Vue de Ras Al-Aïn (Syrie), de l’autre côté de la frontière avec la Turquie, le 17 octobre. Cavit Ozgul / AP
Le président turc Recep Tayyip Erdogan et le vice-président américain Mike Pence à la table des négociations à Ankara, Turquie, le 17 octobre. HUSEYIN ALDEMIR / REUTERS
Le Monde | Par Marie Jégo, Gilles Paris et Allan Kaval | Le 18/10/2019
La trêve annoncée par les Etats-Unis permet surtout à la Turquie, qui la considère comme une victoire diplomatique, d’obtenir le retrait des Kurdes.
La Turquie a accepté, jeudi 17 octobre, de suspendre son offensive en Syrie pendant cinq jours afin de permettre aux forces kurdes de se retirer d’une « zone de sécurité » voulue par Ankara, selon les termes d’un accord négocié par l’administration américaine et présenté par le gouvernement turc comme une victoire absolue. « La Turquie a mis les Etats-Unis à genoux », titrait, jeudi soir, le site du quotidien progouvernemental Yeni Akit.
La trêve, annoncée depuis Ankara par le vice-président américain, Mike Pence, après quatre heures d’entretien avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a été saluée par Donald Trump. Le président américain n’a pas économisé ses mots pour qualifier la « pause » de cinq jours concédée par la Turquie, vantant jeudi un « résultat incroyable ». En déplacement au Texas, il s’est félicité d’être parvenu, selon lui, à un accord poursuivi en vain « depuis dix ans » sans lequel « des millions et des millions de vies » auraient été sacrifiées.
Reprenant, sans aucune distance, les arguments turcs en faveur de l’invasion du nord-est de la Syrie, il a estimé que, « pendant de nombreuses années, la Turquie, nous devons le reconnaître, a eu un problème légitime avec ça. Il y avait des terroristes. Il y avait beaucoup de gens là-bas qu’ils ne pouvaient pas avoir. Ils ont également subi de nombreuses pertes en vies humaines ». « Ils ont dû faire du nettoyage », a assuré Donald Trump.
« Loin d’être une victoire »
« Je veux remercier les Kurdes parce qu’ils sont incroyablement heureux avec cette solution. C’est une solution qui vraiment leur sauve la vie, franchement. Cela leur sauve la vie », a-t-il assuré, avant de juger que les sanctions dont il avait menacé Ankara « ne seront pas nécessaires ». A son homologue turc, il a tressé une couronne de lauriers : « C’est un sacré leader, et c’est un homme dur. C’est un homme fort. Et il a fait le bon choix et je l’apprécie vraiment », a-t-il dit à propos de M. Erdogan, qui devrait effectuer une visite à la Maison Blanche, le 13 novembre.
L’accord a incité une partie des élus républicains, très remontée contre Donald Trump, à temporiser, notamment sur un projet de sanctions drastiques défendu par des élus des deux bords. Il n’a pas emporté en revanche l’adhésion de Mitt Romney (Utah). « L’annonce d’aujourd’hui est présentée comme une victoire. Elle est loin d’être une victoire », a assuré l’ancien candidat à l’élection présidentielle de 2012, jugeant qu’elle ajoutait « l’insulte au déshonneur ». « Sommes-nous si faibles et si ineptes diplomatiquement que la Turquie a forcé la main des Etats-Unis d’Amérique ? La Turquie ? », s’est-il exclamé.
S’il est vraiment appliqué, l’accord réalise tous les objectifs visés par la Turquie lors du lancement de son offensive baptisée « Source de paix » au nord-est de la Syrie, le 9 octobre, à savoir le contrôle d’une bande de terre de 32 kilomètres de profondeur sur 400 kilomètres de longueur – jusqu’à la frontière avec l’Irak – par l’armée turque et ses supplétifs syriens, ainsi que le retrait total des combattants kurdes de cette zone sur laquelle, à terme, les réfugiés syriens actuellement hébergés par Ankara seront installés. Pour permettre aux forces kurdes de se retirer, « sous cent vingt heures, toutes les opérations militaires dans le cadre de l’opération « Source de paix » seront suspendues et l’opération cessera complètement, une fois ce retrait achevé », a déclaré M. Pence.
