Un pays polarisé à l'ombre d'Atatürk


20 juillet 2007 | christophe Lamfalussy

Même s'ils ne disposent pas de la majorité parlementaire, les laïcs n'autorisent aucun écart de l'AKP au pouvoir.
Ils disposent de multiples relais dans "le pays profond".

"Qu'elles montrent leurs visages au monde et qu'elles regardent le monde avec attention ! Il n'y a rien à craindre ".

Cette exclamation, Mustafa Kemal Atatürk l'a faite à la fin de l'été 1925. Le fondateur de la Turquie moderne battait la campagne pour convaincre les femmes d'abandonner le voile islamique et les hommes, de se débarrasser du fez. Il procédait à une occidentalisation de la Turquie et prônait aussi de renoncer à l'alphabet arabe et d'adopter les chiffres "internationaux".

Près de quatre-vingts ans plus tard, la Turquie n'a toujours pas tranché définitivement certains points soulevés par Atatürk.

La question du voile

Pourquoi l'opposition a-t-elle bloqué en mai la nomination d'Abdullah Gül, le candidat soutenu par le Parti musulman de la justice et du développement (AKP), à la présidence du pays ? "Parce qu'ils ne veulent pas d'un Président dont la femme est voilée", estime Baskin Oran, candidat indépendant aux législatives turques de dimanche.

Plus que jamais, la rivalité entre les "dinci" (islamistes) et les "laikçi" (laïcs) domine et polarise la vie politique turque. En avril-mai, des millions de Turcs sont descendus dans les rues d'Istanbul, d'Ankara et d'Izmir pour réclamer le maintien des valeurs laïques de la République fondée en 1923 par Atatürk.

Pourtant, l'AKP, issu de la mouvance islamiste et au pouvoir depuis 2002, est donné largement gagnant aux élections anticipées de dimanche, avec plus de 40 pc des voix. Son rival, le Parti républicain du peuple (CHP), fondé par les kémalistes pour incarner l'esprit révolutionnaire des années vingt, récolterait environ 20 pc des suffrages. Si les sondages sont corrects, on assisterait donc à une nouvelle progression de l'AKP, donc à un élargissement de sa base électorale.

Le "pays profond"

La victoire de l'AKP en 2002 avait constitué une véritable révolution dans le paysage politique turc. Elle avait permis à une bourgeoisie industrielle et musulmane, alliée aux laissés-pour-compte de la croissance économique, de parvenir au pouvoir. Contrairement à l'expérience précédente du Refah Partisi de l'islamiste Necmettin Erbakan, stoppée par l'armée en 1997, l'AKP a pu entamer une réforme profonde du pays, en partie pour promouvoir l'adhésion à l'Union européenne (UE).

Mais Recep Tayyip Erdogan, son Premier ministre désigné en 2003, n'a jamais réussi à lever l'interdiction qui pèse sur le port du voile dans les universités. Erdogan, dont l'épouse et les deux filles portent le voile, n'est pas sûr de le faire s'il est réélu. "Il n'y a pas de compromis entre les institutions de l'Etat", a-t-il dit pudiquement le 15 juillet. Le point a même été retiré du programme de l'AKP.

Quelles sont les forces qui pèsent autant sur un chef de l'Etat, dûment élu ? En Turquie, on parle de "l'Etat dans l'Etat", du "pays profond" en faisant référence aux multiples strapontins dont bénéficient les laïcs dans la justice, l'enseignement supérieur, la bureaucratie et, surtout, l'armée. Même si Erdogan est parvenu, en partie sous l'insistance de l'UE, à réduire le nombre de militaires présents dans le Conseil national de sécurité, ceux-ci continuent de peser de tout leur poids sur ce que Baskin Oran appelle les "cadavres dans le placard", les sujets qui fâchent : le statut de Chypre, le génocide arménien, l'influence de l'islam et la rébellion kurde.

La Turquie est un pays extraordinairement dynamique sur le plan économique, mais traversé par des réseaux d'influence souterrains sur le plan politique. A côté de l'armée, désignée par Atatürk comme la garante de ses réformes, il existe aussi des confréries islamiques dont le rôle est méconnu. Toutes ne votent pas pour l'AKP. Un reportage du Turkish Daily News, le 16 juillet, expliquait ainsi que, dans la région d'Afyon (Ouest) la confrérie de Fethullah Gülen est favorable à l'AKP, tandis que le mouvement des Nakchibendis, très répandu dans le monde musulman, serait partagé entre l'AKP et le Parti Démocratique (DP). Les milieux économiques jouent aussi de leur influence via des associations patronales, comme Tüsiad, grand promoteur de l'adhésion européenne. Ce sont ces forces discrètes et élitistes qui influencent durablement le pays.