Des policiers sécurisaient la rue d'Enghien, à Paris, le 23 décembre dernier. (Thomas Samson/AFP)
A proximité de la rue d'Enghien, à Paris, le 23 décembre 2022, après l'attaque contre le Centre culturel kurde ayant entraîné la mort de trois personnes. (Stéphane Lagoutte/Myop pour Libération)
Libération | par Charles Delouche-Bertolasi | Mardi 27 Décembre 2022
Si la police et la justice avaient mieux évalué la dangerosité de W.M., les trois personnes abattues à Paris vendredi 23 décembre seraient-elles toujours vivantes ? C’est ce que semblent pointer des articles du Monde et de Mediapart publiés ce mardi, revenant sur les suites de l’attaque au sabre d’un camp de migrant il y a un an menée par ce même homme, suspect de la tuerie raciste de la rue d’Enghien.
Le 8 décembre 2021, à 7 heures du matin, le sexagénaire, qui s’était fait passer pour un joggeur, s’approche d’un campement de migrants installé au sein du parc de Bercy, dans le XIIe arrondissement de Paris. Armé d’une lame d’un mètre de long, hurlant «mort aux migrants», W.M. commence à lacérer leurs tentes. Puis il touche un homme au dos et à la hanche, s’en prend à un adolescent mineur qu’il taillade, avant d’être finalement maîtrisé au sol par des occupants du camp. Ceux-ci le frappent notamment avec une branche d’arbre, le blessant légèrement.
Une fois sur les lieux, la police ne fait pas dans le détail et interpelle W.M. ainsi que tous les individus impliqués dans les violences. Quatre des cinq personnes agressées, sauf le mineur, sont même placées en garde à vue pendant quarante-huit heures. «Après leur garde à vue, elles nous ont dit n’avoir reçu aucun soin ni avoir eu accès à un traducteur. Apparemment, on ne les a même pas vraiment interrogées», rapporte au Monde Cloé Chastel, l’ancienne responsable de l’accueil de jour de l’association Aurore, présente ce jour-là au parc de Bercy.
Selon le Monde, la police n’interroge même pas les gardés à vue victimes de l’agression de William M. sur les circonstances de cette attaque, et transmet un dossier au parquet qui décide de les déférer devant un juge d’instruction pour «violences en bande organisée». C’est finalement le travail des associations et des avocats commis d’office qui permet au juge de mieux comprendre l’affaire. Les victimes sont relâchées mais placées sous le statut de témoins assistés.
Sauf pour une des personnes agressées : un ressortissant marocain en situation irrégulière. De quoi alerter la préfecture, qui délivre dans la foulée à l’homme une obligation de quitter le territoire français (OQTF) où il est mentionné que l’intéressé s’était livré à des «violences volontaires avec arme et en réunion», alors qu’il se défendait avec un branchage face à l’assaillant et son sabre.
Amendes généralisées pour les soutiens
Au lendemain de l’attaque du campement, les associations viennent en nombre afficher leur soutien à la soixantaine de personnes passablement traumatisées par l’agression survenue la veille. Elles demandent à la police de sécuriser les lieux. «Mais au lieu de cela, nous avons vu les Brav [brigades de policiers à moto] débarquer en masse pour verbaliser les militants présents pour rassemblement non autorisé», poursuit Cloé Chastel. 19 militants, dont 8 de la seule association Aurore, écopent ainsi d’une amende de 135 euros.
W.M., lui, est mis en examen et placé en détention provisoire. Il sera remis en liberté conditionnelle le 12 décembre 2022, à la fin du délai légal d’un an de détention provisoire pour les faits visés. Une libération assortie d’un contrôle judiciaire interdisant à l’ancien conducteur de train, aujourd’hui retraité, de détenir des armes et l’obligeant à des soins psychiatriques.
Un traitement policier «raciste»
L’affaire, qui doit toujours être jugée, semble donc avoir davantage été traitée comme une rixe entre W.M. et des migrants que comme une tentative de meurtre commise par le retraité. L’infraction retenue contre lui, «violences avec arme», est passible d’une peine de moins de dix ans de prison et l’auteur présumé ne peut pas effectuer une détention provisoire supérieure à un an. En revanche, si la qualification de «tentative d’homicide» avait été retenue, W.M. serait peut-être toujours en détention provisoire. En outre, malgré ses motifs clairement racistes revendiqués lors de l’attaque du camp de migrants à Bercy, le suspect n’avait pas été fiché par les services de renseignements.
«A cause d’un filtre raciste, la police a mis au même niveau l’agresseur et les victimes, déplore auprès de Mediapart William Dufourcq, responsable associatif qui avait suivi l’affaire à l’époque. Le traitement aussi léger de cette attaque par les forces de l’ordre est clairement lié à la couleur de peau des personnes agressées.» Si les victimes avaient été blanches, assure-t-il, «il y aurait eu un vrai suivi psy de l’assaillant» et le «système judiciaire aurait traité les choses différemment».
