tags: N° 132-133 | mars-avril 1996
LE président turc Süleyman Demirel a approuvé dans la soirée du 6 mars le gouvernement de coalition proposé par M. Yilmaz, leader du Parti de la Mère-Patrie (ANAP). Le nouveau cabinet comprend 32 ministres dont 17 issus du DYP de Mme. Çiller et 15 appartenant à l’ANAP de Mesut Yilmaz. Premier ministre pour la période allant jusqu’à 1996, M. Yilmaz est secondé d’un vice-Premier ministre, Nahit Mentese, issu du DYP. La formation de Mme. Çiller obtient aussi des ministères jugés "importants" comme les Affaires étrangères (E.Gönensay), l’Education nationale (Turhan Tayan), l’Industrie (Yalim Erez). De son côté l’ANAP disposera notamment des ministères de l’intérieur (Ülkü Güney), des Finances (L. Kayalar), des Travaux publics (M. Keçeciler) ainsi que du ministère "technique" de la Défense (O. Sungurlu). Ce dernier ministère n’a qu’une fonction d’exécution administrative dans le système turc car l’état-major des armées dépend du Premier ministre et les problèmes de carrière des officiers sont décidés par un Conseil Militaire (Askeri Sura) formé des chefs militaires eux-mêmes. Au niveau des symboles, on note l’attribution du ministère de la Justice à l’ancien chef de la police, Mehmet Agar, connu pour ses déclarations ultranationalistes, élu sur la liste de Mme.Çiller. Un autre élu de cette liste, le tristement célèbre Ayvaz Gökdemir (dit Ayvaz le commando) obtient un portefeuille de ministre d’État. Ce militant d’extrême droite qui avait qualifié de "prostituées" les présidentes de 3 groupes du Parlement européen et dont "le limogeage dès que possible" avait été promis par Mme. Çiller conserve son poste "à la demande insistante de celle-ci" à l’en croire le quotidien Hürriyet du 7 mars car elle veut rester dans les bonnes grâces de l’extrême droite. Un autre militant notoire de l’extrême droite, A. Oktay Güner, élu sur la liste d’ANAP, obtient le ministère de la culture. 3 femmes occupent des postes subalternes dans le gouvernement.
La formation de cette coalition de deux partis de droite, ouvertement demandée par la haute hiérarchie militaire a été bien accueillie par les milieux d’affaires. Cependant l’opinion reste très sceptique sur sa capacité à régler les principaux problèmes du pays: inflation galopante, chômage massif, violence dans les métropoles et surtout le conflit kurde. Sur ce dernier problème le protocole de gouvernement se contente de quelques vagues promesses d’investissements économiques et de levée progressive de l’état d’urgence. L’inscription même d’un "problème de Sud-Est" dans le protocole gouvernemental a suscité de vives disputes entre les partenaires de la coalition. Aucune mesure concrète n’est prévue dans le domaine de la démocratisation du régime turc.
Ce cabinet de gestion courante, conçu pour durer 10 mois, devrait être remanié début mars janvier 1997 s’il parvient à survivre d’ici là à ses contradictions et à ses tensions internes. Ce sera alors Mme. Çiller qui accédera alors pour 2 ans au poste de Premier ministre.
Le Parlement turc a, le 12 mars, voté la confiance à ce gouvernement de coalition dite ANAYOL (ANAP + YOL). Sur 544 députés prenant part au vote 257 ont voté la confiance, 207 contre et 80 se sont abstenus. Minoritaire, la coalition n'a pu être investie que grâce à l'abstention du Parti de la Gauche démocratique de Bulent Ecevit. Le Refah islamiste et le CHP de Deniz Baykal ont voté contre.
