendant la première guerre mondiale. Entre 1919 et 1920, plusieurs tribunaux militaires condamnent à mort par contumace les principaux responsables du régime des Jeunes-Turcs. D’Istanbul aux villes reculées de l’empire, les procès dits « des unionistes » sont interrompus par la montée en puissance des kémalistes et, surtout, par la signature du traité de Sèvres, le 10 août 1920, qui annonce le démantèlement de l’Empire ottoman.
Andonian sait le rôle joué dans les massacres par Abdülahad Nuri, alors supérieur hiérarchique de son informateur, Naïm Efendi. Il accepte donc de fournir à la justice quelques-unes des preuves écrites en sa possession. Celles-ci sont largement utilisées au cours du procès, jusqu’au jour où, à la faveur de l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, l’audience est interrompue, et l’accusé relaxé. Andonian ne pourra jamais récupérer cette partie de son « trésor ».
La même chose, ou presque, se produit à Berlin, en juin 1921. Cette fois, il s’agit pour lui de mettre à disposition de la justice allemande des documents originaux prouvant la responsabilité dans le génocide du ministre Talat Pacha – assassiné dans la ville allemande, le 15 mars 1921 –, à l’occasion du procès de son meurtrier, Soghomon Telhirian. Andonian effectue lui-même le voyage en Allemagne. Malheureusement, il devra repartir avant que les documents lui soient restitués. Ceux-là non plus, il ne pourra jamais les récupérer.
Malgré tout, il lui en reste quelques autres, qu’il dépose en lieu sûr, à la bibliothèque Nubar, à Paris. Située square Alboni, dans le paisible 16e arrondissement, cette bibliothèque, fondée par Boghos Nubar Pacha, est le centre de la mémoire arménienne en France et une véritable mine pour les chercheurs. Aram Andonian en assura lui-même la direction de 1928 jusqu’à sa mort, en 1952.
Taner Akçam ne trouve pas trace des documents en question à la bibliothèque Nubar. Il y a bien longtemps – au moins depuis 1975, semble-t-il – qu’ils n’y sont plus. Perdus ? Volés ? Le « Sherlock Holmes du génocide des Arméniens » n’a pas de réponse, mais il ne baisse pas pour autant les bras. Le voici maintenant qui se penche sur le parcours d’un autre personnage du passé : Krikor Guerguerian, un moine catholique arménien au destin surprenant.
Né en 1911, Krikor est le plus jeune d’une famille arménienne de seize enfants. Dix d’entre eux sont morts durant le génocide, et il a lui-même assisté à l’assassinat de ses parents. Ayant pu rallier Beyrouth avec son frère aîné, il y passe sa jeunesse au sein d’un orphelinat, avant d’intégrer l’université, de poursuivre des études de théologie, de devenir moine et d’entreprendre un doctorat consacré au génocide. Il s’installe ensuite au Caire et y poursuit ses recherches. Il fait la connaissance d’un certain Nemrut Mustafa Pacha, ancien juge du premier tribunal militaire d’Istanbul, chargé, entre 1919 et 1920, des procès des génocidaires. Considéré comme un traître par les kémalistes, il a fui le pays pour sauver sa peau.
Tandis que le moine-chercheur consigne avec application le contenu de leurs discussions, l’ex-juge lui apprend un fait essentiel : la participation, aux différents procès, du Patriarcat arménien de Constantinople, lequel, en sa qualité, a eu droit à une copie de tous les documents figurant dans chaque affaire. Autre précision déterminante : quand les forces kémalistes ont pris le pouvoir, en 1922-1923, le patriarche de Constantinople a décidé d’acheminer tous ces documents à Marseille, où résidait un prêtre arménien de sa connaissance, Grigoris Balakian. Ces archives ont ensuite connu un destin mouvementé : transférées dans un premier temps à Manchester (Royaume-Uni), elles ont été déposées plus tard au Patriarcat arménien de Jérusalem.
Krikor Guerguerian se précipite donc vers la Ville sainte et photographie tout ce qu’il trouve : télégrammes comportant les ordres d’extermination, déclarations des employés civils et militaires, témoignages écrits et oraux des témoins, parties civiles et accusés. Il se rend aussi à la bibliothèque Nubar, où, en 1950, il photographie le « trésor » – du moins ce qu’il en reste – de l’intellectuel Andonian, ce « pionnier » qu’il a sans doute été le dernier à voir.
Taner Akçam avance sur les traces de Krikor Guerguerian. Sa quête le mène à New York, où il parvient à retrouver le neveu de celui-ci, le docteur Edmond Guerguerian. Dès leurs premiers échanges, ce dernier lui apprend la mort du moine-chercheur, en mai 1988. Persévérant, l’historien tente de nouer une relation de confiance avec ce médecin plutôt méfiant et taiseux. Au fil des mois, il obtient l’accès aux archives privées du moine, stockées dans une cave d’un immeuble situé dans le Queens. Poussiéreuse, sombre et froide, elle regorge de milliers de documents, plus ou moins classés.
