Telegram, l’application au cœur du trafic d’esclaves de l’organisation Etat islamique

mis à jour le Vendredi 11 octobre 2024 à 15h55

Lemonde.fr |  Par Sofia Amara 

Enquête - Un marché tentaculaire d’otages yézidis, hébergé sur le réseau social de Pavel Durov, s’est développé en toute impunité à travers le « califat », de 2014 jusqu’à sa chute en 2019. Aux charges visant déjà, en France, le sulfureux patron de Telegram, pourrait s’ajouter celle de complicité de crimes contre l’humanité.

A travers les rues désertes parsemées de carcasses de voitures calcinées, une vieille berline fonce en direction des monts Sinjar, dont l’imposante silhouette déchire l’horizon, aux confins nord-ouest de l’Irak. A l’arrière du véhicule, une fillette yézidie de 5 ans vient d’être arrachée aux griffes de l’organisation Etat islamique (EI), au terme d’une opération d’exfiltration qui aura duré près d’une semaine. Ce début de mois de juillet 2016 marque pour la petite Imane (le nom a été changé) la fin d’un calvaire de deux ans.

Rescapée des massacres perpétrés le 3 août 2014 par l’EI contre les yézidis sur leurs terres ancestrales, elle a été capturée et réduite en esclavage par les hommes en noir. D’abord à Mossoul, capitale irakienne du « califat » proclamé par Abou Bakr Al-Baghdadi, où la petite fille est mise à prix à 6 000 dollars (5 460 euros de l’époque), puis dans le bastion syrien de l’EI à Rakka, où elle est proposée à 4 000 dollars le 22 juin 2016. L’offre de vente, que Le Monde a consultée, précise qu’Imane « fait pipi au lit ». L’annonce a été publiée sur un marché virtuel où les enfants otages de l’EI sont achetés ou vendus aux enchères par les djihadistes : des garçons, destinés à devenir enfants soldats dès l’âge de 7 ans, et des filles réduites au rang d’esclaves sexuelles. Ce trafic tentaculaire, hébergé sur la plateforme de messagerie en ligne Telegram, va proliférer en toute impunité à travers le « califat », jusqu’à sa chute en 2019.

Durant toute cette période, un homme a traqué, sur Internet comme sur le terrain, ce trafic d’êtres humains : Bahzad Farhan. Ce trentenaire yézidi est originaire de la province irakienne de Dohouk, où se niche le temple de Lalesh, haut lieu de spiritualité de sa communauté religieuse, persécutée à travers les âges car qualifiée d’adoratrice de Satan par les fondamentalistes chrétiens et musulmans et vouée à la « purification » par les djihadistes. Selon une enquête de terrain, basée sur des recensements systématiques, publiée en 2017 par PLOS, un éditeur scientifique en ligne, environ 3 100 yézidis sont morts lors de l’offensive d’août 2014. Sur ce total, 1 400 ont été exécutés et 1 700 ont péri d’inanition dans les conditions effroyables qui régnaient sur les monts Sinjar. A l’époque de ces estimations, sur 6 800 yézidis pris en otage, 2 500 étaient encore portés disparus.

Né dans une famille aisée de négociants en spiritueux, dispersée entre l’Irak et l’Allemagne, Bahzad Farhan est une force tranquille. Mais son inamovible sourire cache une détermination sans faille. Face au génocide des siens, l’homme a mis de côté ses affaires pour se consacrer aux otages yézidis de l’EI, pour les sauver, définir l’identité des bourreaux et documenter leurs crimes. « Il n’y a pas de trace écrite des massacres que nous avons subis à travers l’histoire, explique Bahzad. La mémoire yézidie s’est transmise de manière orale [depuis six mille ans]. J’ai voulu que, cette fois, nous gardions des preuves tangibles de l’innommable. » Bahzad recense les morts et les disparus, recueille les témoignages des rescapés, collecte les indices, parvient à entrer en contact avec des otages et, parfois, à les exfiltrer du « califat ». En 2017, il fonde l’association Kinyat et s’associe à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) à Paris. Ensemble, ils publient, en 2018, un rapport édifiant sur les crimes sexuels commis contre les yézidis par les recrues étrangères – notamment françaises – de l’EI.

