Mithat Sancar
Mithat Sancar à Münster (Allemagne), le 11 novembre 2016. BERND THISSEN/AFP
Lemonde.fr | Propos recueillis par Marc Semo
Mithat Sancar, député du Parti démocratique des peuples (prokurde), critique le projet de réforme constitutionnelle soumis à référendum le 16 avril afin de renforcer les pouvoirs du chef de l’Etat Recep Tayyip Erdogan.
Mithat Sancar est professeur de droit constitutionnel à l’université d’Ankara et député du HDP (Parti démocratique des peuples, prokurde). Invité à Paris le 18 février pour un colloque organisé par l’Institut kurde, il revient sur la répression ciblant sa formation, accusée par le pouvoir d’être une vitrine politique de la rébellion kurde. Et analyse les enjeux du référendum du 16 avril voulu par le chef de l’État Recep Tayyip Erdogan pour imposer un régime présidentiel.
Les deux coprésidents du parti, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, sont arrêtés [pour refus de témoigner dans des dossiers « de propagande terroriste »] ainsi que dix autres députés sur nos 59 élus à l’Assemblée nationale turque. La répression vise en outre nos représentants locaux toujours pour de prétendus liens avec le terrorisme. Quelque 10 000 de ces cadres et de ces militants ont été à un moment ou à un autre placés en garde à vue et plus de 3 000 maintenus en état d’arrestation. Les maires du Parti démocratique des régions avec lequel le HDP a fusionné pour les élections locales sont particulièrement ciblés. Quelque 105 d’entre eux ont été destitués et 80 de ces municipalités gérées désormais directement par l’Etat.
Dans de telles conditions, il est très difficile, voire presque impossible, de mener une activité politique normale. Mais malgré ces pressions, nous sommes décidés à utiliser au maximum les espaces démocratiques qui subsistent. Quitter le Parlement en signe de protestation comme le proposaient certains aurait signifié que nous arrêtions la politique pour laisser seulement parler les armes.
Le HDP risque-t-il l’interdiction comme de nombreux autres partis prokurdes dans le passé ?
L’AKP [Parti de la justice et du développement, islamoconservateur, au pouvoir depuis 2002] veut nous paralyser sans pour autant oser nous fermer. Nous sommes la troisième force du Parlement et notre interdiction susciterait de fortes protestations aussi bien de l’Union européenne que du Conseil de l’Europe.
Je me trouve moi-même dans une situation absurde, à la fois en sursis comme tous nos élus et toujours actif dans la vie parlementaire, en particulier comme membre de la commission constitutionnelle où, en tant que juriste, je jouis de l’estime aussi bien du CHP [Parti républicain du peuple], la principale force de l’opposition de gauche, que de nombre de représentants du parti au pouvoir. Mais tout ce que je peux dire ou faire dans ces débats n’a guère d’effet comme on peut le voir à propos de la réforme constitutionnelle qui est soumise à référendum.
Elle impose un véritable changement de système politique et un régime présidentiel fondé sur une hyperprésidence tant seront étendus les nouveaux pouvoirs dont disposera le chef de l’Etat si la réforme est approuvée lors du référendum. Le poste de premier ministre est supprimé et le président de la République est le seul chef de l’exécutif. Il peut dissoudre la Chambre même si cela implique aussi qu’il remette son mandat en jeu et les deux scrutins doivent se dérouler simultanément. Le président étant aussi le leader du parti, on peut imaginer qu’il aura la majorité qu’il souhaite. Il pourra en outre gouverner par décret.
Des grandes démocraties comme les Etats-Unis ou la France ont certes des régimes présidentiels ou semiprésidentiels. Mais il n’y a pas dans ce projet un équilibre des pouvoirs contrebalançant celui du chef de l’Etat. La justice, stipule cette réforme, est « neutre et indépendante ». Dans les faits, elle ne le sera pas. Ainsi six des treize membres du Haut Conseil des juges et des procureurs, chargé des nominations dans la justice, seront désignés par le président et les autres par le Parlement. L’écrasante majorité des quinze membres du Conseil constitutionnel seront aussi nommés par le chef de l’Etat.
Ces craintes expliquent l’opposition à la réforme et même une possible courte victoire du « non » au référendum évoquée par certains instituts de sondage ?
La société turque est de plus en plus en polarisée, notamment en raison de la politique de Recep Tayyip Erdogan. Elle le sera encore plus avec ce régime présidentiel. Notre pays a besoin d’un système pluraliste, parlementaire, décentralisé afin de permettre à toutes ses différentes réalités de trouver leur place. Le système présidentiel voulu par Recep Tayyip Erdogan est à l’opposé, instaurant la domination d’une Turquie sociologiquement majoritaire qui est sunnite, conservatrice et nationaliste.
Les alévis [secte moderniste issue du chiisme], les laïcs, et ceux qui ne sont pas ethniquement turcs, ne pourront pas s’y reconnaître. Ils se vivront toujours comme minoritaires. Ils ont peur de ce que sera la nouvelle Turquie promise par Erdogan. Ces inquiétudes sur les potentiels abus de pouvoir d’un seul homme traversent aussi le camp conservateur. Au sein même de l’AKP, il existe depuis longtemps de fortes oppositions à ce projet. Nombre de cadres du parti nationaliste MHP [Parti de l’action nationale] ne veulent pas non plus de cette réforme que soutient néanmoins leur chef, et craignent pour l’avenir même de leur parti.
Le « non » pourrait-il l’emporter ?
Peut-être, mais il ne faut pas oublier que le pays reste sous le régime de l’état d’urgence et qu’il est impossible, notamment pour notre parti, de mener une campagne électorale normale. La pression était déjà très forte lors des législatives en novembre 2015 mais là c’est encore pire. Nous tenons nos réunions électorales seulement dans des salles fermées. Nous ne pouvons pas mener campagne à la télévision pour le « non » et il en est de même pour les autres forces politiques opposées à ce projet. Mais une inquiétude est perceptible dans les profondeurs de la société et il peut donc y avoir des surprises. Ainsi en 1983, lors des premières élections après le coup d’Etat militaire, le parti créé par les militaires pour reprendre en main le pays, donné largement favori, n’est arrivé qu’en troisième position.
Nous pensons qu’il est plus nécessaire que jamais que Bruxelles et les capitales européennes maintiennent leurs relations et les canaux de dialogue avec la Turquie. Ces relations ne doivent pas être fondées sur les intérêts des Européens qui voient dans notre pays un rempart contre le flot migratoire. Elles doivent encore moins servir à conforter le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Quand elle est venue début février à Ankara, la chancelière allemande Angela Merkel a non seulement rappelé haut et fort l’importance des libertés, notamment celle de la presse, et de la séparation des pouvoirs, mais elle a aussi reçu des représentants de l’opposition dont de notre parti.