Jubilation du ministre des affaires étrangères turc, Mevlüt Çavusoglu, selon lequel les Etats-Unis se sont inclinés face à « l’importance et la fonctionnalité » de la « zone de sécurité » voulue par la Turquie. Se refusant à parler de « cessez-le-feu », M. Çavusoglu a évoqué « une pause », censée permettre aux combattants kurdes d’abandonner leurs armes lourdes, de détruire leurs positions et de se retirer.
« La pause ne signifie pas que nos soldats et nos forces se retireront. Nous restons », a-t-il fanfaronné. Les islamo-conservateurs ne peuvent que se féliciter des larges concessions accordées à la Turquie par l’administration américaine. « Nos succès militaires sont rehaussés par une victoire diplomatique », soulignait, jeudi, Ismaïl Çaglar, le directeur du groupe de réflexion SETA, inféodé au pouvoir à Ankara.
Sauver la face
Mais, au-delà des rodomontades, l’accord pose plus de questions qu’il n’en résout. Des doutes subsistent sur sa mise en œuvre. Les Etats-Unis sont allés au-devant des exigences turques sans avoir aucune possibilité d’influencer de manière significative les faits sur le terrain. Qui veillera à son application ? Certainement pas les forces américaines, qui, jadis alliées aux combattants kurdes, ont déserté, dès les premiers jours de l’offensive turque, leurs bases du nord-est de la Syrie, occupées désormais par les Russes et l’armée de Bachar Al-Assad.
Le retrait américain s’est fait dans une telle débandade que le temps a manqué pour évacuer le matériel. Mercredi 16 octobre, des F-15 américains ont bombardé l’ancien QG des forces américaines sur place, la cimenterie Lafarge, située au sud de Kobané, pour que des munitions abandonnées ne tombent pas aux mains des Turcs et de leurs alliés rebelles syriens.
Un point semble positif, les forces kurdes ont annoncé qu’elles acceptaient l’accord. Mais il y a un bémol. Mazlum Kobane Abdi, l’un des chefs des forces kurdes de Syrie, l’interprète à sa façon. Tout en affirmant avoir été associé aux tractations, il a assuré que le cessez-le-feu se limiterait aux régions situées entre Tall Abyad, la ville frontalière syrienne récemment conquise par les Turcs, et Ras Al-Aïn, où des combats sporadiques se poursuivaient, vendredi matin, entre l’armée turque et les combattants kurdes. Pas question, selon lui, que les Turcs prennent le contrôle de l’ensemble de la frontière, pas question non plus que des « modifications démographiques » aient lieu, une allusion au plan du président Erdogan de réinstaller dans cette zone les 3,6 millions de réfugiés syriens en Turquie, dont les Kurdes ne veulent pas.
En réalité, l’accord est un habillage qui permet aux présidents Trump et Erdogan de sauver la face vis-à-vis de leurs opinions publiques. M. Erdogan pense avoir échappé aux sanctions que les sénateurs américains veulent imposer à la Turquie.
Bâclé, difficile à appliquer, l’accord n’est pas définitif. La trêve est censée durer cinq jours, soit jusqu’au 22 octobre. C’est précisément à cette date que les vraies négociations vont commencer. Elles auront lieu à Sotchi, où M. Erdogan a été invité par son homologue russe et « ami », Vladimir Poutine. Moscou, qui tire désormais toutes les ficelles en Syrie, tracera les lignes de partage entre les belligérants. Un futur accord doit garantir « l’intégrité territoriale de la Syrie et les intérêts de sécurité de la Turquie », a déclaré Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, après l’annonce de l’accord turco-américain.