Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis trois ans, commence à se fissurer entre la tendance islamiste historique et les courants plus progressistes. La perspective d'élections anticipées est dès lors évoquée même si l'opposition, faible et hétérogène, ne paraît pas en mesure d'en profiter.Le Parti de la justice et du développement (AKP) est miné par ses divisions internes", considère l'hebdomadaire Tempo. L'influence de la tendance islamique au sein du parti au pouvoir, dite "Milli Görüs", héritière du Parti de la vertu (Fazilet) et du Parti de la prospérité (Refah), successivement interdits par la Cour constitutionnelle, est, selon Tempo, prépondérante et gêne de plus en plus les membres de l'AKP venus d'autres horizons politiques. "Les héritiers de cette tendance islamique se considèrent comme les véritables propriétaires de l'AKP dont ils ont investi l'appareil."
Au point que les autres courants, et notamment ceux qui avaient rejoint le parti d'Erdogan en provenance de l'ANAP, parti de centre droit fondé par Turgut Özal, "organisent désormais au sein de l'AKP des réunions alternatives". En outre, l'impossibilité pour le Premier ministre Erdogan de parvenir à faire lever l'interdiction du voile à l'université ou à facilité l'accès de celle-ci aux diplômés des lycées confessionnels Imam-Hatip (écoles fondées pour fournir des imams officiels), alors que ce sont là deux de ses promesses électorales, suscite des remous au sein même de la tendance islamique "dont certains des membres pourraient être tentés de rejoindre le Parti du bonheur (Saadet) si les rénovateurs de ce parti finissaient par s'y imposer." Le Saadet est issu du Parti de la vertu, interdit en 2001 ; il a tenté sans succès jusqu'à maintenant de concurrencer l'AKP au sein de la frange la plus traditionaliste de l'électorat.
Par ailleurs, poursuit Tempo, les ouvertures d'Erdogan sur la question kurde ainsi que son concept de basse identité • respectant les particularismes ethniques et culturels • et de haute identité • appartenance à une citoyenneté républicaine commune - mettent très mal à l'aise la frange nationaliste turque de l'AKP. A l'inverse, les Kurdes de l'AKP, "qui est après le DEHAP (parti prokurde) le parti où les Kurdes sont le mieux représentés en Turquie", ne cachent pas leur satisfaction "dès lors qu'ils occupent même certains postes clés au sein du parti".
Gülay Göktürk, éditorialiste du quotidien Bugün, rejette les procès d'intention fait à l'AKP : "Ainsi, après avoir caché ses intentions pendant trois ans, l'AKP aurait maintenant tombé le masque, dévoilant sa véritable nature islamiste. […] En fait, l'action du gouvernement en faveur des lycéens Imam-Hatip afin qu'ils puissent accéder de façon équitable à l'Université ne relève pas d'une 'offensive de l'islam politique', mais bien d'une nécessité démocratique."
De la même façon, l'initiative de certains maires AKP visant à limiter et interdire la vente d'alcool, a suscité, selon Ismet Berkan, du quotidien Radikal, une réaction exagérée "qui est inversement proportionnelle à la faiblesse de l'opposition au parti dominant, et qui traduit surtout une frustration par rapport au manque d'alternative à l'AKP". "Va-t-on vers une interdiction de l'alcool en Turquie ?" s'interroge-t-il. "Bien sûr que non. On constate néanmoins que l'attitude de certaines municipalités AKP, fournit, avec au passage un peu de mauvaise foi, un bon prétexte pour s'en prendre à l'AKP. Ainsi, l'interdiction de consommation d'alcool dans certains lieux publics décrétée par la mairie de Batman (non AKP) n'a pas été médiatisée tandis qu'une telle interdiction à Bolu (AKP), qui n'est toujours pas effective, faisait immédiatement la une de la presse."
