Turquie : Le traité de Lausanne condamné à Versailles


mercredi 29 novembre 2006, Stéphane

Le Collectif VAN vous propose la première partie de la retranscription de la Conférence-Débat « L’Histoire et le sort des minorités en Turquie » qui s’est tenue à Versailles ce samedi 25 novembre 2006.

Pour la première fois, des représentants de minorités opprimées en Turquie, se sont retrouvées pour débattre et dialoguer. Sous les yeux scrutateurs d’une brochette d’envoyés spéciaux de l’ambassade de Turquie, venus filmer et photographier, intervenants et public.

La première conférence conjointe des minorités opprimées s’est tenue à Versailles le samedi 25 novembre à 15:30 dans l’auditorium de l’Université Inter-Ages situé à côté de l’Hôtel de Ville.

Le traité de Lausanne La Conférence-Débat « L’Histoire et le sort des minorités en Turquie » était animée par M. Pierre-Yves le Priol, rédacteur au journal La Croix qui a présenté les intervenants : M. Raymond Kevorkian, enseignant à l’Institut français de géopolitique et auteur de « Le génocide des Arméniens » (Editions Odile Jacob - 2006), M. Raffi Kalfayan, secrétaire général de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme, M. Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, M. Naman Adlun, président de l’Association des Assyro-Chaldéens, Mme Vassia Karkayannis-Karabelias, historienne et critique d’art, membre de l’Association Internationale des Critiques d’art (France et Grece), et chargée de cours à l’Institut Neohellenique de Paris 4. Saluons le niveau des interventions, claires et concises de tous les orateurs et l’intelligence avec laquelle Pierre-Yves le Priol a mené le débat.

Antoine Bagdikian, à l’initiative de cet après-midi historico-politique, a tout d’abord souligné le caractère exceptionnel de cette conférence : Pour la première fois, des personnalités issues des minorités arménienne, assyro-chaldéenne, grecque pontique et kurde de Turquie, se réunissent pour amorcer un dialogue et soulever les questions relatives à l’oppression, voire à l’extermination, de ces minorités en Turquie, soumises au problème de la Constitution turque et plus particulièrement de son préambule qui stipule : "il ne peut y avoir dans ce pays, qu’une langue - le Turc - et qu’une culture - la culture turque". L’auteur de ces lignes, Kémal Ataturk, fondateur de la Turquie moderne, a établi ainsi en 1923 le cadre rigide de la nouvelle République, véritable frein depuis des décennies, à toutes les libertés d’expression et au développement des cultures. Antoine Bagdikian a profité de l’ouverture de la Conférence pour annoncer les évènements à venir dans le cadre de l’Année de l’Arménie à Versailles avec : le 6 janvier 2007, une Conférence-Débat sur l’avènement du Christianisme en Arménie, le 12 février une soirée consacrée à Missak Manouchian, le 3 mai une soirée dédiée à l’Architecture et les Miniatures arméniennes. Par ailleurs du 5 au 17 mars une exposition sur l’Arménie est annoncée dans les salons de l’Hôtel de Ville. Pour la petite histoire, Antoine Bagdikian a précisé que le Conseil Municipal qui devait être présent à ce colloque, avait dû, au dernier moment, décliner l’invitation, la présence de tous les élus étant réclamée au meeting que Nicolas Sarkozy tenait au même moment à 500 mètres de là...

Avant de passer la parole à Raymond Haroutioun Kévorkian, Pierre-Yves le Priol a souligné que cette conférence se tenait « pour expliquer par l’histoire, par le droit, où en est la situation des minorités en Turquie aujourd’hui ».