Bahzad lit, imprime et répertorie les atrocités déversées sur la Toile par les djihadistes, constatant leur prédilection grandissante pour Telegram. L’application, qui permet de communiquer en privé avec plusieurs correspondants, offre aussi la possibilité de créer des groupes publics contenant jusqu’à 200 000 membres, et des canaux de communication dont seuls les administrateurs contrôlent le contenu. Redoutable outil de propagande et de recrutement, ces canaux peuvent rassembler des millions d’internautes. L’EI y diffuse des images de décapitation, des anachid (sorte de chants islamiques), des discours du « calife » autoproclamé Abou Bakr Al-Baghdadi, des appels à rejoindre le « califat » dans diverses langues. « Quand Telegram a vu le jour, en 2013, presque personne ne l’utilisait en Irak, précise Bahzad. C’est avec Daech [acronyme arabe désignant l’EI] que j’ai vraiment découvert cette application. »

Activités très lucratives

Au sein même de la communauté yézidie, l’exfiltration des otages de l’EI devient une activité très lucrative. Des « passeurs », chargés de ramener les captifs en zone libre, exigent parfois de grasses rémunérations pour leurs services. Un matin de l’été 2015, l’un d’eux, Hadi (le nom a été changé), soumet à Bahzad la capture d’écran d’une discussion en ligne entre djihadistes. Ils y négocient l’acquisition d’enfants au sein d’un groupe intitulé « Marché aux esclaves », hébergé par Telegram – dont Bahzad reconnaît le logo figurant un avion de papier. Hormis les cas de très jeunes yézidis destinés à l’adoption par des couples stériles, il n’est pas rare que les otages soient le moyen de faire des bénéfices en monnayant leur libération auprès de leurs familles. Les djihadistes font alors appel à des intermédiaires aux scrupules peu encombrants, tel Hadi. C’est pour sceller l’une de ces ventes que le passeur a reçu, la veille, une capture d’écran exhibant des mineurs proposés aux enchères sur Telegram.

Des présentations laconiques en font la promotion. « Esclave à vendre, 12 ans, déflorée, très belle, [réside à] Rakka… 13 000 dollars, dernier prix !!! », détaille une annonce sur « Le Marché du califat », qui compte 421 membres. Parmi les douze groupes Telegram infiltrés par Bahzad, celui-ci est surtout fréquenté par des anglophones. « Je suis certain qu’il y avait des Français et des Allemands, relate Bahzad. L’administrateur du groupe s’appelait d’ailleurs Abou Mohammed Al-Almani [dont la nisba signifie “l’Allemand”]. »

« Le Centre commercial de l’Etat islamique », lui, rassemble 718 membres. Comme les autres groupes de vente abrités par Telegram, il s’agit d’un véritable « Leboncoin » pour djihadistes qui, au milieu d’annonces proposant kalachnikovs, fusils d’assaut M4 ou ceintures explosives à 200 dollars, s’arrachent des filles – vierges de préférence – ou des garçons pour faire le ménage, préparer le café ou apprendre le maniement des armes. On s’y adonne aussi au troc : un enfant contre une voiture, un pistolet Glock ou des chaussures. Comme cet acheteur qui, sur la messagerie, écrit en allusion au récit, réfuté par les théologiens, selon lequel Abdallah, fils d’Omar Ibn Al-Khattab, compagnon de Mahomet, aurait échangé une esclave contre des souliers : « Ce n’est pas une blague, ni du sarcasme, [mais une manière de] suivre l’exemple des compagnons [du Prophète]. Si quelqu’un veut échanger une esclave contre une paire d’Adidas, qu’il m’envoie un message privé. » Une réponse s’affiche aussitôt : « Quelle pointure ? » Puis une autre : « Si quelqu’un veut échanger une esclave contre des chaussures, je lui donne deux paires d’Adidas… et des chaussettes en prime. »

