Christian Rioux Édition du lundi 27 novembre 2006
Istanbul -- «Je ne suis pas un Européen! Je ne veux pas être un Européen! Je ne serai jamais un Européen!» Kemal Kerinçsiz est l'un des principaux opposants à la visite du pape, attendu à Ankara dans moins de 24 heures. Hier, il était parmi les milliers de nationalistes et de radicaux islamistes qui se sont rassemblés au centre d'Istanbul pour protester contre la venue du pape en Turquie. Une partie des pancartes étaient en anglais, signe évident que la manifestation était largement destinée aux télévisions étrangères, alors que l'immense majorité des musulmans turcs attendent le pape dans l'indifférence.
Dans le petit appartement enfumé qui lui sert de quartier général dans le quartier de Fatih, au coeur d'Istanbul, Kerinçsiz s'affaire depuis plusieurs semaines à distribuer des tracts et des affiches dénonçant la visite papale. Le poster qui tapisse les murs montre deux serpents entrelacés représentant respectivement le pape Benoît XVI et le patriarche orthodoxe de Constantinople, Bartholomée Ier.
Pour ces militants ultranationalistes, très minoritaires, la visite du pape est un compromis inacceptable de plus à l'égard de l'Europe. L'avocat n'hésite pas à évoquer le traité de Sèvres, qui avait scellé le démantèlement de l'empire ottoman en 1920. «Nous n'avons pas la moindre leçon de démocratie à recevoir de l'Europe, dit-il. Benoît XVI ne vient pas ici en chef d'État, mais en représentant religieux. Il ne vient pas à Istanbul, mais à Constantinople pour refaire de cette ville une capitale chrétienne et occidentale.»
Depuis deux ans, cet habile avocat aux yeux perçants et à la fine moustache noire s'est rendu célèbre en pour poursuivant tous ceux qui osent critiquer la Turquie. Personne n'y a échappé, pas même le récent prix Nobel de littérature Orhan Pamuk. Avec son petit groupe, il a logé plus d'une quarantaine de poursuites en vertu de l'article 301 du code pénal, qui permet de poursuivre quiconque dénigre l'identité turque. Kerinçsiz et ses comparses ont beau avoir perdu presque toutes leurs causes, cet automne, ils sont passés à deux doigts de faire interdire une conférence sur le génocide arménien. L'an dernier, ils ont fait condamner le journaliste arménien Hrant Dink à six mois de prison avec sursis pour avoir «insulté l'identité turque». La cause est en appel.
L'article, dont l'Union européenne a demandé la modification, devrait bientôt être réécrit. Qu'importe, ce leader hors pair ne ratera jamais une occasion de s'en prendre ce qu'il appelle sur un ton de mépris l'«Occident».
Une fierté à vif
Même très minoritaire, ce point de vue n'illustre pas moins le malaise croissant qu'éprouvent les Turcs à l'égard de l'Europe. Il y a deux ans, 75 % des Turcs se déclaraient favorables à l'adhésion à l'Union européenne. L'an dernier, ils n'étaient déjà plus que 60 %. Ils sont aujourd'hui moins de 40 % à soutenir le processus de négociation amorcé en 2004 et qui doit s'étaler sur plus de dix ans. Trois Turcs sur dix sont même convaincus que la Turquie n'a pas la moindre chance de devenir un jour membre de l'Union.
Dans les grandes villes, les réticences croissantes de certains pays comme l'Autriche et la France font chaque jour les manchettes. Le mois dernier, l'adoption d'une loi française criminalisant la négation du génocide arménien a achevé de mettre les nerfs des Turcs à vif. En témoignent, les réactions mitigées en Turquie qui ont accueilli l'attribution du prix Nobel à Orhan Pamuk, dans laquelle on a vu une façon détournée de faire à nouveau la leçon à la Turquie.
«Combien de gaffes l'Europe fera-t-elle encore avant de se mettre irrémédiablement la Turquie à dos? demande Hakan Altinay, directeur d'un think tank financé par le multimillionnaire d'origine hongroise George Soros. Lorsque, en 2004, l'Union européenne a décidé d'entreprendre des négociations d'adhésion, la Turquie a pris la chose au sérieux. Le pays a modifié sa constitution, aboli la peine de mort, éliminé l'état d'urgence dans la région kurde, réduit les délais de détention arbitraire, adopté une loi sur l'accès à l'information, soumis le budget de l'armée au parlement et ouvert le débat sur des questions autrefois taboues, comme les Arméniens et les Kurdes.»
Il n'y a pas longtemps, il était interdit de chanter en kurde à Istanbul, qui est pourtant (avec 2 millions de Kurdes sur 12 millions d'habitants) la plus grande ville kurde du monde. Aujourd'hui, les chanteurs kurdes envahissent les rues et les restaurants. Tous les Turcs vous le diront, il règne en Turquie une liberté de parole qu'on a rarement connue. Il ne s'est d'ailleurs jamais publié autant de livres.
Mais voilà, les Turcs, eux, n'ont pas le sentiment d'être prix au sérieux. Bien sûr, reconnaissent-ils, il reste beaucoup de réformes à faire et la Turquie a normalement dix ans pour cela. Si on ne fait pas tout d'ici là pour tuer dans l'oeuf la candidature turque...
