Manifestation à Istanbul, le 6 juin 2020, pour exiger la libération de Leyla Güven, députée du Parti de la démocratie des peuples (HDP, prokurde). Elle a, depuis, été relachée mais a été déchue de son mandat au Parlement. YASIN AKGUL / AFP
lemonde.fr | Par Marie Jégo | 11/06/2020
Les arrestations de députés d’opposition et de journalistes se multiplient alors que l’opinion turque critique la gestion de la crise du Covid-19 par le président.
Militaires, gendarmes, policiers, journalistes, médecins, députés, le régime turc a renoué avec les purges ces derniers jours, multipliant les arrestations, les destitutions et les tentatives de restreindre la liberté d’expression, du moins ce qu’il en reste. Mardi 9 juin, 414 personnes ont été arrêtées, des militaires surtout, pour leurs liens présumés avec le mouvement religieux du prédicateur Gülen, accusé d’avoir orchestré la tentative de coup d’État ratée de 2016.
La veille, la police turque a placé en garde à vue deux journalistes dans le cadre d’une enquête pour « espionnage politique et militaire ». Ismail Dukel, le représentant d’Ankara de la chaîne de télévision TelE1, et Müyesser Yildiz, du site d’information OdaTV, ont été interrogés par la police antiterroriste. Ils sont accusés d’avoir diffusé des informations sur la mort, en Libye, d’un officier turc du renseignement.
En mai, six autres journalistes avaient été placés en détention pour la même raison. Ils risquent dix-sept ans de prison pour avoir révélé des « secrets d’Etat ». Quatre-vingt-quinze journalistes sont actuellement emprisonnés en Turquie selon l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
La purge n’a pas épargné les députés de l’opposition. Jeudi dernier, le Parlement turc, dominé par la coalition formée par le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) et le Parti d’action nationaliste (MHP), a déchu de leur mandat trois députés condamnés dans le cadre de différents procès.
Enis Berberoglu, du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, laïque) ainsi que Leyla Güven et Musa Farisogullari, du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, prokurde) ont perdu leur mandat et ne pourront donc plus siéger au Parlement. Dans la foulée, les trois parlementaires déchus ont été arrêtés. Quelques jours plus tard, deux d’entre eux, Enis Berberoglu et Leyla Güven, ont été relâchés.
Obsession du contrôle
Depuis la crise sanitaire du Covid-19, le corps médical est plus que jamais dans le collimateur des autorités. Ces derniers mois, des enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre plusieurs médecins dans les provinces à majorité kurde de Van, Mardin et Sanliurfa, à l’est et au sud est du pays. Accusés d’avoir suscité « la peur et la panique parmi l’opinion », une accusation brandie contre tous ceux qui critiquent la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement, ils risquent entre deux et quatre ans de prison.
Le régime n’est pas gêné par le « deux poids deux mesures ». Autant l’opposition se fait taper sur les doigts à la moindre critique, autant les zélotes du pouvoir en place ont toute latitude pour s’exprimer, y compris lorsqu’ils appellent au meurtre.
Le 9 mai, Sevda Noyan, une commentatrice de la chaîne de télévision Ülke TV, a déclaré que sa famille « était prête à tuer cinquante personnes » pour sauver Erdogan. « Ma liste est prête. Quatre à cinq de mes voisins y figurent », s’est-elle vantée. Interrogé par des journalistes soucieux de savoir si ce genre de discours ne constituait pas une infraction, Ebubekir Sahin, le directeur du RTÜK (l’équivalent du CSA en France), a répondu qu’il « ne fallait pas exagérer ».
La nouvelle vague de répression intervient alors que le Parlement turc a adopté, jeudi 11 juin au matin, un projet de loi controversé visant à renforcer les prérogatives des « gardiens de quartier », une police parallèle forte de 28 000 membres. La loi leur permet désormais de fouiller les passants et leurs véhicules, vérifier les identités et, au besoin, utiliser leurs armes.
Un autre projet de loi en cours d’examen prévoit d’obliger les internautes à se doter d’un numéro d’identification pour accéder aux réseaux sociaux tels WhatApp, Facebook, Twitter, Instagram. Le gouvernement entend ainsi repérer plus aisément les voix dissonantes et neutraliser la moindre pensée critique.
Cette obsession du contrôle représente l’ultime effort du président turc Recep Tayyip Erdogan pour tenter de renforcer son emprise sur le pays. Et ce, pour une raison. A en croire les derniers sondages, lui et son parti AKP semblent avoir perdu son pouvoir d’attraction.
« Perte de leadership »
Özer Sencar, le directeur de l’institut de sondages Metropoll, l’a confirmé lors d’une interview diffusée mercredi 10 juin sur la télévision en ligne Medyascope : « Selon nos derniers sondages, la popularité de l’AKP est tombée à 30 %. (…). Avec le MHP son partenaire de coalition, l’AKP est créditée de 45 % à 46 % des intentions de vote en vue de la présidentielle [prévue pour 2023]. »
Avec l’ancien système parlementaire, 30 % des voix suffisaient à former une majorité. En 2002, l’AKP a d’ailleurs remporté les législatives avec 34 % des voix, ce qui a permis à Erdogan, son chef, d’être élu premier ministre par le Parlement quelques mois plus tard. Mais depuis la mise en place du nouveau système présidentiel, à l’initiative du numéro un, la barre a été placée plus haut. Le président doit désormais recueillir 51 % des voix pour l’emporter. Une perte de voix de l’ordre de 1 % ou 2 % pourrait suffire à ébranler son assise.
« Les gens sont mécontents d’Erdogan et de son gouvernement en raison de leur mauvaise gestion de la crise due au coronavirus. Aucun filet social n’a été mis en place, la population est déçue. Les enquêtes d’opinion traduisent cette déception », explique Baris Yarkadas, un ancien député du CHP (2015-2018).
L’acharnement du président turc envers les députés, les journalistes, les maires HDP et plus largement envers toutes les voix critiques est, selon lui, « lié à sa perte de leadership ». Il en est sûr, « Erdogan ne supporte pas le fait que deux personnalités du CHP, à savoir le maire d’Ankara, Mansur Yavas, et celui d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, affichent des scores de popularité plus élevés que le sien ».
Le facteur économique est déterminant. « Le plus souvent en Turquie, ce sont difficultés économiques qui font chuter les politiciens. Les restrictions en matière de démocratie et de libertés ne comptent pas aux yeux de l’électorat qui privilégie un pouvoir fort. En revanche, l’économie est primordiale », explique Özer Sencar, de l’institut Metropoll.
Dès lors, l’habillage historico-religieux prisé par Erdogan pour asseoir sa légitimité ne fonctionne plus. « Evoquer la transformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée pouvait être perçu positivement par la population il y a quelques années, plus aujourd’hui. L’argument est éculé, il n’apporte aucun point de plus à l’AKP », conclut le politologue.