mis à jour le Vendredi 11 octobre 2024 à 15h00
Lemonde.fr | Par Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant )
Enquête - L’Union européenne a financé et aidé à la construction de centres d’accueil de demandeurs d’asile en Turquie, où ils sont détenus dans des conditions parfois épouvantables et renvoyés en masse dans leur pays d’origine, souvent en Syrie et en Afghanistan, malgré les risques encourus.
A les écouter, on ressent la peur, la douleur et une solitude aussi rude que le bruit et la violence des hommes. A les voir, on frémit : ils sont las, silencieux parfois, toujours traumatisés, brisés même, à force d’être ballottés d’une frontière à l’autre, aujourd’hui échoués, ici, en Turquie, sous la menace continuelle d’une expulsion, ou déjà renvoyés dans leur pays d’origine, voire ailleurs. Aucun d’eux ne donne son vrai prénom, par souci de sécurité, mais leurs histoires, elles, sont authentiques.
Il y a par exemple celle de Feroz, un ancien membre des forces spéciales afghanes ayant combattu les talibans : tabassé et repoussé en 2023 par des gendarmes turcs à la frontière iranienne, il s’est obstiné et, après vingt-trois tentatives de passage en Turquie, vit et travaille caché, depuis quatorze mois, dans une petite usine de recyclage insalubre de la banlieue d’Istanbul. Il y a aussi le cas de Mahmoud, 34 ans, originaire de la ville syrienne de Homs, qui a vécu pendant des années comme réfugié en Turquie avant d’être expulsé sous prétexte d’un permis de résident invalidé, sans explications. Il affirme avoir été forcé, une fois arrivé dans un centre de rétention, de signer un papier dit de « retour volontaire ».
Et puis, il y a Lara, une jeune Syrienne transgenre séropositive, renvoyée elle aussi au pays, mais cette fois pour des « raisons de santé publique », après la divulgation sur les réseaux sociaux d’informations la concernant. Ou encore le cas de Nur, une Iranienne convertie au christianisme : mariée dans la ville de Van à un Turc, elle vient de recevoir un ordre d’expulsion. Citons enfin l’histoire de Sami, 28 ans, originaire d’Alep (Syrie). Seul survivant, avec sa mère, d’une famille décimée par la guerre, il n’a pu obtenir un statut de réfugié en Turquie en raison d’une plainte d’un de ses voisins, estimant qu’il y avait « trop d’Arabes » dans leur immeuble d’Istanbul. Appréhendé par la police, Sami a été battu puis transféré dans un centre de rétention de la ville d’Urfa. Une fois là-bas, il est tombé malade, il a perdu 29 kilos, avant de se retrouver dans un hôpital dans le nord de la Syrie.
Ces récits nous viennent d’une quarantaine de migrants originaires de Syrie, d’Iran et d’Afghanistan, anciennement détenus en Turquie, dont Le Monde, le média à but non lucratif Lighthouse Reports et huit journaux internationaux partenaires ont pu obtenir les témoignages en près de sept mois d’enquête. Chacune de ces histoires permet de prendre la mesure d’une réalité : le nombre croissant d’hommes, de femmes et d’enfants étrangers appréhendés en Turquie, enfermés dans des centres d’expulsion puis renvoyés dans leur pays d’origine où ils risquent la mort, l’emprisonnement ou de graves représailles. Mis bout à bout, leurs témoignages dessinent en creux un vaste système destiné, au départ, à l’accueil des vagues de réfugiés venus des pays frontaliers en crise ou en guerre, et qui s’est transformé au fil des ans en une complexe mais implacable machine à expulser, soutenue et financée en toute connaissance de cause par l’Union européenne (UE).
