Un des bâtiments publics de Kunara lors des fouilles. On ne connaît qu’une petite partie de cet édifice de 25 mètres sur 40, qui daterait de la fin du IIIe millénaire, environ vers 2200.av. J.-C. © A. Tenu / Mission archéologique française du Peramagron
Cette structure à cupules pourrait avoir été utilisé lors de cérémonies. © D. Sarmiento Castillo / Mission archéologique française du Peramagron
Pointe de flèche fragmentaire en obsidienne. L’obsidienne vient d’Anatolie à plusieurs centaines de kilomètres de Kunara. © F. Marchand / Mission archéologique française du Peramagron
Vase décoré de serpents et de scorpions. © C. Verdellet / Mission archéologique française du Peramagron
lejournal.cnrs.fr | par Jean-Baptiste Veyrieras | 18/03/2019
Au Kurdistan d’Irak, les fouilles menées par une mission archéologique française ont révélé une ville antique inédite, sur le site de Kunara. Vers la fin du IIIe millénaire av. J.-C., cette ville s’élevait au cœur d’un royaume méconnu : celui du peuple des montagnes, demeuré jusque-là dans l’ombre de ses puissants voisins mésopotamiens.
« Les premières fouilles étaient déroutantes ! » Aline Tenu, du laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (ArScAn)1, n’en est pourtant pas à sa première mission archéologique au Moyen-Orient. Mais la découverte qu’elle et sa collègue viennent de réaliser à Kunara, au Kurdistan d’Irak, n’a pas fini de les étonner. « C’est même une petite révolution », atteste Philippe Clancier, épigraphiste à l’ArScAn.
De quoi s’agit-il ? Au fil des six campagnes de fouilles menées entre 2012 et 2018, les archéologues ont mis au jour les vestiges d’une ville antique insoupçonnée sur le site de Kunara. Ce dernier est situé aux abords des montagnes du Zagros, sur deux petites collines qui dominent la rive droite d’un des bras de la rivière Tanjaro, à environ 5 km au sud-ouest de la ville de Soulaimaniya (actuelle capitale culturelle du Kurdistan d’Irak). « Cette région proche de la frontière Iran-Irak avait été peu explorée jusque-là », rappelle Aline Tenu. L’interdiction de s’aventurer au Kurdistan sous le régime de Saddam Hussein et les guerres successives – la dernière en date contre Daesh – n’ont pas facilité les choses. « La situation est beaucoup plus favorable à présent », se réjouit l’archéologue, soulignant le soutien chaleureux des autorités locales.
Un peuple entré dans l’histoire
Et ce d’autant que Kunara est une pièce rare. Cinq chantiers ont permis de dégager de larges soubassements empierrés courant sur des dizaines de mètres, aussi bien sur la partie haute que basse du site. Ils dateraient de la fin du IIIe millénaire, environ vers 2200.av. J.-C. Autrement dit, des édifices monumentaux se dressaient là il y a plus de 4 000 ans : « On ne s’attendait pas du tout à découvrir une ville en ces lieux », confesse Christine Kepinski qui fut l’initiatrice de cette mission avant de passer le relais à Aline Tenu.
On ne s’attendait pas du tout à découvrir une ville en ces lieux.
Un matin de 2015, le sol de ces édifices plurimillénaires va offrir de nouvelles surprises : « “On a découvert une tablette !”, me souffle alors un collaborateur », se rappelle, émue, Aline Tenu. Suivront des dizaines et des dizaines de tablettes sous la forme de petits rectangles d’argile d’environ 10 centimètres de côté.
Dessus, inscrits en rangs serrés de minuscules signes cunéiformesFermerÉcriture dont les éléments ont la forme de petits clous ou de coins.. Pas de doute possible : il s’agit bien des mêmes traces d’écriture que celles apparues au Moyen-Orient au mitan du IVe millénaire av. J.-C. et qui font de cette région le berceau universel de l’écriture et de l’histoire. Il y a plus de 4 000 ans, les habitants de Kunara faisaient donc partie de ce club très fermé des peuples qui étaient déjà entrés dans l’histoire !
