Trabzon, fief des ultranationalistes turcs


 2 juillet 2007 | TRABZON (Turquie) ENVOYÉE SPÉCIALE

ichée à flanc de montagne sur la mer Noire, l'antique Trébizonde, restée le plus grand port de la région, n'est plus qu'une banale ville "globalisée" : boutiques de luxe et vieux bazar animé au centre, immenses cités-dortoirs en périphérie. Semblable, donc, à tant d'autres cités turques, si ce n'est son aspect plus "laïque", avec sa majorité de femmes sans voile, déambulant même la nuit entre restaurants et cafés.


AFP/MUSTAFA OZER
La ville turque de Trabzon, le 2 février 2007.

Alors, "Pourquoi Trabzon ?". Cette question, parue en manchette d'un quotidien local, obsède depuis l'arrestation de huit jeunes "ultranationalistes" de cette ville, accusés du meurtre de Hrant Dink, le journaliste qui se revendiquait autant turc qu'arménien et, surtout, démocrate. Celui qui a avoué l'avoir tué, Ogün Samast, aurait 17 ans. Un an plus tôt, c'est un gamin de 16 ans qui avait assassiné le seul prêtre chrétien de Trabzon.

Entre-temps, des militants pris pour des "terroristes kurdes" ont failli y être lynchés par une foule ameutée à dessein et félicitée par le gouverneur local pour sa "vigilance patriotique". Sans parler d'autres crimes dont l'écho a été étouffé... Mais celui du meurtre de Hrant Dink s'est propagé même au-delà de la Turquie. Trabzon, réputée pour son patriotisme, son amour des armes et le nombre record de ses "martyrs" tombés face au séparatisme kurde, serait-elle surtout un nid de violence sectaire ?

"Ne vous méprenez pas sur la question", dit Ali Öztürk, seul directeur de quotidien local "démocrate, ouvert, pro-européen", sept autres titres s'affichant, à des degrés divers, "nationalistes", terme à connotation positive en Turquie, et à Trabzon en particulier.


"Ces jeunes, incultes et désoeuvrés, ne sont que des exécutants, choisis à Trabzon à cause de la réputation de notre ville", plaide M. Öztürk. Choisis par qui ? Il pointe la photo publiée après le meurtre de Hrant Dink, montrant l'un des inculpés, l'étudiant Erhan Tuncel, à côté du chef du Parti de la grande unité (BBP), extrémiste et islamisant, issu du grand mouvement nationaliste turc des Loups gris. Cet étudiant serait aussi, selon la presse, un informateur de la police et de la gendarmerie, ainsi prévenues des mois à l'avance du projet d'assassinat monté par ses amis... Pour Ali Öztürk, le coupable serait donc cet "Etat profond", formé de "gangs à l'intérieur des institutions", selon les termes du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan.

L'accusation ne trouble pas le chef local du BBP, Yasar Cihan, tout sourire dans son bureau donnant sur le port, orné d'une grande carte de la Russie avec laquelle il dit faire commerce de charbon.

Alors qu'un troisième inculpé - ayant déjà été emprisonné pour un attentat, en 2004, contre le restaurant McDonald's de Trabzon - est soupçonné d'avoir reçu, après cet attentat, de l'argent de Yasar Cihan, ce dernier nie en bloc. "Ces jeunes étaient très bien, très respectueux : ils nous baisaient la main, mais ils sont devenus plus radicaux que nous et, depuis trois ans, je ne les voyais que dans la rue... Je ne pouvais plus les modérer", dit-il. Avant d'exposer ses propres idées "modérées" : "Savez-vous qu'à Trabzon il y a 600 agents étrangers ? Que les Etats-Unis veulent occuper l'est de la Turquie et l'Union européenne l'Ouest ? Mais on ne les laissera pas faire..." Quant à l'assassinat de Hrant Dink, il a "nui à la Turquie" et ses auteurs "sont à chercher parmi nos ennemis, tels la diaspora arménienne que Hrant Dink lui-même critiquait".

Cette vision paranoïaque, dans des versions moins caricaturales, est partagée par un cercle beaucoup plus large, en Turquie et à Trabzon en particulier, que celui des sympathisants de ce petit parti. Professeur d'anglais, le jeune Hakan se dit "de gauche et démocrate, comme la majorité des gens à Trabzon, qui ne supportent plus la collusion de la mafia et des administrations", mais il soupçonne lui aussi des "puissances extérieures" de manipuler les jeunes meurtriers. Tout en assurant, comme beaucoup en ville, que ces derniers sont "des malades, qui pensent devenir riches et célèbres comme les mafieux qui tuent pour la patrie dans des séries télévisées, ou ceux qu'ils voient autour d'eux"...


SILENCE ET PEUR


A Pelitli, la banlieue où vivaient les jeunes inculpés de l'affaire Dink, les habitants se murent dans le silence. La gendarmerie, en charge de ce canton rural, y a ordonné par haut-parleurs de "ne pas parler aux étrangers". Y compris donc, assurent certains, aux enquêteurs de la police, responsable des zones urbaines... Mais la peur a surtout gagné les quelques dizaines de militants locaux regroupés dans la section locale de l'Association des droits de l'homme (IHD), dont le chef, Gültekin Yücesan, fait partie de ceux qui ont reçu des menaces de mort, à l'instar de Hrant Dink. C'est surtout pour les protéger qu'a été organisée autour d'eux, il y a une semaine, une réunion des élites de la ville, à l'initiative d'une native de Trabzon, Nuray Mert, tenante d'un dialogue avec les islamo-nationalistes de la Turquie profonde. "Mes amis, dit-elle, me traitent de "nationaliste", mais à quoi servent les échanges entre seuls intellos libéraux ?"

Le dialogue n'a pas vraiment eu lieu dans le grand théâtre archicomble de Trabzon. Un poète venu d'Allemagne, Yasar Miraç, a tenté d'y relancer le message émis lors d'un premier colloque à Trabzon, au cours duquel il avait été vilipendé comme "traître", à savoir qu'il est urgent de promouvoir, dans la ville de sa jeunesse, la culture perdue lors de la première guerre mondiale, avec la disparition de ses communautés grecque et arménienne, puis du départ de ses autres élites urbaines, remplacées par les seuls ténors du culte de l'équipe de football locale et les mafieux exploitant les prostituées venues en masse de l'ex-URSS dans les années 1990. C'en était encore bien trop pour l'auditoire, d'où sont montées des huées. Et le "traître" Miraç a été évacué de la tribune.

D'autres orateurs ont cependant défendu, ensuite, son droit à la parole. "Les gens de Trabzon commencent à réfléchir", entendait-on à la sortie du théâtre. Le chef de l'IHD reconnaît ne pas encore y croire, lui qui espérait que des intellectuels oseraient dénoncer à la tribune l'"Etat profond" dont des représentants siégeaient dans la salle...

Sophie Shihab