Inflation galopante, dévalorisation de la monnaie, déficit accru des comptes courants, fuite des investisseurs… L’économie du pays est dans la tourmente.
A peine réélu à la tête de la Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan est attendu sur les sujets économiques. Lundi 29 mai, au lendemain du second tour de la présidentielle, la livre turque (TL) a reculé à un niveau historique face aux devises fortes, cotant 20,15 TL pour 1 dollar, et 21,60 TL pour 1 euro. Et la chute risque de se poursuivre, jusqu’à 28 TL pour 1 dollar d’ici à la fin de l’année, selon Morgan Stanley, si M. Erdogan refuse de changer le cap de son credo monétaire, à savoir que la baisse des taux d’intérêt est un remède à l’inflation.
Après avoir dépassé 80 % en 2022, celle-ci est certes retombée à 44 % en avril, selon les chiffres officiels. Mais des experts indépendants estiment qu’elle est en réalité beaucoup plus élevée, comme en attestent les nombreux ménages qui peinent à boucler leurs fins de mois et à acheter des produits de base.
Certains économistes pensent que le chef de l’Etat reviendra à une politique financière plus adaptée. Daron Acemoglu, professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT), n’est pas de ceux-là. « A première vue, sa victoire est un gage de stabilité. Mais la poursuite des politiques actuelles est inquiétante », a-t-il pointé dans le quotidien Karar, le 29 mai. Selon cet universitaire, conseiller de l’opposition, il faut des investissements, des améliorations technologiques, une meilleure gestion monétaire. Sinon, « la croissance économique, tirée par le secteur de la construction, par l’expansion du crédit et des dépenses publiques, sera de mauvaise qualité. La corruption et le clientélisme ne font qu’aggraver les choses ».
Les élections ont focalisé l’attention des investisseurs sur la Turquie, la locomotive industrielle de la région, un marché émergent de 840 milliards d’euros. La possibilité d’une alternance à la tête de l’Etat était regardée de près, d’autant que Kemal Kiliçdaroglu, le candidat malheureux de l’opposition, avait promis d’assainir les finances et de redonner son indépendance à la banque centrale.
Les intentions de M. Erdogan en matière de politique monétaire seront testées vendredi 2 juin, lors de l’annonce du nouveau gouvernement qu’il dirigera – la fonction de premier ministre ayant été abolie en 2018. La nomination du nouveau ministre des finances et celle du nouveau gouverneur de la banque centrale de Turquie seront scrutées. Dans la soirée de dimanche, le président réélu a évoqué les pressions inflationnistes, promettant la mise en place d’une nouvelle équipe dotée d’une « crédibilité internationale » pour gérer les finances de la nation.
Lundi, il a reçu Mehmet Simsek, un ancien ministre des finances, respecté des investisseurs et des marchés. La reconduction de ce gestionnaire avisé, formé à la banque américaine d’investissement Merrill Lynch, serait un bon signe. Mais aucune annonce n’a été faite après la réunion. Courtisé depuis plusieurs mois, M. Simsek avait fait savoir qu’il préférait se tenir à l’écart de la « politique active ».
La politique monétaire du président se révèle coûteuse et pourrait mener à une grave crise financière. Depuis 2018, l’année où M. Erdogan avait été réélu pour un deuxième mandat avec des pouvoirs renforcés, prenant la banque centrale sous son étroit contrôle, la devise nationale a perdu 80 % de sa valeur par rapport au billet vert.
Sur ses recommandations, la banque centrale a dépensé près de 200 milliards de dollars (187,16 milliards d’euros) au cours de la dernière année et demie pour soutenir la livre. Insuffisantes, ces interventions ont eu pour résultat d’épuiser les réserves nettes de change ; elles sont devenues négatives pour la première fois depuis 2002.
Une remise à plat est nécessaire et une dévaluation de la monnaie n’est pas à exclure. « Ce qu’on voit actuellement ne reflète pas pleinement la gravité de la situation, notamment la vraie valeur de la monnaie turque sur le marché. La vente de la livre a été artificiellement limitée par des interventions et de nombreuses restrictions sur les flux de capitaux. Sans ce soutien, sa valeur serait beaucoup plus faible. A un moment donné, cela pourrait conduire à un nouvel effondrement, comme en 2021 », explique Bartosz Sawicki, analyste de marché chez Conotoxia fintech. Le manque de liquidités est le grand problème du moment. Surtout, « la demande réelle de dollars américains et d’euros, les devises dites fortes, reste chroniquement inassouvie, l’équilibre est constamment menacé », constate l’économiste.
La quête éperdue de dollars a redonné des couleurs au Grand Bazar d’Istanbul, un enchevêtrement de boutiques et de bureaux de change, lequel est devenu, ces derniers mois, le nouveau centre opérationnel de la finance. Entreprises privées, banques, institutions publiques, citoyens ordinaires s’y pressent en quête de devises.
Et peu importe que les cambistes du marché de change de gré à gré situé au cœur de ce bâtiment du XVe siècle, « la bourse à pied », disent les Turcs, vendent le dollar 5 % plus cher qu’au cours officiel. La ruée sur le billet vert s’est accentuée depuis que le gouvernement incite les banques à bloquer la demande intérieure en devises fortes.
Comment renflouer la livre s’il n’y a plus de réserves ? Financer les déficits est aussi devenu un casse-tête depuis que les investisseurs ont fui ; le total des avoirs étrangers en actions et en obligations turques a diminué d’environ 85 %, soit près de 130 milliards de dollars, depuis 2013, selon Bloomberg.
« La situation ne va pas s’améliorer. Les revenus du tourisme, les réserves monétaires du Golfe et peut-être celles de la Russie pourraient permettre de tenir pendant un certain temps, mais il y a beaucoup d’incertitude à terme », prévoit Daron Acemoglu. A moins que le gouvernement ne décide de privatiser quelques-uns des fleurons économiques du pays, tels Turkish Airlines ou encore Botas, la société publique de transport et de distribution de pétrole et de gaz.
La Russie est sur les rangs. Félicitant lundi son « cher ami » pour sa réélection, Vladimir Poutine a insisté lors d’un entretien téléphonique sur la nécessité de renforcer la coopération bilatérale dans divers domaines. La Russie a des objectifs « très ambitieux » avec la Turquie, a renchéri Dmitri Peskov, son porte-parole.
Botas est dans le viseur du Kremlin. Sa dépendance à Moscou est grande. Depuis 2022, l’entreprise ne paye plus ses factures à Gazprom. Généreux, le géant russe du gaz lui a octroyé une ligne de crédit de 20 milliards de dollars, par l’intermédiaire de sa banque, Gazprombank.