Vulgaire marchandise

S’ils adoptent le plus souvent l’anonymat, les djihadistes ne craignent pas de révéler leur voix dans les messages vocaux laissés sur Telegram. Dans l’un d’eux, un intermédiaire, chargé de la vente d’une otage de 14 ans, propose ainsi à un acquéreur de s’assurer auprès des deux précédents « maîtres » de l’adolescente que celle-ci n’a pas été « pénétrée trop souvent ». Les tribunaux de l’EI, qui encadrent le trafic d’esclaves selon la charia, ont fixé à 9 ans l’âge de nubilité des filles. A un acheteur, refroidi par la jeunesse d’une yézidie de 7 ans, proposée à 7 000 dollars, le vendeur déploie un argumentaire commercial qui lui permettra de conclure : la fillette aurait déjà des poils pubiens, un signe de puberté qui, pour les tribunaux, signifie qu’elle est prête. Sur présentation de « preuves », les juges de l’EI peuvent accorder des dérogations permettant d’avoir des relations sexuelles avec des esclaves avant l’âge officiel requis, et de les vendre à travers tout le « califat ». « Telegram, c’est le marché de l’horreur, l’Amazon de l’esclavage, soupire Bahzad. Sur cette messagerie, ils ont vendu des êtres humains en Irak et les ont livrés en Syrie, et inversement, comme de la vulgaire marchandise. »

L’infiltration de ces groupes Telegram et ses échanges en ligne avec les djihadistes permettent à Bahzad d’identifier les otages encore en vie, de prétendre vouloir les acheter pour finalement les exfiltrer, notamment grâce à la complicité, au cœur du « califat », de citoyens arabes révulsés par ces pratiques moyenâgeuses. Au total, il parvient à sauver 55 femmes et enfants yézidis et chrétiens. Il a aussi accumulé des preuves de ces actes, constitutifs de crimes contre l’humanité : déportations, réduction en esclavage, viols, entre autres. D’innombrables éléments sonores, des vidéos et des photos, ainsi que 6 000 pages de captures d’écran, constituent ce dossier explosif qu’il intitule « Les marchés de Telegram ».

Dès 2018, il frappe à toutes les portes, de la Cour pénale internationale, à La Haye, au Mécanisme international, impartial et indépendant, basé à Genève et créé par les Nations unies pour faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Syrie. A Paris, il soumet ses preuves à deux organismes d’enquête : à l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), affilié à la direction générale de la police nationale, et à l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (ex-Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre), qui dépend de la gendarmerie nationale. Il saisit en outre le pôle crimes contre l’humanité du parquet de Paris et parvient à convaincre des victimes de le suivre en France pour témoigner.

« Bahzad Farhan a fait un travail extraordinaire, souligne Clémence Bectarte, coordinatrice du Groupe d’action judiciaire de la FIDH. Il a soumis un nombre très important d’éléments matériels, de preuves incroyables, notamment les conversations Telegram en sa possession. Il a aussi détaillé aux enquêteurs la méthodologie suivie pour recueillir ces preuves, qui démontrent l’idéologie génocidaire de Daech à l’encontre des yézidis. »

En attendant que la justice se mette en marche, Bahzad se rend, en septembre 2018, dans le camp de concentration d’Auschwitz, se recueille devant les vestiges des chambres à gaz, découvre le mémorial et la manière dont la Shoah y est documentée, le souvenir sanctuarisé. L’activiste espère un jour ouvrir un musée du génocide yézidi, en collaboration avec le Musée d’histoire militaire de Dresde. « A Auschwitz, écrit-il dans son carnet de route, j’ai prononcé une prière yézidie pour les victimes juives. Les photos, les textes, les objets : tout dans le camp respire la souffrance de ces victimes. Elle est palpable, créatrice de tant d’empathie. »

Pavel Durov, un sulfureux milliardaire

Pour ceux qui portent, depuis près d’une décennie, le dossier des marchés virtuels aux esclaves de l’EI, l’espoir renaît après l’interpellation de Pavel Durov, patron et cofondateur de Telegram, le 24 août, à l’aéroport du Bourget. Le sulfureux milliardaire de 40 ans, également fondateur du réseau social russe VKontakte (dont il a vendu ses parts en 2014), est visé par une enquête portant sur des faits de complicité de crimes graves et pour ses refus répétés de répondre aux demandes des enquêteurs français. Son application de plus de 900 millions d’utilisateurs revendiqués dans le monde est accusée d’avoir laissé prospérer trafics de stupéfiants, blanchiment d’argent, pédopornographie… Entre autres infractions. Dans cette longue liste, cependant, nulle mention n’est faite des crimes contre l’humanité perpétrés par l’organisation Etat islamique sur Telegram.