Dans deux semaines, la demande de Bruxelles d'ouvrir des ports turcs aux bateaux chypriotes pourrait entraîner la suspension des négociations. Les Turcs se demandent pourquoi un problème connu depuis toujours surgit tout à coup. Comme ces déclarations du président français Jacques Chirac en Arménie, qui exige soudainement la reconnaissance du génocide arménien. «Ce genre d'interventions de l'extérieur n'aide personne, dit Altinay. De grâce, qu'on ne juge pas la Turquie sur les trois derniers mois. Qu'on lui laisse la décennie qui vient pour faire ses preuves. Si elle échoue, elle échouera. Mais l'Europe au moins aura été fair play.»
On nous traite comme le Lichtenstein
Le pape Benoît XVI arrive donc cette semaine dans un pays qui a l'amère impression d'être mené en bateau par l'Europe. C'est l'autorité morale de l'Union qui semble aujourd'hui atteinte, surtout depuis l'admission de la Roumanie et de la Bulgarie, qui sont loin d'avoir atteint le niveau de développement économique de la Turquie.
D'aucuns ont déjà jeté la serviette. C'est le cas de l'économiste nationaliste Erol Manisali. Autrefois partisan de l'adhésion à l'Union, il est aujourd'hui convaincu que jamais celle-ci n'ouvrira ses portes à la Turquie. Pour lui, il est temps de regarder ailleurs. «Nous ne serons jamais membres de plein droit, dit-il. Ankara et Bruxelles font semblant de poursuivre les négociations pour des raisons politiques qui n'ont rien à voir avec l'adhésion. La première utilise le prétexte de l'Europe pour faire avancer ses réformes. Quant à la seconde, elle veut faire durer le jeu le plus longtemps possible afin de nous maintenir sous sa coupe.»
En 2002, Manisali a soutenu le général Tuncer Kilinc, secrétaire général du puissant Conseil de sécurité nationale, lorsqu'il a déclaré que la Turquie ferait mieux d'oublier l'Europe pour se tourner vers la Russie et l'Iran. Pour Manisali et les milieux proches de l'armée, la Turquie vit présentement dans le pire de deux mondes. Elle se fait imposer des réformes difficiles sans perspectives d'adhésion, et elle ne peut commercer comme elle le voudrait avec les autres pays puisqu'elle est soumise à l'union douanière européenne. «On nous traite comme l'Andorre et le Lichtenstein», dit Manisali.
Pour les nouveaux «tigres anatoliens» qui exportent des jeans, des meubles et des appareils électroménagers dans le monde entier, ces propos sont ceux d'anciens bureaucrates nostalgiques d'Atatürk, le leader nationaliste qui a fondé la Turquie moderne en 1923. Ceux-là rêvent toujours d'une grande nation turque homogène dirigée par un État tout-puissant, dit Cengiz Aktar, chroniqueur du quotidien anglophone d'Istanbul le Daily News.
«Mais le monde a changé et personne ne peut revenir en arrière. La Turquie n'est plus celle d'Atatürk et l'Europe n'est plus ce club chrétien dont semblent rêver les Autrichiens et les Français. Si les Turcs sont pessimistes face à l'Europe, c'est qu'ils ne réalisent pas tout ce qu'elle leur a apporté. En dix ans, la Turquie est devenue un exportateur de produits manufacturiers. Notre déficit commercial s'explique par l'importation massive de machinerie. Le pays se modernise à plein régime. Notre État se démocratise. Quant à l'Union européenne, elle ne réalise pas non plus tout quelle influence la Turquie peut lui offrir dans le monde musulman.»
Les Inuits finlandais sont pourtant Européens
La baisse de popularité de l'Union européenne dans un pays en cours d'adhésion n'est pas exceptionnelle, disent les experts. En République tchèque et en Pologne, on a vu le même phénomène au fur et à mesure que des réformes difficiles devaient être entreprises. Faire dérailler les discussions aujourd'hui serait de la folie, disent cependant les partisans de l'Europe. Dans dix ans, l'Europe à qui l'on demandera d'accueillir la Turquie pourrait être radicalement différente de celle de Jacques Chirac et d'Angela Merkel. Quant à la Turquie, qui est déjà la seizième puissance économique du monde, elle pourrait être méconnaissable.
Pour l'économiste Mensur Akgun, les vrais obstacles à l'intégration de la Turquie ne sont pas ceux dont on parle. «Évidemment, il sera toujours plus difficile d'intégrer 70 millions de Turcs que 8 millions de Bulgares. Cela en inquiète plusieurs que la Turquie puisse peser demain aussi lourd en Europe que la France aujourd'hui.»
Et puis, il y a la question posée par l'ancien cardinal Ratzinger avant qu'il ne devienne pape: les Turcs sont-ils Européens ? «Certainement plus que les Inuits de Finlande», rétorque Cengiz Aktar.
Pour de nombreux Turcs, si l'Union européenne devait rejeter la Turquie parce qu'elle est un grand pays musulman, elle trahirait les idéaux des Lumières. «Ce ne serait pas la première fois qu'on passerait à côté d'une occasion historique, dit Mensur Akgun. L'ennui, c'est qu'on aura alors donné raison à al-Qaïda.»
Correspondant du Devoir à Paris