DIYARBEKIR, Turquie- Depuis un peu plus de deux ans, le choix du règlement politique a laissé la place à la répression contre tous les réseaux politiques kurdes. Manifestation le jour de Newroz, le nouvel an kurde, 21 mars 2012.
Reuters/stringer
Lexpress.com | Catherine Gouëset
Après l'attentat qui a fait neuf morts à Gaziantep lundi, Ankara accuse le PKK, qui nie en être l'auteur. L'Express a interrogé trois spécialistes sur la montée des tensions entre les autorités turques et les Kurdes.
Le PKK et le BDP, le principal parti kurde légal ont rejeté tout lien avec cet acte terroriste. "Ce n'est pas la première fois que l'on tente d'attribuer au PKK un attentat que celui-ci rejette. Ces dernières années, quand le PKK a commis des attaques contre des civils, il les a assumées, y compris quand il les a regrettées et a présenté des excuses aux victimes", rappelle Hamit Bozarslan, politologue, spécialiste du de la question kurde en Turquie. "Il est d'ailleurs choquant que les autorités accusent le PKK avant même qu'un début d'enquête ait commencé", complète Henri Barkey, spécialiste américain de la question kurde, professeur à Lehigh University. Les auteurs de l'attentat peuvent venir d'horizons multiples. "De nombreux groupes disposent d'armes en Turquie, depuis la gauche radicale jusqu'aux services de renseignements, travaillés par des divisions, qui ont à plusieurs reprises mené des opérations de déstabilisation par le passé", relève Hamit Bozarslan. Sans compter une éventuelle implication de Damas qui aurait pu chercher à faire payer à Ankara son engagement aux cotés de l'opposition au régime de Bachar el-Assad.
"Le PKK multiplie les modalités d'action, qu'elles soient pacifiques ou violentes; il mène des actions armées spectaculaires mais aussi des campagnes de propagande. Son but est de s'installer dans des pans du territoire kurde en Turquie. Il ne se limite plus à des actions de guérilla ponctuelles comme auparavant", observe Hamit Bozarslan. Il s'inspire en cela de l'action de l'UCK au Kosovo à la fin des années 90.
L'AKP a été le premier parti au pouvoir en Turquie à reconnaître la légitimité de la question kurde. Il a mis fin à l'état d'urgence au Kurdistan, autorisé les partis politiques kurdes à faire campagne en langue kurde, permis la création d'une chaîne de télévision publique en kurde, toutes choses inconcevables 10 ans plus tôt. "L'AKP imaginait que ces ouvertures suffiraient aux Kurdes, et qu'ils s'en contenteraient", explique Hamit Bozarslan, mais cette reconnaissance a renforcé les Kurdes dans la certitude de la légitimité de leurs attentes. Elle a renforcé le sentiment 'national' Kurde, et désormais, tout l'espace politique kurde est entré en dissidence vis-à-vis de l'Etat central".
Parallèlement, "les ouvertures du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan ont été entravées par la très brutale institution judiciaire turque, ajoute Henri Barkey. Des milliers de Kurdes ont été inculpés et arrêtés sans la moindre preuve ou sous des prétextes futiles. Il suffisait qu'un drapeau du PKK soit brandi dans une manifestation, par exemple, pour que les participants au défilé puissent être inculpés d'appartenance au groupe armé, ce qui a renforcé la mobilisation de la communauté kurde".
Depuis un peu plus de deux ans, "le choix du règlement politique a laissé la place à la répression contre tous les réseaux politiques kurdes, qu'il s'agisse des KCK (Union des communautés du Kurdistan), sorte d'administration fantôme indépendantiste, proche du PKK, mais aussi des intellectuels, des universitaires, des membres de la société civile contre lesquels de nombreux procès ont été intentés", souligne Jean Marcou, Professeur à l'IEP de Grenoble et chercheur associé à l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul.
