Turquie : vers la paix avec les kurdes ?

mis à jour le Vendredi 28 février 2014 à 10h00

Amnesty.fr

Entretien avec Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS. Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont engagé depuis un an des pourparlers pour mettre un terme au conflit kurde, qui a fait plus de 40 000 morts depuis 1984. Un processus fragilisé puisque le PKK a suspendu cet automne le retrait de ses rebelles de Turquie pour dénoncer des promesses non tenues par le gouvernement.

Le processus de paix engagé entre le gouvernement turc et le PKK a-t-il un avenir ?

Personne ne le sait vraiment. Aujourd’hui, il y a des frictions considérables au sein du pouvoir entre le courant Gülen (voir ci-contre « Bras de fer »), une sorte d’Opus Dei de l’Islam, et le parti AKP. Une partie de ces tensions peut avoir un impact sur le dossier kurde. Très influent au sein du ministère de l’Intérieur, le mouvement Gülen ne veut pas de ces négociations. Par ailleurs, certains acteurs de l’opposition kémaliste adoptent ouvertement une position anti-kurde. Enfin, l’Iran, qui compte également une forte minorité kurde, tente lui aussi d’entraver ce processus de paix. La situation est donc extrêmement complexe.

Pour quelles raisons le gouvernement a-t-il ouvert ces négociations ?

En février 2008, l’opération Soleil lancée par l’armée turque au Kurdistan irakien contre les militants du PKK s’est soldée par un fiasco, ce qui a considérablement ébranlé le prestige de l’institution militaire dans la gestion de la question kurde. Cette même année, le parti AKP au pouvoir a mis au pas la très puissante armée turque à travers une série de procès. Par conséquent, l’AKP avait les mains libres pour « résoudre » cette question. Je pense aussi, qu’il y avait une volonté gouvernementale de renégocier une sorte de contrat avec les Kurdes, lesquels représentent tout de même quelque 20 % de la population. Enfin, bien sûr la situation syrienne a joué un rôle, la Turquie craignant de voir les Kurdes syriens « s’autonomiser » complètement pour constituer un État à ses frontières.

Ces négociations ont-elles commencé à porter des fruits ?

Cela fait un an qu’il n’y a pas eu d’affrontement lié à la question kurde. Le 21 mars dernier, Abdullah Öcalan, le dirigeant emprisonné du PKK, a annoncé un cessez-le-feu. Cette situation de paix prolongée a permis le déploiement d’une société civile extrêmement dynamique et de classes moyennes kurdes avec des attentes en termes de confort matériel, de services culturels, d’éducation. On assiste ainsi à une floraison de cafés littéraires, de groupes de théâtre, de clubs de danse, de maisons d’édition… Dans les villes du Sud-Est Mardin, Van, Hakkari, les universités sont en pleine effervescence. Avant même le lancement des négociations, les Kurdes avaient obtenu certains droits : une radio et une télévision émettant en kurde, un site dans leur langue au sein de l’agence de presse nationale (Anatolie), des centres de recherche dans plusieurs villes. On peut aussi noter de facto la banalisation du terme Kurdistan ou l’érection de statues à la mémoire de leaders kurdes exécutés, ce qui était inimaginable il y a quelques années.

Connaît-on les termes de la négociation ?

Rien n’est écrit. Les revendications du PKK semblent cependant plus claires. Elles recouvrent une autonomie réelle, la possibilité pour les hommes et les femmes politiques kurdes d’agir dans un cadre légal, la reconnaissance du kurde comme langue du Kurdistan, et sans doute la légalisation du PKK ou au moins la possibilité offerte à ses militants d’agir en toute légalité. Du côté du gouvernement, le programme de démocratisation annoncé le 30 septembre par le Premier ministre Erdogan contenait quelques dispositions concernant les Kurdes, notamment la permission de pratiquer une éducation en langue maternelle dans les établissements privés, la possibilité d’user officiellement des lettres spécifiques de leur alphabet (q, x, w), la suppression du serment que les écoliers doivent réciter chaque matin : « Je suis turc, je suis juste, je suis travailleur… Heureux qui se dit Turc ». Mais ce paquet de réformes est jugé très insuffisant par le PKK qui s’était engagé à se retirer derrière les frontières à condition d’obtenir des concessions. En octobre dernier, le retrait des combattants kurdes a été stoppé : quelque 20 % de ses combattants (sur un total d’environ 5 000) se seraient pour le moment retirés dans le Kurdistan irakien.

Quel est le bilan de la guerre entre les Kurdes et l’État Turc ?

Ce conflit a fait plus de 40 000 morts combattants et civils kurdes. Près de 4 000 hameaux et villages dans l’Est et le Sud-Est ont été détruits. En 2009 un ministre turc a déclaré que la guerre avait coûté 300 milliards de dollars au pays. Par le passé, le PKK a également commis certaines exactions en particulier des massacres dans certains villages en 1986 et 1987. Il y a aussi des purges internes dans les rangs du parti.

On a souvent reproché au PKK de ne pas accepter le pluralisme…

Le PKK est désormais capable de construire un bloc hégémonique, à l’instar de celui que l’AKP a établi en Turquie. Aujourd’hui, il n’est plus besoin d’utiliser la force pour s’imposer comme la référence dominante de l’espace kurde. Du coup, il accepte davantage de pluralisme, que ce soit en termes politiques, dans la presse ou dans la vie culturelle.

La paix entre le PKK et le gouvernement est souvent présentée comme indispensable à un approfondissement de la démocratisation du pays. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai à ceci près que la démocratisation n’est pas l’objectif de l’AKP qui est davantage dans une logique de projection de puissance.

Propos recueillis par Aurélie Carton

REPERES

Population :
76 millions d’habitants
Nature de l’État : république centralisée.
Nature du régime : parlementaire.
Chef de l’État : Abdullah Gül, président de la République depuis le 28 août 2007.
Chef du gouvernement : Recep Tayyip Erdogan depuis le 14 mars 2003.
Principaux partis politiques au Parlement :
• AKP (Parti de la justice et du développement) parti islamo-conservateur fondé par Recep Tayyip Erdogan.
• CHP (Parti républicain du peuple) : parti social-démocrate, nationaliste
et laïque fondé par Atatürk.
• MHP (Parti d’action nationaliste) : parti d’extrême droite nationaliste.
• DTP (Parti de la société démocratique) : parti de socialisme démocratique, autonomiste kurde.
Kémalisme : Mouvement politique inspiré par les six principes de Mustafa Kemal dit Atatürk, fondateur de la Turquie moderne : le républicanisme, le populisme, la laïcité, le révolutionnarisme, le nationalisme, l’étatisme.