Néanmoins, pas de quoi faire trembler sur ses bases le petit monde feutré et richement doté de l’assyriologie. Née au milieu du XIXe siècle2, l’archéologie orientale a plus d’une découverte légendaire à son tableau de fouilles. Babylone, Ninive, Nimrud, Ur… Pour ne citer que les plus connues. Toutes ces villes légendaires continuent de frapper les esprits par leur démesure et leur audace architecturale. Quand ce n’est pas pour leur foisonnant bestiaire sculpté, peuplé de chimères au corps mi-humain, mi-taureau veillant sur d’imposants palais assis au milieu d’un labyrinthe de ruelles. Toutes ces villes antiques essaimaient alors entre le Tigre et l’Euphrate, dans ce « pays entre les fleuves » : la Mésopotamie3. Outre leur richesse manifeste, ces sites archéologiques possèdent deux spécificités. Ce sont les plus anciennes villes connues et, a priori, les toutes premières cités-États de l’humanité. Mais surtout, c’est entre leurs murs que l’écriture et les premières formes littéraires se sont perfectionnées, à l’instar du fabuleux récit des aventures de Gilgamesh4. Pour comparaison, en ce temps-là, les peuples d’Europe de l’Ouest édifiaient tout au mieux des dolmens ou quelques monolithes, sans laisser la moindre trace écrite.
La voisine de l’Empire d’Akkad
Dès lors, que peuvent ajouter à cette prestigieuse liste de trésors archéologiques et littéraires, les quelques centaines de mètres de soubassements en pierre de Kunara et ses modestes traces d’écriture ? « La ville de Kunara livre des éléments inédits sur un peuple méconnu jusque-là demeuré à la périphérie des études mésopotamiennes », se réjouit Aline Tenu. La ville de Kunara pourrait conduire les assyriologues à reconsidérer cette région montagneuse dont l’histoire a été jusqu’à présent écrite à une seule main : celle des conquérants mésopotamiens.
C’est entre les murs de ces villes que l’écriture et les premières formes littéraires se sont perfectionnées (…) Pour comparaison, en ce temps-là, les peuples d’Europe de l’Ouest édifiaient tout au mieux des dolmens ou quelques monolithes, sans laisser la moindre trace écrite.
Cette ville se trouvait en effet à la frontière orientale de la Mésopotamie, aux portes du premier empire mésopotamien unifiant toutes les cités-États de la région : l’Empire d’Akkad. À la tête de ce dernier, se sont succédé parmi les plus grands rois de l’histoire de Mésopotamie, sous le titre élogieux de « Roi des quatre régions du monde ». Une victoire militaire d’un de ces rois – Naram-Sin, petit-fils du fondateur de l’Empire – est d’ailleurs immortalisée sur une stèle de calcaire rose exposée au musée du Louvre. « Naram-Sin y est représenté triomphant de ce peuple des montagnes, les Loulloubi », explique Aline Tenu. Selon les sources mésopotamiennes disponibles à ce jour, les Loulloubi étaient dépeints comme des « barbares » vivant reclus dans les montagnes. Personne n’en savait guère plus.
La découverte de Kunara éclaire ce peuple d’un jour nouveau : « Il est vraisemblable que cette ville fut l’une des capitales des Loulloubi », avance l’archéologue. Si cette hypothèse se confirme, l’histoire des Loulloubi prendrait une tout autre ampleur.
Car loin de vivre isolés du monde, les habitants de Kunara entretenaient des relations commerciales avec des régions fort éloignées, situées aussi bien à l’est (vers l’Iran) qu’au nord (vers l’Anatolie et le Caucase). Ces liens sont attestés par la présence d’outils lithiques de différentes natures (obsidienne, basalte, cornaline) et pour lesquels il n’existe aucun gisement à proximité. « La ville devait même être suffisamment prospère, suggère Aline Tenu, car des pierres rares comme l’obsidienne étaient utilisées pour fabriquer des outils tout à fait courants. » Une ouverture au monde et une aisance qu’illustre aussi la présence de plusieurs moules de lames métalliques. Kunara et ses habitants vivaient donc pleinement l’âge du Bronze qui avait débuté quelques siècles plus tôt en Mésopotamie.