LA Commission des Affaires étrangères a confié au député RPR Michel Habig la préparation d’un rapport d’information sur les données du problème kurde, rendu public le 8 février. Après avoir effectué un voyage d’études en Turquie et entamé une série de rencontres et d’entretiens avec les responsables turcs et kurdes, le rapporteur retrace les origines historiques de la question kurde et ses ramifications géostratégiques dans cet ensemble qu’est le Moyen-Orient tout en portant un regard critique sur les positions des parties en présence. Un constat s’impose: "l’absence d’une volonté politique réelle de la part du gouvernement afin de résoudre ce problème. La priorité du gouvernement de Mme. Çiller reste la répression militaire contre l’opposition kurde. L’armée a reçu carte blanche pour tenter de détruire le PKK (...) La brutalité des méthodes employées par l’armée ne fait que radicaliser les mouvements kurdes d’opposition. Cette logique du "tout répressif" fait le jeu du PKK. En refusant de distinguer entre identité kurde et séparatisme kurde, le pouvoir renforce la légitimité d’une organisation qu’il prétend réduire à néant et crée les conditions d’une aggravation du conflit. Ce quasi monopole laissé à l’armée dans la lutte contre le PKK a conduit à des violations flagrantes des droits de l’homme et à des restrictions inacceptables des libertés fondamentales. En juin 1994, le parti du DEP a été interdit et ses députés emprisonnés(..)".
Le troisième chapitre du rapport est intitulé "pour une solution politique de la question kurde" dans lequel le rapporteur se propose d’examiner les perspectives possibles d’évolution du problème kurde tout en se défendant d’avoir des intentions de "dire" ce qui doit être "la" solution à la question kurde. La première possibilité est "une démocratisation complète du régime turc" et le rapporteur ne cache pas préférence pour cette solution et que sa conviction est "que la solution de la question kurde passe d’abord par la démocratisation totale du régime politique turc". L’autre voie possible c’est "la décentralisation du système politique et administratif" ce qui consiste à accorder des droits collectifs aux Kurdes: une sorte d’autonomie ou de fédéralisme. D’après M. Habig la réorganisation de l’État turc sur une base fédérale est proposée par beaucoup de défenseurs de la cause kurde et il cite parmi ses interlocuteurs le président de l’Institut kurde de Paris, M. Kendal Nezan. Cette solution est désormais acceptée publiquement par le secrétaire général du PKK aussi, qui jusqu’en 1993 prônait "un Kurdistan indépendant". Héritier d’une approche jacobine, le rapporteur trouve cette approche ni réaliste ni appropriée; car, selon lui "la Turquie moderne s’est construite autour d’une conception juridique de la citoyenneté et non ethnique. Cette conception est d’ailleurs proche de la nôtre (..) Octroyer le statut de minorité (aux Kurdes) constituerait une véritable régression". Pourtant, si les Kurdes luttent avec tant d’acharnement pour "une telle régression" c’est que la citoyenneté juridique turque actuelle est basée sur la négation même de leur identité et de leurs droits collectifs: c’est une coquille vide qui vise à les faire disparaître en tant que peuple distinct!
Le dernier chapitre relatif à la question kurde en Turquie est intitulé "La communauté internationale et la question kurde". Le rapporteur pense que la communauté internationale et en particulier les pays européens ont un rôle à jouer pour créer les conditions d’une solution de la question kurde tout en respectant l’intégrité territoriale de la Turquie. Pour ce faire "la Turquie doit mieux respecter les droits de l’homme et la démocratie" et cela est possible si ce pays se conforme aux instruments internationaux en la matière. Le rapport conclut "qu’une approche politique de la question kurde est nécessaire car elle ne saurait être résolue par le recours à la répression militaire. Elle doit faire l’objet d’une approche politique(..)"