Constat similaire pour Cloé Chastel : «Ce qui est choquant dans tout ça, c’est le traitement raciste de cette histoire autour de l’attaque du camp à Bercy. Si l’agression avait été prise au sérieux à l’époque, on aurait peut-être évité la mort des personnes kurdes vendredi dernier.»
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Pour les Kurdes de France, l’ombre de la Turquie derrière le crime «raciste»
Libération | Par Eve Szeftel | 25/12/2022
Un loup solitaire, pris d’une impulsion raciste, qui aurait pris son arme et tiré au hasard ? Yekbun Eksen n’y croit pas. «Le peuple kurde, en quarante ans de lutte de libération nationale, sait qu’il n’y a jamais de coïncidence», affirme le porte-parole du Conseil démocratique kurde de France (CDKF), rencontré vendredi soir au centre culturel Ahmet-Kaya, rue d’Enghien à Paris, quelques heures après le triple meurtre qui a eu lieu sur le perron, fraîchement lavé du sang des «martyrs». «Pour nous, ce n’est pas anodin que ces assassinats se soient produits dans ce lieu qui fait office d’ambassade du plus grand peuple sans Etat», et de siège officieux du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), inscrit depuis 2001 sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne.
Dans un coin de la grande salle, véritable mausolée à la gloire des martyrs et héros du PKK, un groupe de femmes, visages fermés, yeux rougis. Les hommes chuchotent entre eux. Aucun ne croit à la thèse d’un tireur isolé. Tous sont persuadés qu’il a été «retourné», en prison, par des pro-Erdogan. Devant le centre, un mémorial a été improvisé : des bougies rouges ont été disposées sur la chaussée et des lumignons sur le rebord des fenêtres. Vêtus de chasubles rouges à l’effigie d’Abdullah Ocalan, le chef du PKK en prison à vie en Turquie, des membres du service d’ordre de la communauté font le guet. Des échauffourées ont éclaté plus tôt dans la journée avec la police mais, ce soir, l’atmosphère est au recueillement et à la célébration des «martyrs» : Abdulrahman Kizil, un septuagénaire décrit comme un pilier de la cafétéria du centre, Mir Perwer, un artiste kurde de Turquie qui avait obtenu le statut de réfugié politique et Emine Kara, présentée comme «une combattante du Rojava», également connue sous le nom de guerre d’Evin Goyi, qui dirigeait le Mouvement des femmes kurdes en France.
« C’est trop gros »
Samedi, la place de la République est noyée sous les drapeaux rouges, à l’effigie du PKK, ou verts avec un soleil jaune, la bannière officielle kurde. Mais alors que le tireur présumé aurait reconnu le caractère «raciste» de son geste, seule une pancarte pointe la responsabilité éventuelle de l’extrême droite. Ici, ce n’est pas la thèse majoritaire. Sans le dire ouvertement, tous désignent l’Etat turc et son président, Recep Tayyip Erdogan, contre qui le PKK est en guerre. «A l’approche des dix ans de l’assassinat des trois militantes, qui a eu lieu à quelques rues du centre culturel, c’est trop gros», confie une jeune Franco-Kurde de 28 ans, qui préfère garder l’anonymat. Ses interrogations sont nombreuses, elles se bousculent dans sa bouche : «Pourquoi le suspect avait-il une arme alors qu’il était sous le coup d’une interdiction de port d’arme ? Pourquoi cibler les Kurdes alors qu’ils sont connus pour avoir lutté contre les islamistes de Daech ?»
Si cette jeune femme se contente d’exprimer des doutes, certains cadres de l’organisation versent dans le complotisme, affirmant, sans preuve, que «les pompiers ont mis quarante-cinq minutes à arriver», ou que le suspect aurait été déposé en voiture devant le siège du CDKF. «Le fait que nos associations soient prises pour cible relève d’un caractère terroriste et politique», a déclaré Agit Polat, un autre porte-parole du CDKF, après sa rencontre samedi avec le préfet de police de Paris, Laurent Nunez. «Nul doute pour nous que ce sont des assassinats politiques», a-t-il ajouté. Une thèse relayée par le sénateur communiste Pierre Laurent et par Jean-Luc Mélenchon à la tribune samedi. Dans un premier temps, la gauche avait accusé l’extrême droite. Mais devant la communauté kurde, forte de 350 000 membres en France, le chef de la France insoumise a fait siennes les accusations du CDKF, et réclamé la saisine du Parquet national antiterroriste.