En ce mois d’avril 2015, soit cent ans après le génocide, la chance est avec Taner Akçam quand il prend un classeur au hasard, d’où tombe une feuille blanche pliée en deux : un côté est écrit en turc moderne, l’autre en anglais. Entre ses mains : un extrait des « Mémoires » de l’employé de bureau Naïm Efendi ! « “Oh mon Dieu !”, me suis-je dit », raconte Taner Akçam.
Reste à tout scanner, traduire, analyser, décortiquer, afin de répondre aux arguments des historiens turcs ayant invalidé, en 1983, le travail du « pionnier » Andonian. « Sherlock Holmes » va devoir déployer de nouveaux talents.
Pour commencer, il lui faut démontrer l’existence du fameux Naïm Efendi. Car, pour les négationnistes turcs et étrangers, aucun fonctionnaire de l’Empire ottoman n’est enregistré sous ce nom. Et s’il n’a jamais existé, il ne peut pas y avoir de « Mémoires », encore moins de télégrammes de planification du génocide.
Or, en épluchant les archives de l’état-major militaire turc, Taner Akçam trouve non seulement mention d’un Naïm Efendi, rattaché au Bureau des déportations à Alep, mais la preuve que ce dernier a été appelé à témoigner, les 14 et 15 novembre 1916, dans le cadre d’une enquête sur la corruption et le laxisme de gendarmes lors de la déportation des Arméniens entre Alep et Deir ez-Zor (aujourd’hui en Syrie). Son nom ressort aussi dans divers autres documents, notamment dans la correspondance officielle du ministre Talat Pacha, les 17 novembre et 1er décembre 1915. Naïm Efendi n’est donc pas une « fiction arménienne ».
Ensuite, Taner Akçam doit prouver l’authenticité des documents mis au jour, et notamment leur juste « décodage », car la plupart des ordres envoyés par câble étaient codés. Profitant de l’ouverture partielle d’archives turques, en 2002, puis de la déclassification, au début des années 2010, de documents officiels turcs sur la période de la première guerre mondiale, il stocke un maximum de sources qui lui seront d’une aide précieuse.
Comment s’y prend-il pour casser le codage ? En commençant par s’intéresser à un homme qui, à l’époque, en connaissait les secrets : le docteur Behaeddine Chakir, personnage-clé du génocide des Arméniens, membre du Comité Union et Progrès (CUP), parti au pouvoir à Constantinople depuis la révolution des Jeunes-Turcs en 1908, et responsable de l’entrée en guerre de l’Empire ottoman au côté de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, en 1914. Taner Akçam va lui consacrer une partie de ses investigations.
Haut dignitaire du régime, Behaeddine Chakir est également le chef de l’Organisation spéciale (OS) du CUP, chargée de l’exécution des ordres de tuer. En août 1914, alors que la guerre vient d’éclater en Europe, Chakir sillonne les provinces reculées de l’Empire et supervise l’état de l’OS. Avant de partir, il se voit remettre l’une des clés de codage provenant du ministère de l’intérieur. Ses câbles doivent respecter un code à quatre chiffres arabes version orientale. Le docteur doit les signer sous le titre de « chef de l’Organisation spéciale » et correspondre avec le chef du gouvernement et le ministère de la guerre.
Au printemps 2015, Taner Akçam s’enferme chez lui avec l’ensemble de ces documents. En toute discrétion, il se concentre sur la comparaison des différents câbles, ceux de la correspondance officielle du gouvernement ottoman, dont une grande partie a été décodée et déclassifiée, avec ceux signés de la main de Behaeddine Chakir. « Cette première tâche n’a pas été difficile », dit-il aujourd’hui. Elle lui a surtout permis de conclure que le chef de l’OS a bien eu recours à la clé de codage, puisque les mots et suffixes utilisés par les télégrammes officiels et ceux de ce cadre du régime sont identiques.
Mais il reste à Taner Akçam à accomplir le plus difficile : prouver que le même codage a été utilisé pour les télégrammes du ministre Talat Pacha. Un travail de comparaison minutieux, fastidieux, chiffre après chiffre, mot après mot, qui a duré des mois, mais au terme duquel l’historien démontre la similitude parfaite entre les deux sources. Des mots, tels que « déportations » (4889), « Arméniens » (8519), sont lestés des mêmes suites de chiffres… Les télégrammes de la mort sont bien officiels. La démonstration est implacable.
Taner Akçam n’oubliera jamais ce jour d’août 2015, où il prend conscience que sa trouvaille va porter un coup fatal aux négationnistes. « J’étais chez moi à Worcester, tout près de l’université Clark, et mon cœur explosait. J’ai bondi de mon bureau et je me suis précipité dans le jardin. Il tombait une petite pluie fine et j’ai couru, les bras ouverts, le visage tourné vers le ciel. “J’ai réussi ! J’ai réussi !” »
Il ne lui reste plus qu’à terminer son livre et à tout faire pour partager sa découverte avec le monde entier. Les « ordres de tuer » ne seront alors plus un secret.