Raymond Haroutioun Kévorkian :

L’enseignant à l’Institut français de géopolitique et auteur de « Le génocide des Arméniens » paru récemment aux Editions Odile Jacob, s’est appliqué à définir un cadrage historique pour le débat. Voici un résumé de son intervention :

Dans l’Empire ottoman, il y avait des groupes dominés et un groupe dominant. Le système traditionnel fonctionnait avec un représentant de chacun des groupes pour les non-musulmans. Toutes les charges à caractère politico-militaire étaient réservées au groupe dominant. Les minorités non-musulmanes étaient reléguées à ce qui était considéré comme des tâches subalternes : le commerce par exemple. Avec la modernisation et l’industrialisation, le poids économique de ces minorités, essentiellement arménienne et grecque, s’est accru. C’est pourquoi elles devinrent les interlocuteurs privilégiés du monde occidental qui pénétrait dans l’Empire ottoman. Cette situation a perduré jusqu’en 1908.

En 1908, le régime des Jeunes-Turcs, considérés comme des libéraux, succède au régime autocratique et totalitaire du Sultan Abdul Hamid. Les Jeunes-Turcs tiennent un discours d’égalité des sujets de l’Empire. C’est à ce moment-là qu’on passe du concept de l’Etat impérial à un concept de l’Etat-Nation. Et que se développe le processus d’exclusion des non-Turcs.

La notion d’identité turque, de nation turque, est très récente, elle date de la fin du XIXème siècle.

Les Jeunes-Turcs ont étudiés en France, ont acquis un arsenal idéologique, se sont frottés en Europe au concept d’Etat-Nation, au nationalisme dont l’Empire ottoman a besoin. Le système d’exclusion des non-Turcs passe par un boycott économique qui vise les Grecs et les Arméniens.

Récemment des cartes ethnographiques, trouvées dans les archives du Premier ministre turc, révèlent qu’elles ont été conçues pour fabriquer des plans de déportation.

A partir de février 1914, le gouvernement Jeune-Turc met en place un système de « chaise musicale », les Grecs de la mer Egée et la population arménienne sont déportés vers la Syrie et la Mésopotamie. Ceci se répète l’été 1914 et durant l’hiver 1914/15. Les Tcherkesses de Palestine viennent remplacer à Kharpourt la population arménienne. On classe les non-Turcs musulmans selon leurs capacités à s’assimiler à un Etat-Nation turc, sous la surveillance du Dr. Bahattin Cakir, Membre du Comité Central du Comité Union et Progrès de 1912 à 1918, et lui-même Tcherkesse.

L’essentiel est d’homogénéiser l’espace : de le turquifier. Cela se traduit par la déportation des Grecs et le projet de déportation qui se transforme en génocide pour les Arméniens. En 1916 , les Kurdes sont déplacés jusqu’à Mossoul et Bagdad. On assiste à des déplacements de population dans l’ensemble de l’Asie Mineure. L’objectif principal du Comité Union & Progrès est d’extirper toute population qui va à l’encontre de son projet d’homogénéisation de l’espace. Ces pratiques sont accompagnés d’une campagne de diabolisation. Les Grecs et les Arméniens sont considérés comme les ennemis de l’intérieur, des terroristes.

Raymond Haroutioun Kévorkian a conclut par un jugement sans appel : ce plan exclut tout ce qui n’est pas turc et sunnite et à l’heure actuelle, il n’est pas sorti de leur esprit. Il peut encore donner lieu à des violences qui sont une pratique culturelle très marquée.

La seconde intervention a été celle de M. Raffi Philippe Kalfayan, secrétaire général de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme. Voici un résumé de son intervention :

Le Traité de Lausanne n’a reconnu que trois groupes de minorités en Turquie : les Arméniens (apostolique, catholiques et protestants), les Juifs, et les Grecs.

Par un traité d’amitié Turco-Bulgare postérieur, la minorité bulgare a également obtenu le statut de minorité. Alors quid des autres minorités ? Ce traité ne définit pas les minorités musulmanes non-turques. Les catholiques romains, les Assyro-Chaldéens ne sont pas reconnus par ce traité, tout comme les kurdes.

Les paramètres décrétés par l’Europe pour le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ne sont que des exigences cosmétiques.

