Le dernier numéro de Manière de voir (1) offre une mise en perspective particulièrement bienvenue du bras de fer en cours. Après l’éditorial d’ouverture au titre percutant (« Compte à rebours »), on appréciera la sélection opérée dans plus de trente ans d’articles que Le Monde diplomatique a consacrés à l’Iran. Les reportages de Marcel Barang en 1975 sur l’« occidentalisation en trompe-l’œil » ou sur le système répressif demeurent de précieux éclairages sur le régime du chah.
Par Jean-Pierre Filiu Professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris, auteur de l’essai Les Frontières du jihad, Fayard, Paris, 2006.De même, les enquêtes menées en 1979-1980 par Nikki Keddie et Yann Richard sont pétries d’informations sur cette « révolution à nulle autre pareille », ses ressorts profonds et ses modes de mobilisation. En revanche, la charge de Jean-Loup Herbert en 1984 contre la « grossière artillerie idéologique occidentale » rappelle l’ampleur d’un certain aveuglement intellectuel face à la « révolution culturelle » à l’iranienne, aveuglement auquel succomba entre autres Michel Foucault.
On pourra donc préférer les analyses plus fécondes et toujours actuelles de Christian Bromberger – par exemple sur la figure du footballeur, symbole d’une projection nationaliste de la légitimité traditionnelle dans un horizon mondialisé. A défaut d’islamiser la modernité, comme le prétendait la propagande khomeiniste des années 1980, la société est clairement parvenue à « iraniser » cette modernité en s’en réappropriant les codes et les registres, sans pour autant menacer la stabilité du régime.
Cette dialectique complexe est décrite avec finesse dans les reportages de Wendy Kristianasen sur la jeunesse « branchée » ou d’Eric Rouleau sur les aléas de l’expérience du président Mohammad Khatami : « L’ayatollah Khamenei n’a peut-être pas eu tort de s’exclamer récemment [en 2001] que l’Iran n’est pas l’Union soviétique et que M. Khatami n’est pas son Gorbatchev. » Jan Piruz développe la dimension kurde trop souvent oubliée de l’équation iranienne.
Tout au long de ces « Tempêtes sur l’Iran », on suivra avec bonheur le fil conducteur des biographies rédigées par Ahmad Salamatian sur Mohammad Mossadegh, Reza Chah Pahlavi, MM. Hachémi Rafsandjani ou Mahmoud Ahmadinejad, de même que sa réflexion sur le mythe géopolitique récent d’un « croissant chiite ». Cette fiction d’un arc de crise confessionnel, calqué sur l’implantation des communautés chiites, du Liban jusqu’aux rives arabes du Golfe, est en effet devenue une redoutable arme de guerre idéologique.
Une nouvelle prophétie autoréalisatrice est à l’œuvre, qui s’appuie sur la nature supposée inéluctable et stratégique du conflit sunnito-chiite, le tout pour alimenter la sédition inter-communautaire en Irak et au-delà.
La géopolitique a pourtant ses constantes et ses règles, souvent peu soucieuses des automatismes dogmatiques, et le partenaire stratégique de la République islamique d’Iran dans le Caucase est l’Arménie chrétienne, et non l’Azerbaïdjan chiite.
On relira, enfin, le scénario brossé dès 2003 par Paul-Marie de la Gorce, en cas de guerre déclenchée par les Etats-Unis : « Au total, l’hypothèse la plus vraisemblable serait la destruction ciblée par l’aviation américaine des centres de recherches et d’expérimentation nucléaires comme des infrastructures militaires lourdes. Ce ne serait que le commencement du conflit. La riposte de l’Iran pourrait se déployer sur plusieurs terrains à la fois. Téhéran pourrait infléchir sa politique en Irak et jeter tout le poids de son influence auprès de la communauté chiite pour l’engager en faveur de la résistance armée, qui prendrait alors une bien plus grande dimension. Les dirigeants iraniens pourraient aussi changer d’attitude vis-à-vis des groupes intégristes recourant aux activités terroristes (...) en priorité [dans le] Golfe (...). Nul doute, en définitive, que la confrontation envisagée entre l’Iran et les Etats-Unis aurait d’innombrables prolongements. »