Dans son rapport annuel relatif aux droits de l’homme en Turquie de 30 pages, rendu public le 6 mars, le Département d’État américain met, cette année, particulièrement l’accent sur l’usage systématique de la force excessive et de la torture durant la mise en garde-à-vue et en détention dans les prisons turques. Le rapport analyse la situation des droits de l’homme en Turquie d’une manière générale et s’arrête plus longuement sur les violations des droits de l’homme dans les provinces kurdes. Désignées par l'appelation turque du "Sud-Est" dans le rapport, ces provinces sont soumises à un régime dérogatoire, en vigueur depuis 1987; l’état d’urgence a été prolongé en octobre 1995 dans dix provinces du Sud-Est et trois autres adjacentes. Un super-préfet (super wali) est en charge d’autorité dans cette région et exerce des "lois quasi martiales"; y compris les restrictions à la presse, la déportation des personnes dont les activités sont jugées hostiles à l’ordre public et le pouvoir de déclarer une partie de ces provinces "zone militaire" comme ce fut le cas dans le Nord-Est de la province de Kars pendant 6 mois l’année dernière. Le Département d’État note que les limites à la liberté d’expression demeure "un sérieux problème" bien que le Parlement ait amendé l’article 8 de la loi anti-terreur: "Le gouvernement a continué (durant l’année 1995) à se servir de la loi anti-terreur qui vise à arrêter toute personne suspecte d’être terroriste mais aussi un large éventail de personnes dont les actes, les paroles ou les idées sont susceptibles de propager la propagande séparatiste". Un autre article liberticide fréquemment utilisé par les procureurs: l’article 312 du Code pénal turc visant à interdire toute "incitation à l’animosité raciale et ethnique".
Le rapport relève quelques progrès réalisés dans l’Ouest de la Turquie en matière des droits de l’homme et le fait que "les forces de sécurité capturent les maquisards du PKK vivants, fait très rare dans le passé". Cette organisation est désignée, par ailleurs, comme "une organisation terroriste qui assassine les non-combattants, les protecteurs de villages et commet des assassinats à l’aveuglette dans leur effort d’intimider la population".
La destruction et l’évacuation des villages n’ont fait que continuer durant l’année dernière. Plus de 2 millions de personnes ont fui le Sud-Est à la fois pour des raisons économiques et des raisons liées à la guerre dans les régions kurdes. Sans prendre une position sur la détention des députés kurdes, le Département d’État met néanmoins en contradiction les chefs d’accusation qu’a retenus la Cour de sûreté de l’Etat contre les parlementaires et les attendus de la Cour de cassation. Accusés, par la Cour de sûreté de l’État, de "propagande séparatiste" et de la mise en cause du principe de "l’indivisibilité de la nation"; pour des discours prononcés à la tribune du Parlement, les opinions exprimées lors des conférences et colloques ou des interviews; le fait de prêter serment en kurde et en turc et de s’être habillé avec les couleurs kurdes . La Cour de cassation déclare dans ses attendus qu’"il n’était pas un crime de prêter serment en kurde au Parlement, de s’habiller avec les couleurs kurdes et de déclarer que la langue turque est pour eux une langue étrangère"
Le rapport note que le cas des députés kurdes est désormais devant la Commission européenne des droits de l’homme et le que gouvernement avait publiquement déclaré qu’il se conformerait à la décision de cette instance.
Le rapport note enfin que la violence domestique est exercée à l’égard des femmes et des enfants d’une façon très répandue.
Après la publication de ce rapport qui a suscité des remous tant à Ankara quau Congrès, le 27 mars dernier, l'influent congressman démocrate Lee Hamilton est intervenu à la Chambre des représentants pour informer ses collègues de la réponse du Département d’État à la lettre qu’il avait adressée au secrétaire d’Etat Warren Christopher au sujet de la politique américaine vis-à-vis de la Turquie, des violations massives des droits de l'homme perpêtrées dans ce pays, de l’usage des armes américaines contre les populations kurdes et des perspectives d’un règlement du problème kurde.