Depuis sa ville de Dohouk, Bahzad Farhan reprend son bâton de pèlerin. Alors que Pavel Durov est encore en garde à vue, il recontacte les enquêteurs de l’OCRVP pour leur demander d’examiner la possibilité d’inclure au dossier des charges concernant le rôle de Telegram dans l’achat et la vente de femmes et d’enfants yézidis. Conscient du caractère exceptionnel de la mise en examen du patron de Telegram, Bahzad s’interdit tout optimisme. Pavel Durov ne manque pas de soutiens : de la Russie, où le Kremlin a pourtant tenté d’interdire l’application en 2018, du lanceur d’alerte Edward Snowden, qui dénonce une « prise d’otage », ou encore d’Elon Musk, patron de X. Les Emirats arabes unis, qui abritent le siège social de Telegram, se joignent à cette vague de solidarité. Le richissime pays du Golfe, qui tient ses habitants sous haute surveillance et bloque les fonctionnalités d’appels vocaux et vidéo d’applications de communication telles que WhatsApp, demande à la France un accès consulaire à Pavel Durov, qui a acquis la nationalité émiratie malgré sa foi en un Etat minimal et en la totale liberté d’expression.

« Après avoir affronté Daech, nous voilà aux prises avec les puissants de ce monde », ironise Bahzad, tout en soulignant que les membres de l’EI qui ont survécu à la disparition territoriale du « califat », en 2019, continuent à échanger sur Telegram, notamment pour administrer les reliquats de leur butin de guerre – dont des esclaves yézidies. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, si la plupart des otages ont été libérés, 1 277 d’entre eux étaient toujours captifs en août 2023. Nombre d’esclaves sexuelles restent aux mains de cadres de l’EI, dont certains ont trouvé refuge en Turquie, où la police est parvenue, depuis 2020, à libérer au moins deux yézidies vendues aux enchères sur le Web.

Telegram continue aussi d’abriter des canaux et des groupes d’anciens membres ou de partisans de l’organisation djihadiste, qui diffusent des « archives » de l’EI, dont des exécutions et des anachid (en français et en allemand notamment) appelant à la guerre contre les « mécréants ». Un groupe est dédié aux détenues du camp syrien d’Al-Hol, poudrière djihadiste en passe de devenir un « minicalifat ». Cette présence en ligne est résiduelle, en comparaison, par exemple, de celle du Hamas palestinien, dont certains canaux Telegram comptent plus de 150 000 abonnés. Dès 2021, et jusqu’en septembre 2023, l’organisation y a diffusé des vidéos de ses entraînements militaires et de techniques qui allaient être employées lors du massacre du 7 octobre 2023 : utilisation d’explosifs pour pratiquer des brèches dans la barrière entourant la bande de Gaza, neutralisation des dispositifs de surveillance à l’aide de drones armés et infiltration du territoire israélien par les airs, avec des parapentes. Les Brigades Ezzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, qui ont inondé Telegram de vidéos après l’attaque, continuent, à ce jour, d’y diffuser la propagande du mouvement.

Le 31 août, les corps de six Israéliens, enlevés par le Hamas, sont découverts dans le sud de la bande de Gaza. Selon les éléments d’autopsie rendus publics en Israël, les otages ont été exécutés « à bout portant », vingt-quatre ou quarante-huit heures auparavant. Tandis que la population israélienne laisse éclater sa colère et décrète une « grève générale » afin de forcer le gouvernement de Benyamin Nétanyahou à conclure un accord permettant la libération des otages encore retenus dans l’enclave palestinienne, le Hamas annonce, sur Telegram, que « les [six] morts s’adresseront » bientôt au public. Des vidéos seront diffusées sur la messagerie, entre le 2 et le 6 septembre, parfois précédées d’une bande-annonce en arabe, en anglais et en hébreu. Les otages y accusent le chef du gouvernement d’être responsable de leur calvaire. Une stratégie de la terreur, véhiculée sur Telegram, sans la moindre modération de l’application.