Pourquoi donc une partie des médias turcs s'en prendraient-ils à l'AKP maintenant ? Selon Gülay Göktürk, "on pense évidemment aux élections présidentielles de 2007. Cette agitation cache peut-être ainsi la volonté de fomenter une crise politique artificielle permettant de jeter le discrédit sur l'AKP et de le pousser à des élections anticipées. Avec l'espoir qu'il en ressorte affaibli et ne soit plus dès lors en mesure de faire élire un président de la République de son choix, ce qui selon certains menacerait l'équilibre du régime actuel." En Turquie, en effet, le président de la République est élu par le Parlement.
Cette crainte d'un éventuel futur président de la République d'origine AKP est exprimée par Yalçin Dogan dans Hürriyet. Selon ce dernier, Erdogan tente d'apaiser ses troupes en leur demandant de faire preuve de patience, "car il ne reste plus qu'un an et demi à tenir jusqu'à l'élection présidentielle de mai 2007". "En fonction de la répartition des sièges à ce moment-là, le président de la République sera forcément issu de l'AKP. Dès lors que Cankaya (siège de la présidence) sera conquis, l'AKP pourra faire ce qu'il veut sur la question du voile et sur d'autres dossiers. […] Dans ces conditions, il est peu probable que l'AKP veuille aller vers des élections anticipées." Et Yalçin Dogan, peu convaincu par une opposition plus bruyante qu'efficace, d'appeler à "trouver une formule permettant, dans le respect des règles démocratiques, d'empêcher que la présidence de la République ne passe aux mains de l'AKP".
Selon Gülay Göktürk, cette offensive anti-AKP peut également résulter de l'attitude intransigeante dont a fait preuve le gouvernement au moment de l'affaire de Semdinli, qui a révélé les pratiques douteuses d'une partie d'un appareil d'Etat qui craint de voir ses méthodes et ses privilèges remis en cause. "Rappelons-nous le scandale de Susurluk en 1997 (lorsqu'un accident de voiture avait révélé les relations troubles qu'entretient cet appareil d'Etat avec la mafia). L'indignation citoyenne provoquée par ce scandale s'était transformée, grâce à une brillante manipulation, en mouvement contre le la parti Refah (ancêtre de l'AKP)", qui avait conduit à sa démission et à son interdiction.
L'écrivain Ahmet Altan, également éditorialiste du quotidien en ligne Gazetem.net, considère que "l'attitude apparemment incompréhensible de l'AKP résulte moins d'une position islamiste militante que d'un complexe d'infériorité de provinciaux. La loi sur l'adultère, le projet de construction de mosquées ou encore les restrictions sur la consommation d'alcool sont des mesures visant à satisfaire une minorité de son électorat qui constitue la véritable base du parti et dont celui-ci a besoin pour fonctionner. […] Un peu de lest lâché sur les sujets chers à cette partie de l'électorat permettrait que l'AKP ne soit pas obligé de satisfaire ces électeurs en recourant à un clientélisme générateur de corruption et mettrait aussi un terme aux tentations revanchardes et provocatrices d'une frange rurale et musulmane vis-à-vis d'une élite urbanisée qui la regarde de haut. L'AKP pourrait ainsi continuer à réaliser des réformes dans le domaine politique et économique, ce qu'aucun autre gouvernement n'a réussi aussi bien jusqu'à maintenant."
Cüneyit Ülsever, de Hürriyet, qui considère, quant à lui, que le bilan économique de l'AKP n'est pas très glorieux, notamment au vu de la misère qui règne au sein d'un monde agricole représentant tout de même 40 % de la population, estime que la conjoncture sera très mauvaise en 2006 pour le parti au gouvernement. "A partir du mois d'août 2006, conclut-il, le pays se retrouvera avec un nouveau chef d'état-major à la tête de l'armée (l'actuel étant considéré comme conciliant vis-à-vis de l'AKP), et la question de l'élection présidentielle sera à l'ordre du jour. Dans ces conditions, l'AKP va se trouver de plus en plus esseulé face à une opposition qui ira en se structurant."