Extraits de la réponse du Département d’État:
"Les auditions, rapports et publications du Congrès sont déterminants pour le gouvernement américain dans son attitude en matière des droits de l’homme vis-à-vis de la Turquie (..) Le gouvernement turc a le droit de se défendre militairement contre le terrorisme...Mais nous nous sentons préoccupés de la manière dont ces opérations sont conduites dans le Sud-Est. Nous en avons fait état dans nos rapports annuels sur les droits de l’homme et le rapport spécial soumis au Congrès le mois de juin dernier sur la situation au Sud-Est qui mentionnait les pertes civiles, les évacuations et les destructions de villages (..) Nous nous sentons profondément préoccupés. Nous indiquons régulièrement à la Turquie que ses opérations militaires légitimes ne lui permettent pas de viser les civils et les non-combattants. Nous l'avons fait très clairement, et nos décisions relatives aux aides financières et à l’usage et à la vente des armes exportées prennent en considération la question des droits de l’homme qu’on suit de près et celle-ci pèse dans la prise des décisions concernant la vente des équipements militaires. Nous avons dit à plusieurs reprises à la Turquie que la seule solution militaire n’est pas la réponse au problème du Sud-Est. On les pousse pour opter des solutions politique et sociale. Ceci doit inclure la pleine égalité des droits comme les droits culturels et linguistiques pour tous les citoyens de la Turquie y compris les Kurdes (..) En définitive, un dialogue entre le gouvernement et les représentants des Kurdes est nécessaire pour trouver une solution durable pour le Sud-Est. Il est nécessaire pour ceux qui prétendent parler au nom des Kurdes de le faire sincèrement et de le faire d’une manière constructive. Dans ce contexte, vous avez mentionné si les ex-députés du DEP qui ont été déchus de leur immunité parlementaire et ont fui en Europe pourraient le faire. Malheureusement, quelques-uns parmi eux ont rejoint "Le Parlement kurde en exil" qui est financé et contrôlé par le PKK. On ne peut, cependant, promouvoir des négociations avec ce Parlement. Il y a des interlocuteurs légitimes avec qui le gouvernement peut négocier la question kurde (..) Les représentants américains continueront à promouvoir les droits de l’homme...Nos représentants rencontrent régulièrement les représentants élus de du Parlement et de l’administration turcs. Nous sommes également en contact avec les ONG internationales et turques (..) Nous allons continuer à soutenir ceux qui défendent les droits de l’homme et les réformes démocratiques, y compris les ONG turques....Le vrai changement démocratique doit venir des citoyens turcs".
LE parquet fédéral allemand à Karlsruhe a confirmé le 15 mars avoir délivré un mandat d'arrêt pour meurtre contre le ministre iranien des Renseignements Ali Fallahian. Ce mandat d'arrêt, qui équivaut à une inculpation dans le système juridique allemand, a été délivré à la suite de l'ouverture d'une enquête contre M. Fallahian en décembre dernier par le parquet fédéral, compétent pour les affaires de terrorisme. Le parquet fédéral avait ouvert en cette enquête contre le ministre iranien pour meurtre et tentative de meurtre, soulignant que les soupçons envers lui s'étaient "renforcés" lors du procès des assassins de quatre dirigeants kurdes iraniens en septembre 1992 dans un restaurant à Berlin. Il s’agit du Dr. Sadegh Charafkandi, secrétaire général du PDK iranien et de 3 de ces collaborateurs se trouvant à Berlin pour participer au Congrès de l’Internationale Socialiste.
M. Fallahian est soupçonné d'être le commanditaire de l'assassinat de ces personnalités kurdes. Quatre Libanais et un Iranien sont jugés depuis octobre 1993 à Berlin pour ces assassinats, et les services secrets iraniens ont été nommément mise en cause dans l'acte d'accusation. Selon la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 15 mars, le mandat d'arrêt a été lancé à la suite de la déposition d'un témoin américain qui n'a pas encore été entendu par la justice allemande.
L'Allemagne, premier partenaire commercial de l'Iran, a été le seul pays européen à recevoir ces dernières années M. Fallahian, qui avait rencontré en octobre 1993 Bernd Schmidbauer, secrétaire d'Etat à la Chancellerie et responsable des services secrets allemands. M. Fallahian est, depuis 1989, chef de ce ministère et avait, quelques semaines avant l'attentat, dans une interview à la télévision iranienne, désigné le Parti démocratique duKurdistan iranien comme cible des activités de ses services secrets et annoncé qu'ils seraient pourchassés en Iran et à l'étranger", relève le parquet fédéral dans son communiqué.