Crimes contre l’humanité

L’impunité dont jouit Telegram pourrait prendre fin en raison des stratagèmes que son PDG, Pavel Durov, a lui-même choisis pour se protéger des régimes autoritaires qui prennent aujourd’hui sa défense. L’homme a en effet décidé de collectionner les passeports – russe, émirati et même du paradis fiscal caribéen Saint-Kitts-et-Nevis. En août 2021, il obtient la nationalité française sur intervention de l’Elysée, alors même que la sulfureuse messagerie est dans le viseur des autorités françaises depuis les attentats de Paris en 2015.

Le président Emmanuel Macron, qui proposera une « coalition internationale » pour lutter contre le Hamas, au lendemain de l’attaque du 7-Octobre, avait décidé, deux ans auparavant, de faire bénéficier Pavel Durov de cette procédure de naturalisation, réservée aux étrangers contribuant « au rayonnement de la France ». Un discernement discutable, qui pourrait aboutir à un retournement de situation contre l’« émérite » Paul du Rove – nom francisé de Durov – et jouer en faveur des victimes yézidies vendues sur Telegram. La charge la plus grave qui pourrait s’ajouter aux poursuites judiciaires visant Pavel Durov en France est, en effet, celle de complicité de crimes contre l’humanité, notamment pour la réduction en esclavage des yézidis. De tels crimes relèvent de la compétence du pôle crimes contre l’humanité du Parquet national antiterroriste quand sont impliqués des auteurs de nationalité française. Avoir sollicité – et obtenu – cette dernière pourrait s’avérer ne pas être la meilleure idée qu’ait eue le génie de la tech.

D’autant que, dans cette affaire, la justice française peut s’appuyer sur la jurisprudence Lafarge, le cimentier français mis en examen pour complicité de crimes contre l’humanité. La société, désormais filiale d’Holcim, est accusée d’avoir versé, entre 2013 et 2014, quelque 13 millions d’euros à divers groupes armés, dont l’EI, afin de maintenir l’activité d’une cimenterie à Jalabiya, en Syrie. « Cette mise en examen constitue une décision historique, pointe Me Bectarte. Ce que nous dit la Cour de cassation, qui l’a confirmée [le 16 janvier], c’est que la complicité de crime contre l’humanité n’exige pas l’adhésion à la conception du crime. Il suffit, pour être complice, d’en avoir eu connaissance et d’avoir contribué à sa réalisation, par son aide ou son assistance. »

Or, dès 2016, la presse internationale s’est fait l’écho de ce trafic d’êtres humains sur Telegram. « Pavel Durov ne pouvait pas l’ignorer ! », tranche Bahzad. Et si l’entreprise Lafarge a été mise en examen en tant que personne morale, « la justice française pourrait exercer sa compétence à l’encontre d’une personne physique pour complicité de crimes contre l’humanité », conclut l’avocate de la FIDH. Contacté pour Le Monde, le Parquet national antiterroriste a affirmé, dans un courrier datant du 17 septembre, avoir « ouvert des enquêtes du chef de crimes contre l’humanité au préjudice des victimes issues de la communauté yézidie, visant notamment la réduction en esclavage », mais précise qu’aucune enquête n’est en cours, « à ce stade », concernant Telegram.

En attendant l’issue de ce long combat, Bahzad Farhan se consacre à son projet de musée, loin des monts Sinjar, où un monument commémoratif du génocide yézidi a été inauguré, fin 2023. S’il a choisi l’Allemagne, où réside une importante communauté yézidie, plutôt que l’Irak, c’est pour éviter que le musée ne disparaisse « lors du prochain massacre ». C’est aussi, ajoute-t-il, parce que les autorités irakiennes ne sont pas prêtes à laisser exposer certaines pièces en sa possession : des lettres, des photos, des éléments sonores et les échanges des djihadistes sur Telegram. Une crainte de l’amalgame entre le terrorisme et l’islam, injustifiée selon l’activiste, l’EI n’ayant pas épargné les populations musulmanes. « La mémoire ne remplace pas la justice, concède Bahzad, les victimes juives ont eu les procès de Nuremberg [de 1945 à 1946], mais ce qui perpétue leur souvenir, c’est le camp silencieux d’Auschwitz qui défie le temps. » « La mémoire, conclut-il, c’est la victoire des victimes sur leurs bourreaux. C’est ce qu’il nous restera, si tout espoir de justice est définitivement perdu. »