INVASION Combats dans le village de Bosoufane (sud d'Afrine) entre les forces turques et les Kurdes, le 22 mars 2018 | Photo : afp.com/ OMAR HAJ KADOUR
L'Express | mercredi 4 avril 2018 | Par CHRISTIAN MAKARIAN
L’intensification des efforts militaires d’Ankara en Syrie accélère la désintégration du Moyen-Orient
L’annonce faite par le président turc est claire et nette; ce n’est ni plus ni moins qu’un corridor qui longe presque toute la frontière turque le long de la Syrie que Recep Tayyip Erdogan veut maintenant vider de toute présence armée kurde. Une telle zone s’étendrait même sur une portion de l’Irak, soit 900 kilomètres au total, puisque le leader turc vient de mettre en demeure les autorités de Bagdad d’agir contre les éléments du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui disposent de bases arrière et de camps d’entraînement dans le nord du pays. « Si vous devez le faire, faites-le. Si vous n’êtes pas en capacité de le faire, alors, une nuit, nous pourrons soudainement entrer dans le Sinjar [nord-ouest de l’Irak] pour le nettoyer du PKK », a déclaré M. Erdogan.
Après la prise d’Afrin, le 19 mars, un des bastions des Forces démocratiques syriennes (dominées par les forces armées kurdes des Unités de protection du peuple, ou YPG), la Turquie vise maintenant les autres villes où les Kurdes de Syrie se sont implantés militairement : Manbij, Kobané, Tall Abyad, soit autant de noms salués par les états-majors occidentaux comme des actes de bravoure des forces kurdes contre les djihadistes de Daech. Du reste, on trouve dans ces localités des forces américaines à l’appui des Kurdes, qui devraient, selon le scénario voulu par Erdogan, prestement plier bagage devant l’avancée des troupes turques. Soit un pays de l’Otan en chassant un autre, et non des moindres, le tout assorti de scènes de pillage avérées. Bref, une absurdité destructrice, même si l’agenda caché des Forces démocratiques syriennes comprend la ferme intention de créer un Etat kurde dans le nord de la Syrie, baptisé Rojava, sans demander l’avis de personne ni même celui des populations arabes concernées.
Nous assistons à une guerre dans la guerre : Ankara profite du désastre syrien pour faire avancer ses pions parce qu’il n’existe à ses yeux aucune différence entre le PKK turc et les YPG. Nul ne songe à défendre le PKK, classé comme organisation terroriste par l’Union européenne. Mais le président turc poursuit des objectifs limpides : sur la scène intérieure, il veut incarner un discours nationaliste « Grand Turc », générateur de popularité, et, sur le front extérieur, conforter son pouvoir sur l’armée la plus puissante du Moyen-Orient en lui offrant des victoires. Il a choisi cette politique au mépris des frontières, des principes de droit international et de ses partenaires au sein de l’Otan, car il spécule sur le fait que l’Europe a besoin de la Turquie, notamment pour gérer la crise des migrants. Mais les puissances européennes, en premier lieu la France, font deux constatations : premièrement, les Etats-Unis donnent des signes de désengagement en Syrie; deuxièmement, il y a tout lieu de s’inquiéter face aux initiatives de plus en plus irresponsables qui sacrifient leurs seuls alliés en Syrie, à savoir les Kurdes. Laisser les adversaires de Daech se faire écraser paraît aussi moralement condamnable que stratégiquement inconcevable; c’est ce qui a motivé l’accueil qu’Emmanuel Macron a réservé, à Paris, aux représentants des Forces démocratiques syriennes.
D’une part, la Turquie est en train de procéder à une invasion en Syrie, ce qui complique encore le conflit et justifie d’autant plus que l’on prenne la défense des Kurdes. D’autre part, l’éradication de ces mêmes forces kurdes s’effectue au détriment des intérêts internationaux, si chèrement défendus contre un hyperterrorisme qui a fait tant de victimes innocentes en Europe (ainsi qu’en Turquie).