Cette nouvelle étape de la procédure ne peut que rendre encore plus critique le "dialogue" mené avec Téhéran par l'Allemagne dans le cadre et les limites définies par une décision de l'Union européenne (UE). Depuis la série d'attentats sanglants perpétrés par le Mouvement de la résistance islamique Hamas en Israël, qui ont provoqué la tenue du sommet de Charm El-Cheikh, les Etats-Unis ont renouvelé leur pression sur les pays de l'UE pour qu'ils changent cette politique de "dialogue critique" et isolent l'Iran. Celui ci va peut être enfin être inquiété pour les nombreux meurtres d’opposants, y compris de hautes personnalités kurdes, qu’il a commandité en plein cœur d’Europe.
Depuis les temps immémoriaux, les Kurdes, tout comme les autres peuples iraniens, célèbrent leur Nouvel An le 21 mars, le jour du printemps Newroz, ou le "Jour Nouveau", qui marque à la fois la fin de la longue nuit de l’hiver et aussi, symboliquement, la victoire mythique de Kawa le forgeron contre les ténèbres de la tyrannie. Depuis 1923, la Turquie avait interdit les célébrations de ce Nouvel An comme toutes les autres manifestations de l’identité kurde. En 1992 la répression des festivités de Newroz avait fait 105 morts dans la petite ville de Cizre. Quatre ans plus tard, voilà la Turquie officielle qui mobilise son président, son Premier ministre, ses généraux et ses préfets pour fêter avec pompe et solennité "cette fête du printemps qui est la plus ancienne fête des peuples turcs" ! Et chacun d’y aller de son commentaire "historique". Mme. Çiller se signale, comme d’habitude, par un excès de zèle : "Newroz est le premier jour de la vie, c’est le jour de naissance d’Adam. C’est le jour de la rencontre d’Adam avec Eve. C’est le jour de la naissance d’Ali (gendre du Prophète) et le jour de son mariage avec Fatima (fille du Prophète). Depuis des siècles, c’est le jour de la Joie et de la Résurrection, de la Fête du Printemps". Ce jour, le Premier ministre Yilmaz accompagné de plusieurs de ses ministres et des artistes de la variété est allé à Igdir, petite ville kurde à la frontière de l’Iran et de l’Arménie, pour fêter le Newroz tandis que le président Demirel à Ankara donnait devant son palais le départ de "la première course internationale de Newroz". Même le très austère chef d’état-major, le général Karadayi a, pour la première fois dans l’histoire de la Turquie, diffusé "un message de Newroz" à l’armée dans lequel il affirme notamment "que Newroz est le premier jour de la libération des Turcs dans l’histoire" et invite "ses compagnons d’armes à célébrer avec enthousiasme et joie la fête de Newroz, symbole de l’unité, de l’amour, de l’amitié et de la paix!". Cette récupération officielle et sans complexe du Nouvel An kurde a pour l’instant eu l’avantage que les célébrations de cette année se sont déroulées sans incident majeur au Kurdistan ainsi que dans les grandes métropoles turques. La population kurde a fêté son Nouvel An en évitant de se prêter aux cérémonies organisées par l’État où le Newroz était évidemment vidé de son contenu libérateur.
Autre innovation idéologique de cette année: la vaste campagne des média turcs pour "prouver" que les couleurs traditionnelles kurdes - vert, rouge, jaune- étaient en fait celles de certains régiments ottomans d’élite. Quand on pense que la Turquie a poussé le zèle répressif jusqu’à changer dans les villes kurdes les feux tricolores de circulation en y remplaçant le vert par le bleu pour "combattre le séparatisme sournois" des Kurdes, que l’une des "pièces à charge" contre Leyla Zana était le fait que le jour de la cérémonie de l’investiture du Parlement elle portait un serre-tête aux couleurs kurdes bannies !
