Syrie : la terreur sous occupation turque

mis à jour le Mardi 15 septembre 2020 à 16h03

Lemonde.fr | Allan Kaval

Un rapport de l’ONU dévoile des exactions systématiques dans les régions kurdes occupées par les Turcs en Syrie

Les enquêteurs de la Commission indépendante internationale sur la Syrie décrivent une occupation militaire marquée dans les zones kurdes par des violations organisées des droits humains.

Un jour d’hiver, dans un centre de détention installé dans une ancienne école de la ville occupée d’Afrin, les miliciens stipendiés par la Turquie de l’Armée nationale syrienne (ANS) ont hurlé à leurs prisonniers kurdes l’ordre de sortir de leurs cellules. Ils les ont réunis dans le hall du bâtiment pour une occasion spéciale, quelque chose de différent des tortures et humiliations routinières auxquelles ils sont habituellement soumis. Une jeune fille mineure capturée dans cette région kurde syrienne venait d’être arrachée de sa cellule et amenée devant eux. La jeune fille était kurde et, sous les yeux des détenus rassemblés, les geôliers l’ont violée, puis violée encore, les uns après les autres, en les forçant à regarder son supplice.

Cet épisode, dont Le Monde a pu consulter le compte rendu complet, n’est qu’une exaction parmi tant d’autres à avoir retenu l’attention des enquêteurs de la Commission indépendante internationale des Nations unies sur la Syrie. Leur rapport sur la situation des droits humains dans le pays, paru mardi 15 septembre, porte sur des violations documentées par l’ensemble des acteurs du conflit syrien, du régime de Damas aux djihadistes du groupe Hayat Tahrir Al-Cham en passant par les forces kurdes et leurs alliés. Il décrit toutefois avec une autorité jusqu’alors inédite et en profondeur l’ordre de terreur imposé par la Turquie dans des régions kurdes de Syrie depuis le début de l’année 2018 et l’opération « Rameau d’Olivier », donnant à voir entre les lignes la responsabilité d’Ankara dans ces atrocités.

Menée contre les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, dans la région d’Afrin, cette opération s’est traduite depuis par une situation d’occupation, reproduite après une deuxième offensive dans le nord-est du pays. Sans précédent, du fait de sa précision et de ses implications, le texte rédigé sous le mandat du Conseil des droits de l’homme des Nations unies souligne la responsabilité d’Ankara dans ces violations graves, et va jusqu’à décrire, en creux, la Turquie comme la puissance occupante de ces territoires, un statut potentiellement lourd de conséquences. Une source diplomatique turque a indiqué au Monde qu’Ankara n’avait pas pour l’heure de réaction à apporter, rappelant que la Turquie avait coopéré avec les enquêteurs de la commission.

Politique d’exactions planifiée

Les violations documentées ont été commises dans deux territoires distants de près de 300 kilomètres, Afrin et Ras Al-Aïn, qui ont été visés par des offensives turques dans le contexte du conflit qui oppose Ankara au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont les FDS ne sont, du point de vue turc, qu’une émanation. Ces deux enclaves passées sous la domination des forces armées turques sont, selon le rapport de la commission d’enquête onusienne, soumises à des exactions similaires, ce qui pointe vers des pratiques systématiques dont les responsables se trouvent à Ankara.

Un trait saillant se dégage : la guerre systématique que les miliciens syriens soutenus par Ankara mènent aux femmes kurdes dans les régions qu’ils occupent

Pour la première fois, le rapport des Nations unies ne se contente pas d’énumérer des actes isolés mais une politique raisonnée dans le cadre de laquelle les exactions visant les populations kurdes ont été organisées, coordonnées, planifiées. Les enquêteurs notent ainsi des « pillages systématiques » menés par les supplétifs syriens d’Ankara, des confiscations de propriétés, des détentions arbitraires, le déplacement forcé de familles kurdes fuyant « meurtres, menaces, racket, enlèvements, tortures et détentions », sous les yeux – voire avec la coopération – des autorités militaires et civiles turques qui règnent en maître dans cette zone grise, livrée au chaos et au droit du plus fort. Dans son rapport, la commission note ainsi que « les forces turques étaient informées et présentes dans les installations contrôlées par l’ANS où les mauvais traitements des détenus étaient généralisés, y compris lors des sessions d’interrogatoires au cours desquelles des actes de tortures ont eu lieu ».

Le viol comme arme de guerre

Un trait saillant se dégage par ailleurs des conclusions des enquêteurs onusiens : la guerre systématique que les miliciens syriens soutenus par Ankara mènent aux femmes kurdes dans les régions qu’ils occupent. Le rapport publié mardi a pu ainsi confirmer la pratique endémique du viol et d’autres violences sexuelles comme armes de guerre dans la région d’Afrin par des membres des groupes armés pro-Turcs qui forment l’ANS. Par ailleurs, à Afrin comme à Ras Al-Aïn, « les femmes kurdes (…) ont subi des actes d’intimidation par des membres de brigades de l’ANS, créant un climat généralisé de peur qui les confine dans leur foyer ». Les femmes issues de la communauté yézidie, une minorité religieuse kurdophone et non-musulmane ravagée en Irak par l’organisation Etat islamique, comptent ainsi parmi les plus vulnérables. L’une d’entre elles, enlevée par des miliciens pro-turcs, a ainsi été intimée de se convertir à l’islam lors d’un interrogatoire, d’après les enquêteurs.