Tant que la Turquie ne remettra pas en cause le Traité de Lausanne dans lequel on ignore légalement l’existence de certaines minorités, on est dans une situation qui n’est pas tenable.

Dans la Constitution turque, le terme de « non-musulmans » revient comme une catégorie à part. Cette notion d’ « individu turc » a récemment été mis en cause par les intellectuels turcs dans un rapport remis en 2004. Ce rapport sur les minorités, commandé par le gouvernement, a valu à leurs rapporteurs, Baskin Oran et Ibrahim Karaoglou, d’être traduits en justice pour leurs conclusions !

Il faut définir ce que signifie la citoyenneté turque. Il y a deux catégories de citoyens : celui d’origine turque et celui d’origine étrangère. Et ce dernier est considéré comme un étranger. Sur l’insistance de l’U.E., une nouvelle loi, votée en septembre 2006, viserait à restituer les biens immobiliers des fondations religieuses spoliés entre 1936 et aujourd’hui. Mais, même dans cette loi, il est affirmé que les biens des fondations des groupes minoritaires sont considérés comme des biens appartenant à des étrangers. Ils sont considérés comme du « capital étranger » en Turquie. Ceci a créé un émoi au sein du milieu intellectuel. Cet article contrevient à la Constitution et au Traité de Lausanne qui reconnaissent l’unicité du citoyen turc devant la loi.

Résumé de la troisième intervention, de M. Naman Adlun, président de l’Association des Assyro-Chaldéens :

Le génocide des Assyro-Chaldéens est la partie la plus méconnue du génocide de 1915.

C’est en ces termes qu’en parlait un document de la Société des Nations en 1935 : « Les années de guerre ont changé la face du monde entier mais aucun groupe n’a subi des secousses et des drames comparables à ce petit groupe que sont les Assyro-Chaldéens ». 250 000 Assyro-Chaldéens ont été exterminés en 1915. Ils étaient groupés essentiellement dans le Sud-Est de la Turquie. Condamnés à l’errance sur leur terre ancestrale depuis leur adoption du christianisme, les Assyro-Chaldéens ont survécu à plusieurs massacres et ont trouvé refuge en Irak après le génocide de 1915. Il restait 50 000 Assyro-Chaldéens en Turquie au milieu du XXème siècle. Il n’y en a plus que 5 à 10 000 aujourd’hui, situés à 99% à Istanbul. Le reste étant éparpillé dans la plaine de Mardin et à Dyarbekir. La situation des Assyro-Chaldéens n’a pas permis que l’on ait rapidement des chercheurs ou des historiens qui se penchent sur le sujet. Ce n’est que récemment que les témoignages sont apparus. Les Assyro-Chaldéens ont souvent trouvé refuge sous la protection des aghas kurdes. Ils n’ont pas abandonné leur identité. Leur langue, l’araméen - la langue du Christ - a survécu et les traditions sont perpétuées.

Aujourd’hui, il y a des Assyro-Chaldéens en Suède, en Allemagne, et 20 000 en France à 90% issus de Turquie.

M. Naman Adlun s’est élevé avec force contre le double-jeu hypocrite de la Turquie qui d’un côté se targue de représenter une mosaique de peuples et de l’autre, ne reconnaît ces mêmes peuples que lorsqu’ils n’existent plus, ou presque plus, les rares représentants étant des « échantillons » pour musée.

Et quid de la possibilité de se reconstituer sur un territoire ancestral nié par la Turquie ?

Comment faire confiance à des politiques turcs qui ont toujours agit comme ça : Istanbul a été presqu’entièrement vidée de sa composante arménienne sans que la Turquie ne fasse son examen de conscience. Serait-elle amoindrie si elle reconnaissait le génocide arménien ? L’élément Assyro-Chaldéen est dénigré, nié jusqu’à maintenant. Mais on trouvera le moyen de clamer la vérité, de vivre notre culture dans la paix et la fraternité ensemble, sans rejet l’un de l’autre. Ces identités, ces valeurs constituaient la richesse de l’Anatolie. On ne peut accepter en Europe le négationnisme et le déni de la vérité.