Une puissance assise sur le commerce et l’agriculture
Mêlée à ces outils et à une profusion de céramiques – dont certains fragments sont ornés de motifs zoomorphes – c’est toute une faune inattendue qui a foulé le sol de Kunara. Des os d’ours, de lions, d’animaux sauvages prestigieux à cette époque, témoignent de chasses royales ou de présents respectueux. Les restes de deux chevaux, montures exceptionnelles pour le IIIe millénaire, confirment également que Kunara était loin d’être un lieu périphérique. « La ville a sans doute profité de sa situation stratégique à la frontière entre les royaumes iraniens à l’est et la Mésopotamie à l’ouest et au sud », suggère Christine Kepinski.
Mais c’est sûrement les richesses agricoles de la région qui favorisèrent son essor. Les archéologues ont découvert des restes de chèvres, de moutons, de vaches, de porcs, suggérant l’existence d’un important système d’élevage. La présence d’un réseau d’irrigation au sud de la ville rappelle également la maîtrise atteinte par les habitants de cette région dans la culture des céréales – principalement l’orge et le malt5.
La présence d’un réseau d’irrigation au sud de la ville rappelle également la maîtrise atteinte par les habitants de cette région dans la culture des céréales.
Ce sont d’ailleurs les rouages de cette économie agricole que les scribes de Kunara ont gravés sur les dizaines de tablettes retrouvées sur le site : « Ils maîtrisaient les écritures akkadiennes et sumériennes6 aussi bien que leurs voisins mésopotamiens », souligne Philippe Clancier, spécialiste de ces écritures cunéiformes.
« Les premières tablettes qui ont été trouvées dans un bâtiment de la ville basse listent un grand nombre d’entrées et de sorties de farine », poursuit-il. « C’était un véritable bureau des farines, renchérit Aline Tenu, vraisemblablement au profit de l’Ensi7 de Kunara. »
Sa mention dans les tablettes ainsi que celle du titre de Sukkal (un très haut dignitaire de l’État), évoque une administration politique calquée sur le modèle mésopotamien. Simple emprunt à son puissant voisin ou marque de soumission à l’Empire d’Akkad ? « Il est encore trop tôt pour le dire, évoque prudemment Aline Tenu, il se pourrait aussi qu’il s’agisse d’une organisation hybride construite au fil d’annexions et d’indépendances successives. »
Une langue et une écriture propres
C’est d’ailleurs ce qu’invite à penser le deuxième lot de tablettes découvert en 2018, toujours dans la ville basse, mais dans un autre secteur. Il n’y est plus question de farine, mais certainement de grains, denrée nettement plus précieuse : « Les tablettes renseignent des dépôts considérables, certains pouvant atteindre plus de 2 000 litres », gage Philippe Clancier. Ces volumes importants confirment bien une activité agricole soutenue et des collectes de grande ampleur menées par une ville d’envergure. Mais c’est l’unité dans laquelle elles ont été reportées qui surprend : « Ce n’est pas le gur impérial d’Akkad8, mais le gur du Subartu, soit littéralement le “gur du Nors” », explique l’épigraphiste. Une unité inédite et unique, attestée seulement à Kunara : « L’utilisation d’une unité originale pourrait sonner comme un acte d’indépendance », suggère Aline Tenu.
Autre élément intéressant : les tablettes regorgent de lieux de provenance, tels que « Khabaya » ou « Ninarshuna », dressant une liste de noms totalement inédite pour les assyriologues : « Bien qu’écrits en cunéiforme, ces noms ne sont pas de consonance mésopotamienne », atteste Philippe Clancier. Kunara et sa région possédaient des appellations et une langue propre. Seul regret, aucune tablette ni aucune brique inscrite n’ont révélé à ce jour le nom originel de la ville. « Mais on va continuer à chercher », se réjouit Aline Tenu, le regard déjà tourné vers la prochaine campagne de fouilles prévue à l’automne 2019. Avec elle, de nouvelles découvertes pourraient apporter des réponses aux questions demeurées en suspens. Qui étaient plus précisément les habitants de Kunara ? Étaient-ils bien des Loulloubi ? Et sinon, qui étaient-ils ? Et surtout, pourquoi cette ville n’a-t-elle jamais repris vie après le violent incendie qui l’a, semble-t-il, ravagée il y a plus de 4 000 ans ? Et espérons-le aussi, nous livrer enfin le nom que lui avait donné ce peuple encore mystérieux des montagnes. ♦
Notes