Des milliers de Kurdes chassés par la répression et réfugiés dans les banlieues des villes attendent qu’on leur rende justice. Histoire d’une catastrophe humanitaire.
Loin des boutiques de mode, des cafés chics et des cinémas de la rue de l’Istiqlal, une banlieue d’Istanbul, dans la partie asiatique de la capitale turque : Matepe. Un enchevêtrement de maisons qui tient du bidonville, des rues défoncées, des lambeaux d’une ancienne campagne devenue terrain vague. C’est là que j’ai rencontré la famille Daglayan. Une famille kurde, peut-être kurdo-arménienne, car elle est originaire du district de Bingol, ville arménienne avant le génocide. Mais en Turquie il vaut mieux ne pas insister sur ce genre d’origine...
Des familles comme celle des Daglayan, il y en a des dizaines de milliers entassées dans les banlieues des grandes villes. Chassées du Kurdistan par la guerre sans merci qui oppose depuis vingt-cinq ans l’armée turque au PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Comme tant d’autres, la famille a tout perdu. Jusqu’à son village, une des centaines de localités détruites par l’armée turque qui a pratiqué dans le sud-est de l’Anatolie une politique de terre brûlée dans l’espoir d’éradiquer la question kurde, selon une technique qui consiste à vider l’étang pour tuer les poissons.
Surtout, la famille a perdu le père, l’homme qui la faisait vivre. Il s’appelle Zeynel, il est agriculteur et berger, mais depuis huit ans il croupit en prison, accusé de liens avec le PKK et, pour cela, condamné à mort (1). Son épouse Fidan et ses sept enfants, désespérés et sans ressources, n’ont eu d’autre choix que de se réfugier dans cette banlieue : un parent émigré en Allemagne a prêté sa maison et le frère de Zeynel, Jaffar, boulanger à la retraite, les aide à survivre. Cinq enfants sont toujours à charge. Sagement revêtus de leur uniforme scolaire (ils sont tous excellents élèves), ils écoutent le récit des malheurs de leur père par Fidan, qui a bien du mal a s’exprimer en langue turque, et Jaffar qui vient à son secours.
« Nous vivions tranquilles dans notre hameau de Tazagri, qui fait partie du village de Billece, berceau de la famille depuis des siècles, dit ce dernier. À partir de 1978, cela a commencé à se gâter. Des postes militaires ont été installés dans tous nos villages. Après 1980 (2), c’est devenu très difficile. On était pris entre deux feux : le PKK venait chez les paysans demander de la nourriture. C’était interdit par l’armée qui nous mettait en prison et nous torturait. Les familles les plus aisées ont préféré partir, d’autant qu’il n’y avait plus rien au village comme vie sociale, même pas d’école. Mes neveux n’étaient jamais allés en classe avant leur arrivée ici. Entre 1978 et 1998, le nombre des familles au village est passé de 170 à 4, c’est tout dire. La seule raison pour laquelle mon frère était resté est économique : la terre et les bêtes lui permettaient de nourrir sa famille. Et puis, c’était chez nous. »
Fidan précise que son mari, peu politisé, était « plutôt du côté de l’armée car on espérait qu’elle protégerait nos enfants ». Pourtant, c’est lui qu’on a accusé d’être PKK. Les circonstances de son arrestation sont ahurissantes. Jaffar raconte : « Le 14 mai 1998, j’ai eu un appel de Fidan me disant qu’il s’était passé des choses graves : notre cousin Ekrem avait été tué et Zeynel avait disparu. Je me suis rendu à Kir pour tâcher de savoir. J’ai attendu quatre jours pour rien : les militaires ne m’ont pas laissé passer. »