Résumé de la quatrième intervention : M. Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris

L’Empire ottoman ne reconnaissait que les minorités religieuses, le Milliyet. L’idéologie d’Etat-Nation s’est d’abord exprimée par le Pan-ottomanisme (les sujets de l’Empire ottoman), puis le Pan-islamisme (mise en avant des populations musulmanes de l’Empire), puis avec le Comité Union & Progrès (Jeunes-Turcs) par le Pan-turquisme (qui élimine les populations non-turques de l’Empire).

On assiste alors au premier génocide du XXème siècle, avec l’extermination de 1,5 million Arméniens. Et à la première purification ethnique du XXème siècle : celle de 1,2 million de Grecs. Les milices kurdes, recrutées par le Comité Union & Progrès, ont participé à ces exactions contre les Arméniens et cela reste comme une page noire de notre histoire.

Sachez que 700 000 Kurdes ont également été déportés durant la Première Guerre mondiale.

Le Traité de Lausanne devait reconnaître les populations turques et kurdes associées au sein de cet Empire. Mais il n’en n’a rien été. Seules les minorités (pratiquement inexistantes du fait des génocides et déportations), ont été reconnues : Arméniens, Juifs et Grecs. A partir de là, les mots « Kurdes » et « Kurdistan » sont devenus tabous.

Un tiers des Kurdes ont été déplacés dans une tentative de les assimiler par la force.

La seconde guerre mondiale a stoppé ce plan de liquidation du problème kurde.

Jusqu’en 1991, l’usage de la langue kurde est interdit en Turquie. Avec les pressions de l’Europe, quelques mesures ont été prises. La Commission européenne estime qu’il y a 15 à 18 millions de Kurdes qui vivent dans l’Est et le Sud-Est de la Turquie.

Et pourtant, il n’y a toujours pas d’écoles, de collèges, de lycées, d’universités enseignant la langue kurde. Depuis ces réformes, 30 mn de programme en langue kurde sont diffusées chaque semaine, alors que des dizaines de TV émettent en turc.

De 1992 à 1999, suite à des actions du PKK, 3500 villages kurdes ont été brûlés. Les Kurdes ont été déportés vers l’Ouest du pays. Il y a donc désormais deux problèmes kurdes en Turquie :
 celui d’un peuple dominé à l’Est et au Sud-Est
 celui d’un peuple en minorité à l’Ouest

Il y a également des minorités territoriales : les Lazes (autour de la Mer Noire), les Arabes (du côté d’Adana), il reste très peu d’Assyro-Chaldéens. Et des minorités non-territoriales : les Tchetchènes, les Tcherkesses qui ont fui le Caucase avec les guerres russo-turques.

Les Kurdes sont considérés comme un ennemi de l’intérieur, tout comme ceux qui revendiquent les droits pour les minorités.

L’idéologie fondamentale de la Turquie repose sur le postulat que « la Turquie appartient aux Turcs ». Ce principe éternel est gravé dans le préambule de la Constitution.

On ne devrait pas accepter la Turquie en Europe, tant qu’elle ne sera pas en paix avec son passé, avec ses populations, tant qu’elle ne reconnaît pas les différents particularismes.

La Turquie « laïque » finance les imams, les mollahs, le fonctionnement des mosquées, les écoles coraniques sur le budget de l’Etat sunnite. De ce fait les Alevis (chiites anatoliens) ne reçoivent aucun soutien, les Chrétiens sont en but à beaucoup d’entraves.

Enfin la Turquie ne peut intégrer l’U.E tant qu’elle ne sera pas en paix avec ses voisins (Grèce, Chypre, Irak, Syrie, Arménie).

