Le canard enchainé | Jean-Luc Porquet
SORCIÈRE ! Clocharde ! Crasseuse !
Dans une rue parisienne, des enfants se moquent d'une femme sans âge aux cheveux orange vif, encombrée de sacs plastique. Elle, avec un drôle d'accent : « Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous ne savez pas à qui vous parlez. Vous êtes des ignorants. »
Tout part de là, d'une simple rencontre. C'était en 2011. Il aura fallu bien du temps pour que Florence Huige trouve les mots, le regard, et une amie co-metteuse en scène, Morgane Lombard. Cette rencontre est devenue un spectacle rare, où tout est juste, les mots, le regard, la mise en scène. Le plateau est nu. A part une malle à roulettes, et Florence. Elle raconte.
Elle et son amie Sarnia abordent la femme moquée aux cheveux orange. L'aident à porter ses sacs. L'écoutent. La regardent. L'accompagnent jusqu'à l'arrêt de bus. Apprennent d'elle deux-trois bribes sur sa vie. « Vous ne me connaissez pas, mais je suis une battante.» Ou : « Je suis en danger· de mort. » Ou, désignant un homme dans la rue : « Vous voyez, je ne sais pas qui est qui.,, Ou : « Dans un an, je ferai la une des journaux, et, là, vous saurez qui je suis. » Est-elle folle ? Mais, alors, pourquoi ce regard incandescent ? Elle dit s'appeler Sara.
Le 10 janvier 2013, Florence voit son portrait à la une des journaux : elle vient d'être assassinée rue Lafayette, à Paris, avec deux autres femmes. Elle s'appelait Sakine Cansiz.
Elle avait 55 ans. Elle est une légende de la résistance kurde. Son nom de guerre, c'est Sara.
Elle a fondé le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, avec, entre autres, Ôcalan, qui croupit aujourd'hui encore dans une geôle turque. Arrêtée par le pouvoir turc à 21 ans, elle a fait douze ans de prison. Y a été atrocement torturée, et mutilée. Tout cela, Florence Huige n'en sait rien quand elle la rencontre. Elle ne sait d'ailleurs pas grand·chose du peuple kurde, de son combat pour sa liberté depuis plus d'un siècle, de son martyre.
Mais ce souvenir la hante. Sara la hante. Elle s'interroge. Elle s'informe. Elle prend le temps. Elle sait attendre, et regarder. Elle est douée pour l'autodérision. Elle nous fait face, et nous dit sa recherche, sa découverte de ce parti léniniste devenu partisan d'un confédéralisme démocratique, et féministe, et écologiste. Elle dit sa stupeur de découvrir que ce peuple de 35 millions de personnes (ou plus, les chiffres sont flous) a été rayé de la carte.
Reste oublié, reste héroïque. Quelques airs d'Issa Hassan, un des maîtres du bouzouk, l'accompagnent. La semaine dernière, dans le quartier où Sara a été assassinée, une vingtaine de néonazis français ont attaqué au couteau les membres du collectif antifasciste Young Struggle Paris, qui projetaient le film« Z » lors d'une soirée organisée par des Kurdes ...
- Au théâtre Essaïon, à Paris, jusqu'au 30/4.