La conséquence logique de ce revirement politique et de cette politique de récupération devrait être la reconnaissance officielle de l’identité kurde et de sa libre expression et la libération de tous ceux qui ont lutté pacifiquement pour la défense de cette identité. C’est ce que laisse entrevoir Mesut Yilmaz, en particulier dans ses déclaration destinées à l’opinion occidentale. Aisi, en visite à Igdir pour les festivités du Nouvel An kurde, le Premier ministre turc s’est engagé, le 21 mars, à adopter "une nouvelle approche, plus humaine, plus réaliste et plus courageuse du problème kurde, incluant notamment une levée de l’interdiction de l’enseignement de la langue kurde". Parlant à un petit groupe de journalistes étrangers, M. Yilmaz a notamment déclaré: "la principale différence entre mon gouvernement et les gouvernements précédents réside dans la définition du problème. Nous ne définissons pas ce problème comme un problème de terrorisme. Il s’agit d’un problème chronique de la Turquie qui s’est aggravé à la suite des échecs successifs des précédents gouvernements (..) Après les terribles événements du passé, après la perte de 15 000 vies, je pense que nous sommes d’accord pour estimer que ce problème ne peut être résolu que par des moyens pacifiques et non par des moyens militaires". Le Premier ministre turc affirme que "le terrorisme du PKK dans le Sud-Est est maintenant sous contrôle, ce qui permet de prendre des mesures politiques". Parmi ces mesures, M. Yilmaz indique "l’éducation dans la langue kurde" qui "ne devrait pas être interdite". Toutefois, ajoute-t-il, "l’État n’est pas tenu de fournir ce service à ses citoyens" laissant ainsi entendre que les écoles privées seraient autorisées à le faire. M. Yilmaz a enfin souligné que "la nouvelle approche du problème comporte également des mesures pour stimuler l’économie dans le Sud-Est, la région la moins développée de la Turquie"
Intervenant quelques jours après le "briefing" sur les problèmes de sécurité, donné par l’état-major des armées à M. Yilmaz et à ses principaux ministres, cette déclaration d’intentions du Premier ministre turc n’a pas suscité beaucoup de commentaires en Turquie même, comme si elle n’était destinée qu’à l’opinion publique occidentale à l’affût du moindre signe d’évolution d’Ankara sur le problème kurde. Les médias turcs ont accordé plus de place à l’exploit de Mme. Yilmaz sautant, devant les caméras, sur un feu de Newroz (Nouvel An kurde). Par ailleurs, M. Yilmaz n’a donné aucune indication précise sur "la nouvelle approche politique du problème kurde". Celle-ci implique-t-elle une amnistie des prisonniers politiques ? La suspension des opérations militaires pour répondre à l’offre de cessez-le-feu du PKK est-elle envisagée à plus ou moins court terme? Une foule de questions sans réponses font craindre que les déclarations de M.Yilmaz ne soient finalement qu’une nouvelle version des promesses sans lendemain de Mme. Çiller à la veille de certaines dates importantes du calendrier diplomatique turc. Un effet d’annonce à la veille du Conseil des ministres de l’Union européenne du 26 mars qui devait précisément débattre du déblocage de l’aide financière communautaire à la Turquie et qu’en raison du contentieux turco-grec cette réunion a finalement dû être reportée ?
L’accord de coopération militaire conclu le 23 février entre la Turquie et Israël continue de susciter des tensions entre Ankara et les capitales du Proche-Orient. Selon les dispositions rendues publiques de cet accord, les avions militaires israéliens pourront utiliser l’espace aérien turc à des fins d’entraînement militaire. Ankara affirme que ces avions ne seront ni armés ni dotés de dispositifs de surveillance et d’espionnage électronique. Mais outre les pays comme l’Iran et la Syrie qui se sentent directement visés par la coopération militaire turco-israélienne, des Etats modérés comme l’Egypte critiquent également cette "alliance" qui à leurs yeux pourrait conduire "à l’instabilité et à une guerre probable au Moyen Orient". Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Amr Musa, a décidé d’annuler sa visite à Ankara, prévue pour le 16 avril.
En Turquie même malgré la tradition bien établie qui veut que la classe politique et les médias ne doivent pas critiquer les choix de l’armée et la chose militaire, plusieurs voix critiques se sont élevées. le Refah islamiste a été le plus virulent en dénonçant, par la voix de son porte-parole Abdullah Gül, "un changement stratégique du concept de sécurité du pays décidé sans aucun débat". "Même les ministres du gouvernement ne savaient rien de cet accord" a ajouté M. Gül.