Parmi ceux-ci, le Kurdistan irakien, région autonome dans laquelle les Assyro-Chaldéens ont trouvé une large place. Ceci prouve que ce n’est pas une fatalité d’avoir des tyrannies nationales et sanguinaires pour les Etats musulmans. Le Vice-Premier ministre du Kurdistan irakien est d’ailleurs Assyro-Chaldéen. Les Musulmans ne respectent que les religions issues du Livre (Juifs, Chrétiens, Musulmans), pourtant au Kurdistan irakien, les Yézidis (qui vénèrent le feu et le soleil) y sont protégés. On peut donc, même en terre d’Islam, développer d’autres schémas de pluralités.

La Turquie se doit de présenter ses excuses pour le passé et de construire un avenir de paix, de démocratie et de respect pour l’identité de chacun.

Résumé de la cinquième intervention : Mme Vassia Karkayannis-Karabelias, historienne et critique d’art, membre de l’Association Internationale des Critiques d’art (France et Grece), et chargée de cours à l’Institut Neohellenique de Paris 4

Peu de gens ont connaissance du génocide des Grecs pontiques. Il est peu connu en France... et même en Grèce ! Le sort de cette minorité est intimement lié à celui des peuples chrétiens de l’Empire ottoman. Les Jeunes-Turcs ont très tôt exprimé leurs tendances chauvinistes. Le Dr. Bahattin Cakir parlait des Grecs pontiques en ces termes : « des plantes nuisibles qui doivent être déracinés ». Les Turcs ont donc décidé de faire une guerre d’extermination contre leurs sujets chrétiens. Leur projet a été attisé par l’Allemagne qui avait des perspectives économiques en Turquie.

Dans le même temps les autorités Jeunes-Turques désignaient les sujets chrétiens comme fautifs de la pauvreté de la population turque : s’ils sont pauvres, s’ils souffrent, c’est à cause des giavours. De 1916 à 1923, le génocide des Grecs pontiques a fait 350 000 victimes.

Les témoignages des diplomates en poste à l’époque en font état en ces termes : « la population totale a été déportée, exterminée : c’est la même chose que pour les Arméniens ». « Il s’agit d’une persécution généralisée. Les Turcs font avec les Grecs comme ils ont fait avec les Arméniens ». Les déclarations des responsables ont également été retrouvées : « Nous devons en finir avec les Grecs comme nous l’avons fait avec les Arméniens ».

Il reste encore des Grecs pontiques en Russie où ils n’ont pas été très bien accueillis à l’époque car Lénine était favorable aux Jeunes-Turcs. Seule Rosa Luxembourg a défendu le sort des minorités de l’Empire ottoman.

Même en Grèce, les réfugiés du Pont ont été accueillis comme l’ont été en France, les immigrés algériens.

Cette dernière intervention a été suivie de deux compléments d’information.

Raymond Haroutioun Kévorkian : Mustafa Kemal (Ataturk) a mené une politique d’expulsion des rescapés qui avaient pu revenir chez eux. La méthode est plus administrative et moins violente que celle des Jeunes-Turcs mais c’est la même idéologie qui porte le régime kémaliste.

Ces populations entre 1923 et 29 sont essentiellement syriaques et kurdes (elles sont actuellement dans l’extrême Nord-Est de la Syrie). Après 1923, le gros noyau de la population arménienne est à Constantinople. La moitié d’Istanbul est peuplée de Chrétiens jusqu’en 1955. A cette date, on renoue avec les bonnes vieilles méthodes de terreur. On fait venir de province, par bus entiers, des foules surexcitées. On a planifié un lynchage des Grecs et des Chrétiens en général. On assiste pendant plusieurs jours à des scènes de pillages et défenestrations.

L’obsession turque est donc toujours présente : éliminer les corps étrangers. Toutes les méthodes sont bonnes. Jusqu’à récemment a existé au sein de tous les gouvernements turcs, une « Commission chargée de harceler les minorités ». ses membres étaient chargés d’élaborer toutes les tactiques qui pourraient inciter les non-turcs à quitter le pays : cette Commission échaffaudait toute sortes de tracassaries. Elle a été dissoute récemment après avoir été rendue publique par l’opposition.