Des dizaines d’entretiens avec divers intervenants (diplomates, avocats, cadres de l’UE, cadres turcs locaux ou nationaux, défenseurs des droits humains, employés et fonctionnaires des services migratoires…) confirment la situation alarmante des réfugiés en Turquie, pays où l’arbitraire et le pouvoir discrétionnaire de certaines administrations et cours de justice semblent s’exercer sans frein. Au point où, de l’avis de tous les spécialistes rencontrés, un demandeur d’asile, surtout si c’est un homme et plutôt jeune, n’a désormais plus aucune chance d’obtenir un statut de réfugié s’il n’est pas solidement accompagné d’un avocat ou d’une ONG. En 2022, les données du gouvernement d’Ankara figurant dans un document interne de l’UE montraient que seulement 21 % des détenus avaient pu avoir accès à un défenseur. Selon plusieurs avocats interrogés, ils seraient aujourd’hui encore bien moins nombreux dans certains centres.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. D’après le ministre de l’intérieur, Ali Yerlikaya, nommé par le président, Recep Tayyip Erdogan, après les élections générales de 2023 marquées par la profonde crise économique et les discours antiréfugiés, « 142 000 migrants ont été déportés en un an, soit plus que l’ensemble des pays de Frontex [l’agence chargée du contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen] réunis ». D’après la direction générale des services de migration, le Göç Idaresi, le nombre de migrants appréhendés depuis le début de l’année 2024 s’élève à 165 473 personnes. Toujours selon Ankara, qui se félicite aussi d’avoir entrepris la construction des murs aux frontières avec la Syrie (long de 828 kilomètres) et avec l’Iran (173 kilomètres), ses services ont enregistré un nombre inégalé de retours de réfugiés dits « volontaires » dans leur pays d’origine : parmi eux, quelque 132 000 Syriens « ont quitté en sécurité et dignement » la Turquie lors des quinze derniers mois, à en croire le ministre Ali Yerlikaya ; soit plus du double que son prédécesseur.
Pour ne prendre que le nombre de réfugiés syriens titulaires d’un statut de protection spéciale – un droit d’asile temporaire accordé par Ankara peu après le déclenchement de la guerre civile en 2011 –, le nombre de bénéficiaires est passé, d’après le décompte officiel, de plus de 3,7 millions d’individus en 2020 à moins de 3,1 millions en septembre 2024. Selon les chiffres transmis par le Göç Idaresi, 715 645 Syriens seraient ainsi rentrés volontairement dans leur pays depuis 2016. Même si la Turquie conserve, et de loin, son statut de pays accueillant le plus grand nombre de réfugiés au monde, ces mouvements de population n’en posent pas moins une série de problèmes et de questions urgentes.
Non seulement cela remet en cause la convention de Genève relative au statut des réfugiés, en renvoyant des personnes dans des pays en guerre, ou confrontées à des conditions extrêmes, mais c’est aussi le signe d’un virage à 180 degrés, celui d’une sanctuarisation plus agressive du pays : aucun nouveau Syrien n’a été enregistré par les services turcs depuis juin 2022. Le tout sous l’œil complaisant de l’UE.
Depuis plusieurs années, et notamment l’accord sur l’immigration signé en 2016 entre la Turquie et l’UE, Ankara est objet de moult attentions de Bruxelles dans la mise en place de sa stratégie de lutte contre l’immigration irrégulière. Alors que la question migratoire divise les opinions publiques et crispe les Etats membres sur fond de montée des extrêmes droites, l’Europe mobilise d’importants moyens pour éviter que les candidats à l’exil ne parviennent jusqu’à ses portes. Ainsi, d’après notre enquête, l’UE a versé 200 millions d’euros à la Turquie pour la mise en place et la gestion d’une trentaine de centres de rétention pour migrants. Un dispositif considéré par l’ONG Global Detention Project, basée à Genève (Suisse), comme étant « un des plus grands systèmes de rétention de migrants au monde », avec une capacité de détention quasi égale à celle de l’ensemble des pays de l’UE.
Quatorze des centres en question ont été construits avec ces fonds européens. L’UE en a rénové cinq autres et a payé pour l’équipement, l’entretien et des salaires du personnel de l’ensemble des établissements. Au total, depuis 2014, Bruxelles a versé près de 1 milliard d’euros à la Turquie pour la gestion des migrations et des frontières.
