Ce mannequin d'un magasin de mode islamique fait face, à Ankara, à la statue d'Atatürk, «père» de la Turquie laïque moderne. (Photo: AFP)
Car jamais l’autorité de M. Erdogan, solidement installé avec la victoire électorale sans partage de son parti AKP le 3 novembre 2002, n’a semblé aussi fragilisée. Et la récente ouverture d’une instruction judiciaire à l’encontre du Conseil de l’enseignement supérieur (Yök) et de l’Association des industriels et hommes d’affaires de Turquie (Tüsiad) pour tentative d’influencer le cours de la justice -sur son inspiration directe puisqu’il les avait accusés en direct à la télévision de «crime constitutionnel»- ne trahit rien d’autre que sa perte de patience face à un front de difficultés de plus en plus large. «Le sol se dérobe sous les pieds de l’AKP», résumait vendredi dans Radikal l’éditorialiste Mehmet Ali Kislali, pour qui «M. Erdogan a commencé à commettre de sérieuses erreurs», et son parti à «trahir ses véritables intentions», qui seraient selon lui de changer la nature du régime laïc en place.
Tiraillé entre une frange républicaine et une tendance radicale
Malgré les démentis du gouvernement, l’incarcération à la mi-octobre du recteur de l’université de Van pour malversation supposée dans un appel d’offres s’élevant à 25 millions de dollars (il a été libéré jeudi soir après 76 jours de détention) a été perçue par le camp laïc comme une tentative d’assujettir une nomenklatura séculariste qui bloquait plusieurs réformes chères à la frange la plus conservatrice de son électorat. L’insistance de ces deux institutions, aussi puissantes qu’attachées à la laïcité de la Turquie, à réclamer la libération de Yücel Askin, malade, a fini par faire sortir le chef du gouvernement de ses gonds en brandissant la menace de sanction judiciaire et, grande première dans l’histoire du pays, à susciter une alliance objective entre le patronat et la première centrale syndicale, le Disk, qui a clamé son soutien à la Tüsiad !
Le Yök venait lui-même de contester en justice une loi passée début décembre par le gouvernement, après des mois et des mois de bras de fer sur l’une des revendications phares de l’électorat religieux : la facilitation de l’accès à l’enseignement supérieur pour les élèves des lycées à vocation confessionnelle, les Imam hatips dont les militaires avaient amputé drastiquement l’intégration dans le système éducatif en 1997, pour lutter contre le fondamentalisme islamique. L’autre pilier de la rhétorique islamiste, l’autorisation de porter le foulard à l’école et l’université, ou dans les administrations pour les femmes, n’ayant pas été satisfaite non plus, les observateurs analysent que le parti de pouvoir est de plus en plus divisé, tiraillé entre une frange républicaine et une tendance radicale de plus en plus agressive.
Les «capitulations» face aux exigences européennes
Menacé sur sa droite et cloué au pilori par l’opposition social-démocrate, Recep Tayyip Erdogan est de plus en plus souvent confronté à la question de l’organisation d’élections législatives anticipées, qu’entrevoyaient vendredi le quotidien The New Anatolian, voire même d’une élection présidentielle pour laquelle il indiquait jeudi sur ATV que sa candidature «n’est pas à l’ordre du jour», même s’il semble en position de force, ce qui ne manque pas d’inquiéter le camp des «laïcs». Les deux scrutins sont normalement prévus pour le printemps 2007, mais les grandes manœuvres semblent bel et bien lancées dans la perspective de ces rendez-vous électoraux, tant dans le camp gouvernemental que dans le camp adverse.
Ainsi le journal Radikal voit un gouvernement profondément divisé, notamment sur l’attitude à adopter au sujet des articles liberticides du code pénal, fortement critiqués par l’Union européenne à la lumière du procès de l’écrivain Orhan Pamuk, et qui pourrait mener à un remaniement ministériel, le premier en trois ans de pouvoir AKP. Mais surtout il est clair désormais que l’équipe en place autour de Tayyip Erdogan n’aura plus le bénéfice du doute sur les questions de société les plus sensibles, telles l’interdiction de l’alcool, l’identité «basse» des minorités comme les Kurdes sous la tutelle d’une identité «supérieure» qui serait turque, les constructions de mosquées, les «capitulations» face aux exigences européennes, autant de questions qui ont sérieusement miné l’état de grâce dont jouissait jusque-là le Parti de la justice et du développement.
Article publié le 30/12/2005 Dernière mise à jour le 30/12/2005 à 15:48 TU