L’influent journaliste Mehmet Ali Birant écrit dans le quotidien Sabah que "la Turquie a joint la guerre entre Israël et la Syrie. Le climat à Ankara est comme si la Turquie était en train de couper ses relations avec la Syrie et de punir le gouvernement de Damas". Les commentateurs soulignent que cette redéfinition de la stratégie turque a été décidé par l’état-major de l’armée sans consultation des instances élues et en plein milieu de l'interlude tragi-comique des négociations pour la formation d'un gouvernement de coalition.
Selon les sources diplomatiques citées par Associated Press les pilotes israéliens ont d’ores et déjà commencé à utiliser l’espace aérien turc. Le ministre turc des Affaires étrangères a nié, le 15 avril, que des avions israéliens soient déjà en Turquie mais une équipe de Reuter TV a pu filmer le jour même sur la base Akinci près d’Ankara des F-16 israéliens peints couleur de sable. En contre-partie de ces facilités, les ingénieurs israéliens doivent réviser et améliorer les performances des 50 bombardiers F-4 de fabrication américaine en service dans l’armée turque. La presse turque a également évoqué "la participation des experts israéliens à la formation des unités spéciales turques engagées dans la guerre contre le terrorisme du PKK".
Au-delà de sa portée militaire et de ses conséquences régionales, l’accord israélo-turc, conclu sans-doute à l’instigation de Washington, vise aussi à mettre en relief devant l’opinion publique américaine et surtout du puisant lobby juif américain, le rôle d’une "Turquie alliée fidèle et fiable des Etats-Unis et amie d’Israël" qui, malgré sa persécution des Kurdes et l’état déplorable des droits de l’homme, mérite sinon un soutien actif, du moins l’indulgence de l’Amérique.
Depuis sa fondation en février 1983, l'Institut Kurde attribue chaque année, par voie de concours, des bourses d'enseignement supérieur destinées à former des cadres culturels et scientifiques kurdes. Jusqu'ici, de cette manière, plus de deux cents étudiant(e)s kurdes ont pu poursuivre leurs études grâce à ces bourses.
LES DOSSIERS DE CANDIDATURE
Les dossiers doivent parvenir à l'Institut avant le 31 juillet, date limite, et comporter les pièces suivantes:
Les dossiers et les pièces qu’elles contiennent ne seront pas restitués; les candidats doivent donc veiller à conserver leurs pièces originales et n’adresser à l’Institut que les copies certifiés.
CONDITIONS Le concours est ouvert à tous les jeunes Kurdes de la diaspora et du Kurdistan, titulaires au moins du baccalauréat. Les candidats ne doivent pas bénéficier déjà d'une bourse ou d'une allocation d'études d'un autre organisme public ou privé. L'âge limite est de 25 ans pour les bacheliers et de 30 ans pour les titulaires d'une licence ou d'une maîtrise. Pour des raisons légales et administratives les candidats ayant la nationalité de l'un des pays de l'Union Européenne ne sont pas éligibles.
MODALITÉS D'ATTRIBUTION Une commission de sept membres, composée d'enseignants et de chercheurs kurdes originaires d'Irak, d'Iran et de Turquie examinera les dossiers de candidature. Les candidats sélectionnés sur dossiers seront conviés à Paris pour une série d'entretiens, le 22 septembre. La liste définitive des candidatures retenues sera connue le 23 septembre. La priorité sera accordée aux femmes, aux candidat(e)s les plus jeunes, et ceux (ou celles) déjà titulaires d'un diplôme universitaire souhaitant entreprendre des études de doctorat ainsi qu'aux candidats ayant une bonne maîtrise de la langue kurde et ceux se trouvant au Kurdistan.