En 2015, lorsque le gouvernement turc a envoyé une demande visant à convertir une demi-douzaine de ces centres d’accueil en centres de rétention et d’expulsion, l’UE n’a rien trouvé à redire. « Au départ, ces bâtiments n’ont pas été conçus pour devenir des prisons, ce qu’ils sont aujourd’hui, affirme, sous le couvert de l’anonymat, Asli, une fonctionnaire travaillant depuis plusieurs années dans un centre. Quand ces établissements se sont transformés en centres d’expulsion, il y a eu beaucoup d’évasions au début, entraînant tout un tas de travaux et de rafistolages. Des murs, des barreaux et des barbelés ont été mis un peu partout, rendant l’endroit très difficile à vivre. »
Plusieurs documents financiers obtenus au cours de l’enquête indiquent que l’UE a sciemment accompagné et financé la transformation des centres en antichambre de l’expulsion. Un exemple : dans le cadre d’un contrat concernant sept bâtiments répartis entre Izmir (extrême ouest du pays) et Van (à l’est), l’UE a déboursé 1,4 million d’euros pour augmenter la hauteur des murs extérieurs et 600 000 euros pour la vidéosurveillance. Des aménagements qui, selon le rapport conclusif de Bruxelles, ont permis de « réduire le taux d’évasion ». « Ils ne s’en cachent pas, il y a des logos de l’UE partout », ajoute Asli.
Dans les rues des villes turques, les autorités utilisent également du matériel financé par l’UE pour appréhender les réfugiés. Ainsi, le système « Mobil Göç » (migration mobile), lancé en 2023 et conçu pour rechercher et identifier les migrants en situation irrégulière dans les centres urbains, utilise un procédé d’enregistrement des empreintes digitales mis en place et étendu grâce à des fonds de l’UE. Nous avons également observé au moins un bus, financé à l’origine par Bruxelles et portant le drapeau de l’UE, utilisé pour expulser des Syriens. Au total, la Turquie a renvoyé, avec l’aide de ces fonds européens, plusieurs centaines de milliers de Syriens et d’Afghans dans leur pays d’origine depuis 2022, malgré la poursuite du conflit en Syrie et le retour des talibans en 2021.
Sollicitées, les autorités répètent que les retours de ces personnes sont « volontaires ». Les témoignages de maltraitances ? « Des cas isolés. » Une trentaine de réfugiés, eux-mêmes victimes ou témoins de violences dans des centres, mais aussi plusieurs responsables turcs et syriens nous ont pourtant affirmé le contraire, confirmant un nombre important d’expulsions forcées. Plusieurs fonctionnaires employés dans trois des cinq postes-frontières opérationnels entre les deux pays attestent l’ampleur du phénomène.
L’un d’eux dispose même de statistiques détaillées concernant le nombre de Syriens rentrés volontairement dans leur pays et celui de ceux expulsés de façon coercitive, à l’un des points de passage, sur la période janvier 2023-août 2024. Or les chiffres sont clairs : près d’un réfugié sur deux ne voulait pas retourner en Syrie. Depuis, la Turquie a demandé à ses services de ne plus enregistrer ces informations. Du reste, les détails et autres statistiques mensuelles sur les renvois de réfugiés vers la Syrie ne sont plus publiquement actualisés depuis 2023.
Un ex-conseiller de la présidence, en poste à Ankara jusqu’à cette même année 2023, a également reconnu que des Syriens étaient expulsés contre leur gré (« le gouvernement les renvoie quand même »), précisant qu’une politique de tolérance zéro s’appliquait à ceux qui n’avaient pas de papiers officiels et à ceux impliqués dans des « troubles de l’ordre public » ou des « activités criminelles », des notions floues, utilisées de façon de plus en plus fréquente.
Au sujet des Afghans, Ankara affirme n’expulser que les migrants irréguliers en mesure de rentrer chez eux en toute sécurité. Or, au cours de l’enquête, nous avons pu identifier le cas d’un ancien commandant afghan expulsé par la Turquie vers l’Iran, puis renvoyé à la mi-2023 en Afghanistan, où il a été aussitôt tué par les talibans. Autres cas : ceux d’une femme âgée souffrant de la maladie d’Alzheimer et de sa fille analphabète, à qui on a fait signer, à leur insu, des documents de retour volontaire. Citons encore le cas de ce couple de parents afghans – lui ancien policier, elle chanteuse – installé en Turquie avec des cartes de séjour valides et dont le mari a été arrêté et expulsé, en mai 2024, en compagnie de leur enfant de 4 ans, né en Turquie, vers le pays des talibans. Ils se terrent désormais à Kaboul.
