Le Figaro - [1er octobre 2005] - Les changements d'attitude à l'égard de la Turquie chez certains responsables politiques français de gauche ou de droite ont quelque chose d'inquiétant et d'un peu malsain. L'impression se dégage de convictions qui évoluent comme les sondages, l'image de la classe politique française est gravement affectée, beaucoup moins à cause de la position prise que des conditions dans lesquelles elle change, et il se prépare un désagréable affrontement avec la Turquie dont les conséquences peuvent être très dommageables.
Il me paraît nécessaire et urgent de rappeler vigoureusement quelques évidences.
La Commission européenne a fixé le cahier des charges de la négociation, le Parlement européen a dans ce cadre, à deux reprises, fait connaître ses positions. Il est évident, pour quiconque est de bonne foi, que la Turquie ne sera pas admise à adhérer à l'Union européenne sans que ne soient sérieusement établi chez elle le respect du droit et notamment des droits de l'homme, sans que ne soit non seulement reconnue la République de Chypre, mais réglé le problème de la partition de l'Ile, sans que ne soit reconnu le génocide arménien, et sans que le problème kurde ne soit clairement engagé vers la recherche d'une solution politique négociée et démo cratique.
Il est tout aussi évident que l'ingestion par la Turquie dans sa législation interne d'un acquis communautaire qui frise les 11 000 pages de législation touffue et désordonnée ne peut techniquement en aucun cas durer moins d'une dizaine d'années.
C'est donc à cette échéance, et juridiquement pas avant, que sera fait l'examen des conditions remplies et non remplies et que sera prise la décision finale. J'ai dit à plusieurs reprises et je veux répéter ici que, à mes yeux, tout cela est tellement difficile que l'issue est fort incertaine et que je ne partage en rien l'argument de terrorisme intellectuel aux termes duquel tout doit être réglé avant l'ouverture des négociations puisque, une fois ouvertes, elles ne peuvent que se conclure favorablement ! Rien n'est en effet moins probable.
Toutes ces affaires sont difficiles à régler parce que, en fait, si elles dépendent juridiquement à l'évidence de décisions gouvernementales, elles ne sont vraiment solubles que sous condition d'un consensus national dominant. Pour un Français, il est clair, par exemple, que l'affaire du génocide arménien a beaucoup de traits communs avec, chez nous, la reconnaissance du rôle du régime de Vichy dans l'extermination des juifs ou encore la reconnaissance de la guerre d'Algérie comme guerre, avec toutes les exactions et les souffrances qu'elle a engendrées. Dans tous les cas, la thématique est la même : la reconnaissance est une nécessité absolue de réconciliation interne et intercommunautés, mais elle n'est possible qu'après un long travail de réflexion et de maturation dans chacun des cercles culturels ou socioprofessionnels concernés. Après plus de quatre-vingts ans de silence hostile, ce travail a enfin commencé dans les deux communautés. Donnons-lui du temps. Les choses sont plus avancées encore sur le problème chypriote et le problème kurde. La Turquie aussi connaît ces retours de bâton de fierté nationale mal placée. Sa dernière déclaration sur Chypre est catastrophique et ne peut que compliquer et retarder les choses.
Certains s'en réjouissent, car ils ne veulent pas de cette adhésion du tout. Tous ceux qui rajoutent des conditions et des exigences de délai le font explicitement pour bloquer le processus. Cela exhale la xénophobie et la haine et, comme des mécanismes populaires analogues jouent en Turquie, l'éventuel bon déroulement du processus va de plus en plus tenir du miracle.
Or nous avons tous besoin que ce grand pays se démo cratise, rejoigne le camp des droits de l'hom me et se réconcilie avec son histoire, ses minorités et ses voisins. L'attraction de l'adhésion à l'Union est un très puissant moteur pour pousser dans ce sens, et même sans doute le seul. La Turquie n'a probablement pas la force intérieure suffisante pour effectuer seule ce mouvement qui est pour elle une double révolution des moeurs et des structures. Mais c'est pourtant elle qui l'a demandé.
Il faut rappeler les enjeux. Un signe de l'Union européenne vers le monde musulman affirmant qu'un pays musulman a sa place s'il la veut dans une communauté régie par les droits de l'homme. Telle que la politique américaine est conduite aujourd'hui, c'est essentiel et c'est oeuvre de paix.
L'Europe est réconciliatrice par nature. Ce qui s'est passé entre la France et l'Allemagne, entre catholiques et protestants en Irlande, ce qui commence entre Allemands et Polonais ou entre Hongrois et Roumains, après des siècles de haines et de guerres, peut aussi se passer entre Turcs, Kurdes, Arméniens et Chypriotes.
L'intensification de la croissance et du développement économique turc par le commerce, les investissements extérieurs et l'aide structurelle profitera à tout le monde, avec ce premier résultat que les Turcs émigreront de moins en moins, sinon plus du tout.
Enfin, les deuxièmes réserves pétrolières du monde, dont nous allons vite avoir un besoin vital, après celles du Moyen-Orient, sont partagées entre quatre républiques ex-soviétiques qui parlent turc, et où l'influence turque est importante. Si, après le camouflet d'un rejet, l'influence turque tourne à l'Europhobie et à l'anti-occidentalisme, nous pourrions le payer très cher. Et ce pays a su garder des relations équilibrées et confiantes tant avec Israël qu'avec la Palestine ; son adhésion renforcera puissamment l'effort médiateur et pacifique de l'Europe dans la région.
Mais il faut pour cela que des deux côtés tous les responsables tiennent leurs nerfs, expliquent l'importance de ces enjeux à l'opinion publique au lieu de se rallier à ses peurs fantasmées et aient le courage de défendre leurs convictions même avant qu'elles ne soient complètement comprises. L'échec est possible, mais trop peu de gens comprennent qu'il serait déflagratoire.
* Ancien premier ministre et député (PS) au Parlement européen.