«On s’attendait à ce qu’il y ait des problèmes à Paris, pour les dix ans. On sait que des équipes d’assassins sillonnent l’Europe pour tuer des militants kurdes, et que ça ne s’est pas arrêté le 9 janvier 2013.» Yekbun Eksen porte-parole du Conseil démocratique kurde de France
La défiance des Kurdes par rapport au discours des autorités françaises se comprend à la lumière du triple assassinat survenu le 9 janvier 2013 quand trois femmes, Sakine Cansız, figure historique du PKK, Leyla Saylemez et Fidan Doğan, sont tuées au premier étage du 147, rue La Fayette, siège du Centre d’information du Kurdistan. Depuis, les visages des martyrs s’affichent en grand rue d’Enghien ou flottent sur les drapeaux agités par les sympathisants de la cause kurde, comme c’était le cas samedi, à République. En 2015, le principal suspect, Omer Güney, est renvoyé devant la cour d’assises de Paris. Si la juge d’instruction n’est pas parvenue à confondre les commanditaires, les chefs d’accusation sont clairs : ce nationaliste turc qui s’était infiltré dans la communauté kurde française jusqu’à devenir le chauffeur de Sakine Cansız est notamment renvoyé pour avoir participé à la préparation d’une action terroriste «à la demande d’individus se trouvant en Turquie et possiblement liés aux services de renseignement turcs». Las, il meurt quelques semaines avant l’ouverture de son procès, prévu en janvier 2017.
« Une forme d’impunité »
Si la mort d’Omer Güney entraîne l’extinction de l’action publique à son encontre, les familles des victimes obtiennent en 2019 l’ouverture d’une nouvelle information judiciaire visant, cette fois, ses complices et commanditaires éventuels. Mais l’enquête continue de se heurter au secret-défense, soit au refus du ministère de déclassifier les notes des services de renseignement français impliquant les principaux protagonistes. La raison d’Etat est-elle toujours à l’œuvre face à une Turquie puissante, prompte au chantage migratoire ? «Les attentats de vendredi sont liés au fait qu’on a laissé faire, et qu’il y a une forme d’impunité qui s’est créée», affirme Yekbun Ersen. Parmi les mots d’ordre de la manifestation prévue le 7 janvier 2023 pour réclamer «vérité et justice» sur le 9 janvier 2013 figure d’ailleurs la «levée du secret-défense», rappelle-t-il.
«La colère des jeunes Kurdes, je la comprends, relève de son côté Antoine Comte, l’avocat de la famille des trois activistes tuées. Il y a dix ans, Manuel Valls s’était rendu sur place et avait promis de faire toute la lumière sur ces assassinats. Deux semaines après, il était reçu par l’ambassadeur de Turquie à Paris et lui promettait de continuer à pourchasser les Kurdes.» De même, lors de la visite d’Erdogan en France en 2018, Emmanuel Macron ne prononce pas un seul mot sur cette affaire.
« Escadrons de la mort »
«Il y a un problème de confiance, pointait un vieux Kurde rencontré à République. L’intérêt économique et géopolitique ne permet pas d’enquêter sérieusement.» Ce qui explique, selon lui, pourquoi l’empressement du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à écarter la piste terroriste au profit d’un acte raciste isolé a été si mal vécu par la communauté. Antoine Comte s’interroge aussi sur la raison pour laquelle le chef d’infraction terroriste n’a pas été retenu cette fois, bien qu’il l’ait été il y a dix ans : ménager la Turquie ? Realpolitik ou pas, le pénaliste estime qu’on «pourrait au moins avoir la reconnaissance du sang» pour des gens «qui se sont fait trouer la peau pour la coalition internationale dans la lutte contre Daech».
Autre «coïncidence troublante», selon l’avocat : trois jours avant ce nouveau meurtre, le 20 décembre, les familles des victimes ont été reçues par les juges d’instruction, qui leur ont fait part de l’avancée de l’enquête, relancée récemment «après une série d’événements en Europe : un projet d’attentat contre des dirigeants kurdes à Bruxelles, une condamnation pour espionnage en Allemagne et une tentative d’assassinat en Autriche». A cette occasion, Antoine Comte a décidé de verser à la procédure les Loups aiment la brume, un livre d’enquête publié en septembre par les journalistes Laure Marchand et Guillaume Perrier, qui «ont mis au jour un réseau d’agents secrets turcs prêts à tout pour liquider leur opposition kurde ou turque, de véritables escadrons de la mort qui circulent en Europe». Yekbun Eksen ne dit pas autre chose : «On s’attendait à ce qu’il y ait des problèmes à Paris, pour les dix ans. On sait que des équipes d’assassins sillonnent l’Europe pour tuer des militants kurdes, et que ça ne s’est pas arrêté le 9 janvier 2013.»