L'impasse dans laquelle a abouti la question kurde est liée au sentiment de toute puissance du gouvernement Erdogan. Après s'être affirmé à l'échelon intérieur et notamment face à l'armée, mais aussi sur la scène régionale, "l'AKP entend désormais imposer sa solution, y compris par les armes", analyse Hamit Bozarslan.
"Pour avancer sur cette question, le gouvernement aurait dû s'atteler à réformer toute l'organisation politique du pays, mais aussi la citoyenneté et s'engager vers une forme de décentralisation, explique Jean Marcou qui ajoute que depuis qu'il a réduit l'influence de l'armée, l'AKP a chaussé les bottes de l'establishment nationaliste qui, avant lui, tenait les rênes du pouvoir en Turquie".
Au sein de la communauté kurde, le PKK est à la fois rejeté pour les actes de violence qu'il commet, mais en même temps, "il est considéré comme un acteur de référence, estime Hamit Bozarslan. 'Les membres du PKK, ce sont nos enfants, nos cousins', ne peuvent s'empêcher de penser une partie des Kurdes". En outre, "sa résistance, après 30 ans de lutte, face à la deuxième plus grande armée de l'OTAN, impose un certain respect", ajoute Henri Barkey.
Du côté des autorités, l'AKP a une relation ambiguë avec le PKK. "Officiellement il se refuse à négocier avec ce groupe armé, placé sur la liste officielle des organisations terroristes de plusieurs pays occidentaux. Mais il a noué des contacts officieux avec l'organisation, ce qui a d'ailleurs entrainé des tensions internes au gouvernemen ," remarque Jean Marcou.
"Le règlement de la question kurde doit passer par un débat sur le statut du PKK, ajoute le chercheur. Doit-il être considéré comme un protagoniste incontournable? Les mouvements kurdes légaux par exemple condamnent ses excès, mais entretiennent des relations avec lui.
Quoi qu'il en soit, depuis quelques années. "même si on n'a pas encore assisté à un 'printemps kurde', cette minorité (20 à 25% de la population, soit environ 15 millions d'habitants) a pris conscience de sa place dans le pays. Ainsi, depuis 2007, le BDP, le parti légal kurde, est le quatrième parti politique en Turquie" rappelle Jean Marcou.
Alors que dans les années 2000, Ankara était arrivé à un accord avec Téhéran et Damas, pour contenir les revendications des Kurdes, la donne a changé ces dernières années. L'Iran (allié du régime de Bachar el-Assad) s'est retiré de cette entente tacite, au point de menacer récemment la Turquie, accusée de soutenir les rebelles syriens.
Depuis peu, les autorités turques sont très inquiètes de la prise de contrôle du nord de la Syrie par des groupes armés kurdes qui profitent de l'affaiblissement du pouvoir central à Damas. "L'apparition du drapeau du PYD (Parti de l'Union démocratique), allié syrien du PKK, dans ce secteur a même rendu nerveuse la très nationaliste presse turque", constate Jean Marcou.
Les autorités turques, qui ont établi de très bonnes relations avec les Kurdes d'Irak, quasiment autonomes vis-à-vis du pouvoir central de Bagdad, préfèreraient voir s'installer en Syrie les alliés syriens de Massoud Barzani, président du Gouvernement Autonome Kurde irakien, et éviter ainsi que cette région ne serve de base arrière au PKK.
Même si la tension va croissant, le conflit, pour le moment, est régulé, "tant du côté du PKK que de l'armée, estime Hamit Bozarslan. "On est loin du déchainement de violence des années 80 qui ont fait 250.000 victimes. Mais la déstabilisation de la région (Irak, Syrie, Liban, fait craindre un retour en arrière aux spécialistes de la région. "Le pire n'est pas à exclure", avertit Hamit Bozarslan. D'autant plus, ajoute Henri Barkey, que " l'imbrication des populations kurdes dans tout le territoire (environ la moitié des Kurdes n'habitent plus dans les régions traditionnellement kurdes) pourrait entraîner une situation très dangereuse en cas de poursuite des tensions". Les dirigeants Turcs devraient tout faire pour désamorcer ces tensions.