Il reste un village entièrement arménien à la frontière avec la Syrie et il est à chaque fois exhibé par les autorités comme modèle de la tolérance turque. Un vestige-musée.

Raffi Philippe Kalfayan :

Les minorités reconnues par le Traité de Lausannne n’ont ni représentation politique ni représentation juridique. Si la Communauté arménienne veut déposer plainte en tant que telle, elle ne le peut pas. Même le Patriarche, reconnu comme seul interlocuteur par les autorités n’a pas cette personnalité juridique. Aucun organe n’est capable de les défendre. Sauf les fameuses Fondations, antérieures à la République kémaliste, créées par décret impérial, le pouvaient. En 1936, la loi sur les Fondations religieuses, leur fait obligation de s’enregistrer avec la liste de tous leurs biens (écoles, églises, terres, etc). Cette propriété a été contestée en 1974, au moment du durcissement avec l’occupation de Chypre : on a alors dépossedé les Fondations de leurs biens (des centaines de biens grecs, arméniens et juifs essentiellement) acquis ou légués entre 1936 et 2006. Les arguments étaient ceux d’une administration très bureaucratique et tatillonne. Depuis deux mois (septembre 2006), une loi a mis le hola, mais elle n’est pas rétroactive ! Tout ce que l’Etat a cédé depuis 1974 à des tiers, n’est donc pas récupérable. Sur les centaines de biens appartenant aux fondations, il n’en resterait que 53 qui pourraient être rétrocédés aux Fondations. Cette entreprise de dépossession n’est que la continuité d’un processus permanent. Une autre affaire a été relatée dans le livre de Rifat Bali, historien juif de Turquie : « L’affaire Varlik Verkisi ».

Durant la seconde guerre mondiale, un impôt sur la fortune spécifique par type de communauté a été mis en place :

Les Arméniens ont été taxés à 232% de leur revenu annuel, les Juifs à 179%, les Grecs à 156%. En comparaison les Turcs étaient seulement taxés à 4,96% ! Ces faits démontrent la folie discriminatoire de tout ce que l’Etat turc entreprend contre les minorités.

Après ces interventions remarquables de clareté et implacables quant à leur contenu, le journaliste Pierre-Yves le Priol a ouvert la scéance des questions du public.

Question :

Un individu se présentant comme Turc, en France depuis 1974, a pris la parole pour vociférer : « Qui est la minorité ? C’est vous ou c’est moi le Turc !!! Il y a 25 millions de Kurdes, 500 000 Arméniens (pas 50 000 !!!) en Turquie. C’est moi la minorité ! ».

Lui répondent Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris et Raffi Philippe Kalfayan, secrétaire général de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme :

K.N. : « Est minoritaire celui qui subit des discriminations ». R.Ph.K. : « On définit une minorité par des paramètres objectifs. Une identité commune (que ce soit la race, la religion, le sexe, un mode de vie, etc.), bref un ensemble de critères qui induit un rapport d’infériorité entre les groupes. Les seuls Turcs minoritaires sont les Alévis : ils sont 12 à 13 millions, pratiquant un Chiisme anatolien. Leurs droits religieux ne sont pas reconnus par l’Etat. »

 :) Note du CVAN : A n’en pas douter cette personne ne songeait nullement à ces compatriotes Alévis. La prochaine fois, il posera une question intelligente (si possible).

Question :

La seconde intervention du public est celle d’un homme se présentant comme le petit-fils d’une victime du génocide. Né à Alep et de religion chaldéenne. Sa famille est arrivée en France en 1944. Visiblement ému par la découverte récente d’une histoire familiale douloureuse, il lance un appel à tous les petits-enfants pour se battre pour la reconnaissance du génocide et la restitution des biens. Et a exprimé le souhait de pouvoir retourner à Mardin sur la terre de ses ancêtres.