Un employé de la compagnie aérienne afghane Ariana Airlines nous a affirmé que ses compatriotes expulsés étaient escortés dans l’avion par la police turque et que la très grande majorité d’entre eux s’opposaient ostensiblement à leur retour. Dans un des appareils, dans lequel se trouvait l’employé en question, ils avaient été menottés. Ariana Airlines a ainsi transporté, d’après les informations qu’il a pu réunir, plus de 100 000 Afghans depuis août 2021 : « C’est devenu l’opération la plus importante et la plus rentable » pour la compagnie, estime-t-il. Certains mois, celle-ci affréterait plus de 40 vols (230 passagers par appareil) pour transporter des expulsés depuis diverses villes turques vers Kaboul.
Interrogé sur ces expulsions, un ancien attaché militaire afghan, en poste à Ankara, confirme que des fonctionnaires de son ambassade sont chargés de mener des entretiens avec les migrants afghans sous le coup d’un avis d’expulsion et qu’ils « trompent » les personnes « analphabètes et incapables de lire ou d’écrire » pour obtenir leur signature sur le formulaire d’expulsion volontaire. Un interprète turc ayant travaillé dans plusieurs centres d’expulsion soutient, de son côté, que les hommes célibataires afghans sont contraints, parfois avec le recours à la force, de signer de tels formulaires.
Un jour, les détenus afghans d’un centre situé dans l’est du pays ont été appelés à se rassembler dans une des salles du bâtiment. A leur grande surprise, un petit groupe de trois ou quatre officiels afghans, présentés comme des diplomates, leur a fait passer le message qu’ils pouvaient sans crainte rentrer en Afghanistan s’ils acceptaient de signer une déclaration de « retour volontaire ». Signe de l’attitude plutôt bienveillante d’Ankara envers les autorités de Kaboul, cette visite s’est tenue dans au moins un autre centre de rétention.
A plusieurs reprises, le barreau de la ville turque d’Izmir a dénoncé les autorités pour avoir procédé à des retours forcés massifs de ressortissants afghans. Par deux fois, rien qu’en 2022, les avocats ont écrit à l’organisme turc de surveillance des droits de l’homme (Tihek) pour se plaindre du grand nombre d’Afghans – y compris d’anciens membres de l’armée, des ex-fonctionnaires et des familles hazara chiites – poussés à signer ce type de formulaire avant d’être expulsés. Les défenseurs avaient pris pour exemple le cas d’un groupe de 100 personnes au mois d’avril 2022 et celui d’un autre, cette fois de 226 personnes, en juin.
Des tribunaux turcs, ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), ont eux aussi, et à plusieurs reprises, reconnu les autorités turques coupables d’avoir procédé ou tenté de procéder à des expulsions forcées illégales. En juin 2022, la CEDH a ainsi accusé Ankara d’avoir violé les droits d’un citoyen syrien, Muhammad Fawzi Akkad, pour l’avoir « expulsé arbitrairement vers son propre pays » malgré un permis de séjour valide. L’Etat a été condamné à verser 12 250 euros à M. Akkad pour préjudice moral.
En septembre 2023, un magistrat turc a estimé que les droits d’un Syrien avaient été violés lorsqu’il avait été contraint de signer un formulaire de retour volontaire dans un centre d’expulsion, puis expulsé sans avoir eu la possibilité d’interjeter appel. La même année et encore en 2024, différents tribunaux d’appel du pays, dont la Cour constitutionnelle, ont annulé l’expulsion de dizaines d’Afghans et de Syriens, estimant que les autorités n’avaient pas suffisamment enquêté sur les risques encourus. Des avis qui ont été peu ou pas suivis par les tribunaux locaux.