Fidan explique : « Le 13, Ekrem, qui habite un autre hameau, à 12 kilomètres, est venu rendre visite à la mère de Zeynel qui s’était cassé la jambe ; on n’a pas voulu qu’il reparte la nuit, c’était dangereux. Le lendemain il est parti très tôt et on a commencé notre travail comme tous les jours. Zeynel est parti avec les troupeaux accompagné de notre fils aîné, Ali, qui avait neuf ans. Vers 9 heures, on a entendu des coups de feu, mais on n’y a pas prêté attention : cela arrivait souvent. Le soir, les troupeaux sont rentrés affolés, avec Ali en larmes ; il a dit que les soldats avaient emmené son père. J’étais seule avec les enfants, paniquée, c’était la nuit, je ne savais pas quoi faire. J’avais peur, la grand-mère allait mal, les enfants pleuraient. J’ai attendu le lendemain. J’ai envoyé Ali aux nouvelles, puis j’ai décidé d’aller voir moi-même. J’ai donné du pain aux enfants et je suis partie à pied. À Solmaz (12 kilomètres), j’ai trouvé des gens qui m’ont dit qu’il y avait eu un accrochage, qu’Ekrem était mort et qu’ils avaient vu mon mari couvert de sang, le visage fracassé. »
Ali, prend le relais : « Les combattants du PKK avaient préparé une embuscade. Ekrem est passé par là et ils l’ont pris pour qu’il ne fasse pas échouer le guet-apens. Quand les soldats sont arrivés, il y a eu bataille. Trois membres du PKK et un soldat ont été tués. Ceux du PKK se sont enfuis en laissant Ekrem sur place. Les soldats ont commencé à le frapper. Il leur a raconté ce qui s’était passé et a dit qu’il avait passé la nuit chez nous. Alors ils sont venus trouver mon père et ils l’ont arrêté. Il a essayé de résister. Un commandant a donné l’ordre de l’attacher et ils ont commencé à le frapper avec les crosses de leurs fusils. Un soldat a dit : "Pourquoi vous faites ça ? Il n’a rien fait." Il a reçu une gifle. Moi aussi ils m’ont frappé et m’ont cassé une dent. Puis ils m’ont laissé sur le chemin. La moitié du troupeau avait disparu. »
Le lendemain, Ali est reparti à la recherche de son père : « Il était dans une tente gardée par les soldats. Il avait les vêtements déchirés, couverts de sang et de boue, et il était ligoté. J’ai appelé : "Papa, papa", mais un commandant m’a chassé à coups de pied. "Va-t’en, on va le relâcher", qu’il a dit. »
Le soir même, Zeynel était emmené à Kir où son frère Jaffar l’a vu seulement quatre jours plus tard chez le procureur : « Des soldats le soutenaient. Il était inconscient : il ne m’a même pas reconnu. Il avait le visage tout noir. Le soir, ils l’ont emmené à l’hôpital. Puis il est retourné à la prison et nous avons cherché un avocat. Il a été jugé par la cour de sûreté de l’État Dyarbakir en 1999 et condamné à mort. On était abasourdis : il n’avait rien fait du tout. On a vendu le troupeau et on a pris un autre avocat. Il a dit que le verdict reposait sur le témoignage de deux soldats, que, s’ils revenaient sur leurs déclarations, on pouvait faire appel. On les a recherchés et on leur a expliqué qu’à cause d’eux une famille était dans la misère et un innocent en prison. Ils ont avoué qu’on les avait forcés à mentir et accepté de revenir sur leur déposition. Mais entre-temps les cours de sûreté de l’État avaient été dissoutes. Le tribunal de Bingel s’est déclaré incompétent. L’affaire est en cassation à Ankara. Cela fait bientôt deux ans. Mon frère est toujours en prison, d’abord à Bingel, puis à Batman et maintenant près d’Adana. »
Autrement dit, à 1 800 kilomètres d’Istanbul ! Trop loin pour Fidan qui, depuis, n’a vu son mari que deux fois. « On n’a pas les moyens de faire tout ce voyage et je ne peux pas laisser les enfants », dit-elle.
Umit, le petit dernier, visage tout rond et sourire malicieux, m’entraîne dans l’autre pièce de la maison. Il ouvre un tiroir et en sort un album de photos dont il tourne les pages : le mariage de ses parents, ses frères et soeurs, les fêtes de famille au village... Il s’attarde un peu sur une photo de lui, tout bébé, pour en arriver à ce qu’il veut vraiment me montrer : un laissez-passer orné du visage triste et émacié d’un détenu. « Mon papa ! » dit-il en brandissant d’une main le papier tandis que, de l’autre, il désigne sa propre poitrine. Dans son regard, il n’y a pas de tristesse, mais un mélange d’amour et de fierté.
Françoise Germain-Robin
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(1) La condamnation a été commuée en prison à vie.
(2) Date du coup d’État militaire du général Evren.
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