Réponse de Raymond Haroutioun Kévorkian :

Le cas des Syriaques est intéressant pour illustrer la violence pratiquée par l’Etat turc à l’égard de ses minorités. Les zones où elles sont établies se trouvent à un millier de kilomètres « du front russe », et le fameux pretexte de « zone de guerre » ne peut pas donc être avancé. Mais voilà, ces minorités n’ont pas d’élite politique pour faire relais à Constantinople. En décidant d’exterminer les Syriaques, les autorités turques revèlent encore plus leur intention d’homogénéiser l’espace.

Question :

A une question posée sur le rôle des Kurdes durant le génocide, Vassia Karkayannis-Karabelias, historienne et critique d’art, souligne que les autorités turques ont toujours utilisé les populations les plus défavorisées de l’Empire ottoman pour faire le sale boulot.

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, réaffirme : C’est une page noire dans l’histoire des Kurdes. Les milices hamidiennes ont été créées par Abdul Hamid, contre les visées de l’Empire tsariste. Elles ont repris du service dès que l’ordre de génocide a été décidé par les membres du gouvernement Jeune-Turc. Ces mêmes milices ont également été utilisées contre le mouvement national kurde. Malheureusement, des milices, on en trouve partout, même en France pendant la seconde guerre mondiale... Beaucoup de Kurdes ont protégé leurs voisins, comme les Justes du temps de la Shoah, au péril de leur vie. Cette question de la participation des Kurdes a été posée dès les années 20 : il n’y a pas de négationnistes chez nous.

Raymond Haroutioun Kévorkian :

L’historiographie officielle turque a brouillé les pistes pour désigner les Kurdes comme responsables. Mais la réalité est autre : l’Organisation Spéciale avec ses cadres Tcherkesses dirigeait les milices kurdes nomades. Très peu de Kurdes sédentaires ont participé aux massacres.

Question :

Quid de l’éventualité de la réapparition du Califat ? (cette fonction religieuse, abolie le 3 mars 1924 par Mustafa Kemal, faisait du sultan ottoman le chef spirituel de tous les musulmans et le successeur des premiers compagnons du Prophète).

Raffi Philippe Kalfayan : La Turquie se dit République laïque. Mais en fait elle est plutôt laïciste puisqu’il y a une Direction des affaires religieuses avec 85 000 fonctionnaires : cette Direction nomme les immams, les mollahs, paye les rémunérations des fondations musulmanes... Il y a une politique déclarée que le religion ne peut pas gérer les affaires du pays. Je ne peux dire que ça : le reste serait de la science-fiction !

Question :

Est-ce que les évènements en Irak, avec un Kurdistan irakien, peuvent provoquer en Turquie ce qui s’est passé au Kosovo, avec un éclatement ?

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris : Il y a des traités qui peuvent être qualifiés de « Paix pour terminer toutes les paix ».

La France est l’une des nations qui a tout fait pour que le Traité de Sèvres ne s’applique pas. Elle a livré des armes à Mustafa Kemal. Ceci a débouché sur le Traité de Lausanne, qui partageait arbitrairement tous ces territoires. Ceci a généré toute une série de guerres, de révoltes. C’est pourquoi vous assistez à ce qui se passe en Irak : lorsque vous soulevez le couvercle de la marmite, aucun problème n’est réglé. C’est un Etat artiificiel créé par les Britanniques. La dictature militaire a maintenu le pays jusqu’en 2003. Les Kurdes sont pour un Etat fédéral. Mais il y a un lourd contentieux entre la minorité sunnite qui était au pouvoir en Irak et la majorité chiite qui commence à contrôler les leviers du pouvoir. Donc effectivement un éclatement est possible. La Jordanie également est un pays artificiel, créé par Churchill. Alors est-ce que l’on doit prévoir tout cela ? N’est-il pas plus intelligent d’accompagner ce processus (comme cela a été fait pour les Tchèques et les Slovaques), plutôt que d’attendre une « situation à la Kosovo », qui de toutes façons au final, se termine par un éclatement, mais en passant par 200 000 morts ? Il faudrait une « diplomatie préventive sour l’avenir du proche-Orient ».