Nos entretiens avec 37 anciens réfugiés détenus, dont beaucoup ont été expulsés par la suite, laissent entrevoir des conditions « épouvantables » et « dégradantes » dans 22 centres d’expulsion financés par l’UE : insalubrité, manque d’accès aux soins, sans oublier une surpopulation susceptible d’atteindre, dans certains cas, le double de la capacité théorique du bâtiment. La grande majorité des avocats interrogés affirment, eux, avoir des difficultés à voir leurs clients ou à communiquer avec eux ; le plus souvent parce que ceux-ci changent de centre sans qu’ils en soient informés.
Diverses vidéos prises clandestinement à l’intérieur des centres donnent une idée des conditions de détention. Sur certaines, on voit des détenus dormir en plein air, entassés sur des terrains de sport ou dans des allées jonchées de détritus. Des images de vidéosurveillance du centre d’Izmir, en 2021, montrent des gardiens en train de battre des détenus. En 2023, dans le centre de la ville d’Aydin, le matraquage par une gardienne d’une réfugiée iranienne, aujourd’hui exilée en France, a donné lieu à un procès-verbal et à l’ouverture d’une procédure, toujours en cours.
En 2022, le cas d’un viol d’une autre Iranienne par deux agents de sécurité dans le centre d’expulsion de Van a, lui, provoqué un profond émoi au sein de l’établissement. Alerté par un interprète, le directeur, en congé au moment des faits, avait décidé, à son retour, d’alerter la police. Au terme de quatre mois de procédure, les deux agents ont été condamnés à quinze ans de réclusion et une partie de la direction a été sanctionnée.
Depuis, les autorités du Göç Idaresi chargées de l’établissement de Van ont relevé le niveau de recrutement des gardes, ainsi que leurs rémunérations. C’est à partir de cette époque, aussi, que des gendarmes ont été déployés au sein même de l’enceinte. « Je n’ai plus entendu parler de cas de violence depuis cet épisode, affirme au Monde un ancien fonctionnaire du centre. Le salaire et le fait que cette affaire ait été suivie publiquement ont entraîné un changement de comportement des agents de surveillance. Bien sûr, les tensions persistent, vu le cadre, il peut y avoir des accrochages et des pressions, mais, en règle générale, il n’y a que les gendarmes qui parlent durement et menacent les détenus. »
Selon les propres statistiques récupérées par l’UE, les cas d’automutilation et de violence signalés dans les centres d’expulsion sont passés de 70 en 2019 à 218 en 2022. L’organisme de surveillance Tihek, qui a effectué des visites régulières sur les différents sites, a pour sa part recensé 23 tentatives de suicide et quatre émeutes rien que dans celui de Çanakkale (Nord-Ouest), entre mars 2017 et août 2021. Depuis avril, la direction des services de migration affirme que des commissions d’inspection ont lieu au moins une fois tous les deux mois, avec ou sans préavis, à Çanakkale comme ailleurs. Avec, parfois, des fuites, comme l’a révélé un réfugié syrien qui, malade, a été transféré avec d’autres détenus en mauvaise santé dans un autre centre à l’approche d’une visite.
Trois diplomates européens et un ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne nous ont certifié avoir informé leurs hiérarchies de leurs inquiétudes quant à l’utilisation des fonds de l’UE pour faciliter les arrestations, les expulsions « illégales » et signalé aussi les mauvais traitements infligés aux réfugiés, mais leurs démarches auraient été ignorées. Au total, sept diplomates européens en poste en Turquie, et travaillant pour Bruxelles ou des Etats membres, ont expliqué qu’eux-mêmes et leurs collègues disposaient d’informations sur ces dérives. Des documents internes à l’UE confirment que celle-ci a connaissance des retours forcés et d’« allégations récurrentes » de violations des droits humains dans les fameux centres. Des mentions « systématiquement effacées » dans les rapports annuels de l’Union sur la Turquie, d’après l’ancien fonctionnaire de la Commission ayant suivi le dossier.