« La région d’Afrin se trouve dans un angle mort depuis que les forces turques en ont pris le contrôle en 2018, relève un expert international proche du dossier. Le climat de peur qui y règne dissuade les habitants de témoigner. Ils savent que si les nouvelles autorités décèlent le moindre signe qu’ils ont communiqué avec l’extérieur sur les conditions de l’occupation, ils risquent la torture ou la mort. » De fait, les moyens de coercition mis en place dans ces territoires dépassent les capacités de simples groupes armés. Ils sont adossés à la toute puissance d’un Etat, la Turquie, membre de l’OTAN.

L’implication turque « est totale »

« Les réseaux téléphoniques syriens ont été remplacés par le réseau turc. Les forces de l’ordre turques ont déployé des caméras de surveillance, mènent des arrestations conjointes… Leur implication est totale », juge un spécialiste du dossier. D’après des informations obtenues par Le Monde et non incluses dans le rapport, la gendarmerie turque de même que les forces spéciales de la police turque occupent ainsi de manière permanente deux anciennes écoles à Afrin. Face à cette présence, des groupes clandestins liés aux forces kurdes mènent des opérations de guérillas. Des attentats visant les casernements de groupes armés pro-Ankara ont également été commis, provoquant de nombreuses pertes civiles. Le dernier en date, une attaque au véhicule piégé, a fait trois morts civils dans le centre d’Afrin, lundi.

Les autorités civiles turques sont aussi impliquées dans cette occupation qui se traduit par l’utilisation de la livre turque dans les échanges commerciaux, la supervision de la gouvernance de ces territoires par des fonctionnaires turcs, dans les secteurs de la santé comme de l’éducation. Ce travail de reconstruction s’accommode volontiers de nombreux crimes de guerres, comme l’appropriation forcée de propriétés civiles, qui induisent un changement démographique de ces régions. Le rapport note à cet égard un cas des plus parlants, qui dénote de la relation organique qu’entretiennent les miliciens de l’ANS, l’administration civile turque et certaines organisations à vocation humanitaire proches du gouvernement d’Ankara.

Le rapport conclut que la Turquie détient un « contrôle effectif » de ces territoires

Les enquêteurs ont ainsi montré qu’à Ras al-Aïn, « des membres de la brigade Hamza se sont approprié le domicile d’une famille kurde transformé ensuite en institut d’études coraniques contrôlé par la Fondation pour les droits humains, les libertés et l’aide humanitaire (IHH) ». Depuis le début du conflit syrien, l’IHH, organisation à coloration islamiste, est un acteur connu pour évoluer dans une zone grise de la frontière turco-syrienne entre les intérêts sécuritaires de l’Etat turc, le soutien aux groupes armés issus de l’opposition et l’assistance aux populations civiles. Le rapport note que l’inauguration officielle de cet institut a eu lieu en la présence du gouverneur du département turc voisin de Sanliurfa. Cet événement, largement médiatisé localement, a eu lieu le 23 juin.

Puissance occupante

La répression qui s’est abattue sur les régions majoritairement kurdes syriennes contrôlées par la Turquie et ses alliés ne connaît pas non plus de frontière. La commission des Nations unies sur la Syrie déclare, dans le rapport publié mardi, que « des ressortissants syriens, y compris des femmes, ont été détenus par l’ANS dans la région de Ras Al-Aïn, transférés par les forces turques à la République de Turquie, accusés de crimes commis dans la même région, notamment de meurtre ou d’appartenance à une organisation terroriste, le tout conformément au droit pénal antiterroriste turc. »

Le choix de mettre en avant cette réalité n’est pas anodin. L’objectif réel des conclusions juridiques de la partie du rapport consacrée aux régions placées sous influence turque est de pointer vers le fait que la Turquie y exerce un rôle de puissance occupante et de mettre ainsi Ankara en face de ses responsabilités au regard du droit international. Du point de vue juridique, le rapport conclut que la Turquie détient un « contrôle effectif » de ces territoires. Il pointe la responsabilité de la Turquie d’« assurer autant que possible l’ordre public et la protection des femmes et des enfants ».

Entre les lignes, c’est bien du statut de puissance occupante régi par les conventions de Genève auquel il est fait référence. La commission note par ailleurs que les autorités turques n’étant pas intervenues alors que des exactions documentées étaient commises par leurs alliés locaux, Ankara « pourrait avoir violé [ses] obligations ». Le travail de documentation des enquêteurs de la commission et le début de qualification juridique des faits offrent une perspective aux victimes mais, dans les régions kurdes occupées par Ankara au nord de la Syrie, l’impunité règne toujours, sous le drapeau turc.