Question sur les papiers d’identité :

Est-ce qu’on continue à mentionner la religion sur les papiers d’identité et que se passe-t-il si on revendique le fait de ne pas en avoir ?

Raffi Philippe Kalfayan :

Depuis les réformes législatives de 2002, il n’y a plus de mention obligatoire sur les papiers d’identité.

M. Naman Adlun, président de l’Association des Assyro-Chaldéens, rectifie : Non, c’est depuis hier ! En fait, cette loi est passée, mais il fallait faire la demande écrite ! Il y a eu un procès et le verdict est tombée hier.

Question :

Pourquoi ne pas constituer un front uni sur le niveau diplomatique puisqu’il y a une volonté d’adresser les mêmes sujets ? Et pourquoi ne parlons-nous pas de la reconnaissance DES génocides ? En 1987, nous avons insisté auprès du parlement europpéen pour que sa résolution mentionne non seulement la reconnaissance du génocide arménien, mais également les problèmes kurde et chypriote.

Antoine Bagdikian :

A partir de ce jour, il y a inévitablement la constitution d’une plate-forme commune, sans animosité contre la Turquie. D’ailleurs, la TV turque l’a déjà annoncé : elle a parlé d’un Front des minorités qui se met en place en France !

Question :

Vu la responsabilité des nations, ne faut-il pas plutôt faire pression sur tous les Etats plutôt que seulement contre l’Etat turc ?

Raffi Philippe Kalfayan :

Il y a des signes positifs tangibles dans la manière dont l’Union européenne avance avec la Turquie.

Mais ce seront des changements cosmétiques tant que l’on se réferera à une Constitution anti-constitutionnelle. La Turquie n’a toujours pas adhéré aux valeurs exigées par le Conseil de l’Europe alors que l’Arménie et l’Azerbaïdjan, membres très récents, se sont mis aux normes très rapidement ! La Turquie est un Etat surpuissant et surarmé. Et en face on a une Union européenne pas à la hauteur parce que ce n’est pas une Union politique.

La parole doit être de nouveau donnée au public : à ce moment, le Turc "minoritaire" et irrascible qui avait déjà posé une question, tente d’accaparer le micro une fois de plus et hurle dans la salle. Il est poliment mais fermement raccompagné vers la sortie.

Interrogés par le journaliste Pierre-Yves le Priol sur la nécessité d’un Front uni, les différents intervenants ont répondu par l’affirmative :

M. Naman Adlun en a profité pour revenir sur la situation des Assyro-Chaldéens : C’est l’un des rares peuples sur la terre qui n’a aucun soutien d’aucun Etat. Nous sommes plus nombreux en Australie qu’en Turquie ! Comment empêcher une rupture totale de la diaspora avec le pays d’origine ?

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, conclut : Le dialogue est nécessaire, ainsi que les actions communes. La division ne peut servir que les oppresseurs.

Naman Adlun :

C’est la voix de la sagesse.

C’est par ces mots que se termine la première Conférence-Débat inter-minorités.

Le public mettra longtemps a quitter les travées de l’auditorium. Sauf la brochette d’envoyés spéciaux de l’ambassade de Turquie, venue filmer et photographier intervenants et public : elle a déjà filé à l’anglaise avant la fin...

A n’en pas douter, ce 25 novembre 2006 marque une étape importante dans les relations de nos diasporas : les minorités opprimées de Turquie semblent décidées à faire entendre leur voix et valoir leurs droits.

Commentaire Collectif VAN : Nous espérons avoir été le plus fidèle possible dans la retranscription de ces échanges si forts et si intéressants.