D’après la même source, le commissaire à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage, le Hongrois Oliver Varhelyi, un proche du premier ministre nationaliste, Viktor Orban, en poste de 2019 à septembre 2024 est clairement « en faveur » des retours vers la Syrie et l’Afghanistan. « Ce qui lui importait, dit notre interlocuteur, c’était de démontrer qu’il avait considérablement augmenté les investissements de l’UE dans la sécurisation des frontières de nos partenaires. Les préoccupations en matière de droits humains, les politiques de refoulement, les déportations collectives… tout cela, le commissaire n’en avait cure. » De fait, précise le haut fonctionnaire, « tout le monde sait à la Commission que les retours volontaires ne le sont pas, mais tous ferment les yeux ».
A l’automne 2022, Human Rights Watch (HRW) a été une des premières ONG à s’alarmer du nombre croissant d’expulsions forcées. Dans une enquête fouillée, évoquant « plusieurs centaines de réfugiés syriens, y compris des enfants non accompagnés, arbitrairement arrêtés, détenus et expulsés vers la Syrie », HRW avait souligné le fait qu’Ankara s’engageait dans un revirement complet de sa politique d’accueil, au risque de violer le droit international.
« Les dirigeants européens sont pleinement conscients de ce qui se passe, ils ne veulent juste pas se salir les mains, souligne Emma Sinclair-Webb, représentante en Turquie de HRW. En finançant en partie les centres d’expulsion, l’UE facilite indirectement le refoulement. Les Etats membres sous-traitent les violations des droits humains à des Etats tiers. Inversement, l’UE ne peut s’offrir une politique d’externalisation avec un pays si elle lui reconnaît des problèmes ou des défaillances. Pour autant que nous le sachions, Bruxelles ne dispose pas de mécanismes d’évaluation concrets pour déterminer ce qui se passe dans les centres d’expulsion que l’UE a contribué à mettre en œuvre. »
Sur place, en Turquie, la spécialiste souligne le climat d’insécurité et d’extrême tension régnant au sein des communautés de réfugiés. En juillet, une flambée de violence inouïe contre les étrangers s’était abattue sur la ville de Kayseri, dans le centre du pays. Il avait fallu attendre trois nuits pour que la police intervienne. « Les demandeurs d’asile sont désormais considérés comme des migrants en situation irrégulière, déplore Emma Sinclair-Webb. Le système lui-même est devenu déroutant pour les réfugiés, les règles changent tout le temps, tout est expéditif et imprévisible. »
Installé à Van, l’avocat Mahmut Kaçan, ancien représentant local du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), spécialiste des questions relatives aux droits humains et aux migrations, ne dit pas autre chose. « Même ceux qui ont obtenu, il y a des années, un statut de réfugié international [le HCR traitait les demandes d’asile jusqu’en 2018] reçoivent des avis des services migratoires leur stipulant sa suspension. Une fois arrêtés pour une raison ou une autre et placés dans un centre, leur expulsion est quasi systématique. » Et l’avocat d’ajouter, amer : « Qui se préoccupe des éventuelles conséquences juridiques ? Des milliers de personnes ont été expulsées de la sorte et combien d’entre elles ont saisi un tribunal ? »
Aucune statistique ne permet de savoir quel pourcentage de migrants expulsés de Turquie a repassé la frontière. Aucun chiffre n’est disponible sur le nombre de Syriens partis « volontairement » selon Ankara et revenus depuis sur le sol turc. Plusieurs sources locales estiment simplement que plus des deux tiers des 80 000 Syriens ayant quitté la région de Hatay (sud de la Turquie) après le séisme meurtrier du 6 février 2023 sont revenus, que la frontière avec l’Iran voit passer chaque jour de 100 à 300 personnes de façon irrégulière, et qu’aujourd’hui l’immense majorité des réfugiés en Turquie cherche à partir en Europe. L’exact contraire de la mécanique migratoire mise en place et financée par Bruxelles.
Ont aussi contribué à cette enquête pour Lighthouse Reports : Fahim Abed, Charlotte Alfred, May Bulman, Elena DeBre, Bashar Deeb, J. Jalali, Mahmoud Naffakh et Giacomo Zandonini, en collaboration avec « Der Spiegel », « El Pais », « NRC », « Politico SIRAJ », « Etiliaat Roz », « L’Espresso » et « Alpheratz ».