Delphine Nerbollier, envoyée spéciale à Hasankeyf
Lundi 17 juillet 2006
ARCHEOLOGIE. La construction d'un nouveau barrage sur le Tigre, dans l'est de la Turquie, menace la bourgade d'Hasankeyf, où se dresse le plus vieux pont du monde.
La colère de Faris Ayhan a éclaté à la simple évocation du barrage d'Ilisu. «On n'en veut pas! Quand il sera construit, on devra partir. Mais pour aller où? Et de quoi vivra-t-on?» Agé de 73 ans, l'hom-me a vécu toute sa vie dans l'une des 6000 grottes de la bourgade d'Hasankeyf, dans l'est de la Turquie. Et il ne peut imaginer l'endroit enseveli sous les eaux d'un barrage, comme il en est question depuis les années 1980. Or, depuis janvier, pas un mois ne s'est écoulé sans qu'une nouvelle rumeur ne surgisse au sujet du lancement «imminent» des travaux.
Faris Ayhan n'est pas seul révolté. La colère et l'abattement ont envahi les 3700 habitants de cette petite ville blottie sur les rives du Tigre, à deux heures de Diyarbakir. Quoi? La Turquie ne respecte même plus son passé? dénoncent une foule de mécontents. Comment peut-elle prendre la décision de rayer de la carte un site comme Hasanskeyf, où s'élève le plus vieux pont du monde (il en reste les piliers et deux arches) et une citadelle romaine occupée par les dynasties kurdes ayyoubides et turques artoukides? «Si le barrage est construit, on va tout perdre, notamment une histoire de plusieurs milliers d'années, commente un restaurateur. Tout cela pour un barrage qui sera utilisé 50 ans.»
A la mairie, Abdul Vahap Kusen partage la même opinion. Mais il se dit «fatigué» de se battre. «Une vingtaine de civilisations différentes ont marqué l'histoire d'Hasankeyf, répète-t-il. Cette ville a un potentiel touristique énorme mais elle est aujourd'hui l'une des plus pauvres du pays. Et pourquoi? Parce que personne ne veut construire d'hôtel ni investir tant que notre sort n'est pas fixé.»
Aujourd'hui, ce sort est partiellement entre les mains de la Suisse, de l'Allemagne et de l'Autriche, dont certaines entreprises sont impliquées dans le projet. Via leurs agences de crédits à l'exportation, ces trois pays doivent en effet décider d'ici à l'automne s'ils accordent leur soutien financier au consortium en charge de la construction. Un consortium qui a annoncé en décembre dernier un plan de sauvetage sur le modèle du déménagement du temple d'Abou Simbel en Egypte - une dizaine de monuments pourraient être déplacés, morceau par morceau, à l'image du pont artoukide, du mausolée de Zeyn el-Abdin datant du XVe siècle et du minaret de la mosquée el-Rizk. Projet fraîchement accueilli, perçu comme le signe avant-coureur de l'ouverture du chantier. L'opération est «impossible à réaliser techniquement», estime Meral Kaya, archéologue basée à Diyarbakir. Avant de lâcher, méprisant: «Et d'ailleurs, même si l'on y arrivait, à quoi serviraient un pont sans rivière et un minaret sans mosquée?»
L'annonce de ce plan a eu pour effet concret d'accélérer l'action de la société civile. Une «Initiative pour sauver Hasankeyf» réunit depuis janvier de nombreuses municipalités et associations locales et internationales, dont La Déclaration de Berne. «Ce barrage causera la perte d'un héritage culturel inestimable et aura des conséquences écologiques énormes», résume Ercan Ayboga, l'un de ses principaux animateurs. Mais le bras de fer n'est pas gagné. L'Etat turc insiste sur la nécessité de ce barrage conçu dans le cadre du GAP (projet sud-anatolien) qui prévoit la construction de 22 retenues d'eau sur le Tigre et l'Euphrate. «Ilisu est l'un des plus prometteurs de la région, répond Nihat Ustundag, directeur régional de l'Administration des travaux hydrauliques. Il va nous permettre d'atteindre nos objectifs de production d'énergie et d'irrigation. Et donc aider au développement de la région.»