Can Candan, à Istanbul, le jeudi 4 novembre 2021.
SABIHA CIMEN / MAGNUM PHOTO POUR « LE MONDE »
Lemonde.fr | Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Le cinéaste et maître de conférences est devenu un symbole de la répression qui vise le « Harvard turc », un campus en ébullition depuis que le président Erdogan, s’est mis en tête d’en prendre le contrôle.
Maître de conférences à l’université du Bosphore (Bogazici, en turc) à Istanbul, Can Candan a été déclaré « persona non grata » au sein de son alma mater, le « Harvard turc », où il a enseigné pendant quatorze ans. Son nouveau statut lui a été signifié au matin du 11 octobre, quand les gardes de sécurité postés à l’entrée du campus ont refusé de lever la barrière pour laisser entrer sa voiture.
Can Candan a eu beau expliquer qu’il avait un rendez-vous important avec ses étudiants, qu’il ne pouvait leur faire faux bond, le portique est resté clos. « Ordre du recteur », ont dit les gardes. Bientôt, des policiers en civil sont arrivés en renfort, suivis par des représentants des forces antiémeute positionnées derrière des boucliers en Plexiglas.
« Des collègues, des élèves, sont arrivés à la rescousse. Deux heures de palabres, sans résultat. Au bout d’un moment, je suis parti. Que faire ? Je n’allais tout de même pas me battre… », raconte l’enseignant de 52 ans, qui n’en revient pas. « Le recteur n’a pas trouvé mieux à faire qu’ériger un cordon de police entre moi et l’université. C’est contraire à l’esprit de Bogazici, axé sur l’ouverture et la tolérance, mais, surtout, c’est cruel… »
Sur le campus, un immense parc fleuri et verdoyant qui surplombe le détroit du Bosphore sur la rive européenne d’Istanbul, Can Candan a son bureau, « pas encore vidé », ses rendez-vous avec les étudiants, sa banque, son médecin. La séance du cinéclub de l’université à laquelle il était convié le 25 octobre a été annulée. Un sale coup pour ce documentariste chevronné. Son long-métrage intitulé Mon enfant, un récit poignant sur les réactions des familles face au coming out de leurs enfants LGBT en Turquie, a été primé à de nombreuses reprises en 2013 – une époque où la parole était incomparablement plus libre qu’aujourd’hui.
« Nous ne renoncerons pas »
L’université du Bosphore, qui fut longtemps la pépinière de l’élite turque, est en ébullition depuis que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est mis en tête d’en prendre le contrôle, en janvier. La promotion, sur décret présidentiel, de Melih Bulu, un universitaire médiocre mais doté de bons états de service au sein du Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002), a mis le feu aux poudres, suscitant un mouvement de contestation inédit de la part des étudiants et des enseignants.
Jusqu’ici symbole de l’excellence et de la liberté académique, le « Harvard turc » s’est retrouvé mis au pas, comme les autres universités du pays, laminées par les purges qui ont suivi le coup d’Etat manqué de 2016. Plus de 6 000 enseignants ont été limogés sur décret, sans enquête ni possibilité de recours. C’est à ce moment précis que le président Erdogan s’est arrogé le pouvoir de nommer les recteurs, sans tenir compte de l’avis des établissements concernés.
« Autrefois, le recteur était élu par les enseignants et les autorités d’Ankara approuvaient, leur aval était une simple formalité. L’autonomie de l’université ne pouvait être remise en question, c’est ce qui faisait sa réputation. Désormais, il est nommé par le président sans concertation aucune. C’est une entrave à la liberté académique, nous n’en voulons pas, nous ne renoncerons pas », affirme Can Candan, calme et souriant, malgré ses déboires.
« Donner de la visibilité » à la lutte
Tout a commencé le 16 juillet, lorsqu’il a reçu une lettre de licenciement, signée de la main du nouveau recteur, Naci Inci, un universitaire nommé par M. Erdogan en remplacement de Melih Bulu, licencié sans explications. Dans cette lettre, le documentariste a appris qu’il avait « insulté ses supérieurs et l’administration universitaire en partageant des contenus qui visent à provoquer des humiliations personnelles ».
Une allusion aux documents qu’il poste régulièrement sur les réseaux sociaux pour alerter l’opinion sur la mise au pas de Bogazici. « Les autorités disent que les contestataires sont en minorité, c’est faux. Les médias ont été bannis du campus et la presse progouvernementale se garde bien d’évoquer la protestation. Tout est fait pour étouffer l’information. Moi, je veux donner de la visibilité à cette lutte », explique le cinéaste.
Ses prises de vue, ses rendez-vous avec les étudiants, ses allées et venues sur le campus ont fini par alarmer le recteur, qui l’a banni de l’université. Ces dix derniers mois, Bogazici s’est transformé en camp retranché. « Des caméras de surveillance ont été installées un peu partout et des policiers en civil n’arrêtent pas de filmer le campus avec leurs portables. Je me demande qui peut bien avoir intérêt à visionner ces images », s’étonne le réalisateur.
Malgré les intimidations, les arrestations, les interdictions, dont celle du club LGBT de l’université, fermé depuis janvier, la protestation continue. Des manifestations ont eu lieu récemment devant le tribunal de Caglayan, à Istanbul, où des étudiants sont actuellement jugés, les professeurs de Bogazici continuent de protester sur le campus et leurs élèves animent désormais une chaîne de télévision sur YouTube.
« Dégénérés LGBT »
Au fil des mois, Can Candan est devenu l’œil du mouvement, postant sur les réseaux sociaux la geste des contestataires. Rien ne lui échappe, surtout pas le rituel joué chaque semaine par plus d’une centaine de professeurs, rassemblés sous les fenêtres du rectorat, le dos tourné en signe de mécontentement. Il passe aussi pas mal de temps à arpenter les couloirs des tribunaux où comparaissent les étudiants de Bogazici accusés d’incitation à la haine et d’insulte à la religion musulmane.
Sept d’entre eux sont actuellement jugés par un tribunal d’Istanbul pour avoir tenté d’exposer sur le campus un tableau jugé offensant envers l’islam. L’œuvre représentait la Kaaba, le site islamique le plus sacré en Arabie saoudite, ornée aux quatre coins de drapeaux arc-en-ciel, le symbole de la communauté LGBT.
Cette action risque de leur coûter cher. Jusqu’à trois années de prison pour ce que le ministère de l’intérieur décrit comme « une insulte à la religion ». Pourtant, le délit de blasphème ne figure pas dans le code pénal et la Turquie n’est pas une république islamique, au grand dam de l’aile dure du camp islamo-conservateur. Les artistes incriminés sont « des vandales », a dit le président Erdogan, « des dégénérés LGBT », a renchéri le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu.
Can Candan veut croire que l’esprit de liberté qui caractérise Bogazici résistera à la férule présidentielle. Il lui arrive aussi d’avoir des idées noires : « J’ai parfois la sensation que nous sommes enfermés dans un cercueil à moitié enseveli sur lequel on jette des pelletées de terre. » La dernière décision du recteur, qui vient de faire fermer, jeudi 4 novembre, la maison d’édition de l’université, connue pour ses publications instructives et variées, ne fait que renforcer ses craintes.