L’ancien député conservateur kurde d’Erzurum A. Melik Firat, "ami de 37 ans du président Demirel", arrêté début janvier sur une simple dénonciation d’obscurs miliciens pro-gouvernementaux a finalement été remis en liberté provisoire, le 8 mars, à la suite de la mobilisation de larges secteurs de l’opinon publique préoccupée par l’état de santé précaire de cet homme de haute culture et pacifiste, A. Firat comparaitra désormais en prévenu libre devant la Cour de Sûreté d’Erzurum. Dans une tribune publiée par le quotidien Özgür Politika du 6 mars intitulée "Mort et vie" cette personnalité kurde relativise son propre sort en rappelant le destin singulier de sa famille dans la République turque. Extraits : "Au moment de monter sur l’échafaud à Diyarbakir, mon grand-père Cheikh Said avait 60 ans. Après avoir regardé 46 de ses proches amis pendus sur cette place il a écrit ces quelques mots sur un bout de papier confié aux procureurs et juges bourreaux du gouvernement de la République: "Je n’ai pas peur d’être pendu à ces pauvres branches d’arbres. J’ai combattu pour mon Dieu, ma religion et ma nation". Sur l’échafaud il a fait cette brève déclaration en kurde: "Au moment où mon existence temporelle s’achève, je n’éprouve aucun regret de mourir pour ma nation(..)".
Mon autre grand père, Cheikh Bahaeddin Effendi, était un mufti, recteur d’une medressa (université islamiste), un homme pieux et érudit(..) Alors que sa maison était encerclée par les soldats de la République turque, il a été assassiné après la prière du matin au cours de sa récitation rituelle du Coran. Il avait 57 ans quand il est tombé en martyr. Sa femme, ma regrettée grand-mère Rabia Khanoum, a conservé sa chemise et son gilet maculés de sang sous son oreiller comme une relique sacrée tout au long des 23 années que nous avons passées en exil. Lorsque nous tombions malades, dans l’indigence et le dénuement de l’exil, nous ne pouvions trouver des médicaments, ma regrettée grand-mère volait de suite à notre secours. Elle allait chercher avec ferveur le sac contenant la chemise ensanglantée de notre grand-père qui fut un grand martyr. Dieu le tient en haute estime. Embrassez-la avec respect et Dieu vous guérira"(..).
Cheikh Diyaeddin, quatrième frère de mon grand-père Cheikh Said, avec son neveu Cheikh Ali Riza et de nombreux notables de tribus Hasenan et Zirkan, réfugiés en Iran, sont tombés dans un traquenard tendu par Riza Chah, ami d’Atatürk. ils ont été lâchement abattus par les soldats du Chah. Lors de son martyr, il n’avait pas encore 40 ans.
Cheikh Abdurrahim, septième frère de mon grand-père Cheikh Said, était un guerrier réputé. Après avoir pendant des années combattu les troupes turques, il s’était réfugié en Syrie. En 1938, lors des massacres des Kurdes de Dersim (par Atatürk) il a repassé la frontière pour venir au secours de son peuple. Avant même d’arriver à sa destination, dans la plaine de Diyarbakir, il a été dénoncé par un officier turc exclu de l’armée qu’il avait pendant des années pris sous sa protection. Il est tombé, avec ses hommes, dans une embuscade de l’armée turque, il n’avait pas encore 40 ans. Deux cousins du Cheikh Saïd, le grand savant Ali Riza Küçük Effendi et son frère Cheikh Chérif ont été tués à coups de baïonettes et été jetés dans la rivière Murat (NdT. un confluent de l’Euphrate). Ils devaient avoir entre 45 et 50 ans.
Au total, près de 100 proches parents du Cheikh Saïd, ses beaux-frères, ses gendres, ses neveux, ont été tués par les Turcs. Mon intention n’est pas d’énumérer tous ces suppliciés dans ce texte. Je voulais simplement rappeler aux jeunes générations un panorama, un aperçu à vol d’oiseau de la persécution (..) Finalement, rien ne semble avoir changé pour les Kurdes. Les horizons sont bien sombres. Les gens assoiffés de sang brandissent du poing, on ne voit guère de mains tendues vers le Bien. Malgré tout cela, il ne faut pas désespérer. Les oppresseurs pourraient périr noyés dans le sang de leurs victimes (..).
Mon père, Cheikh Sehabettin a passé, à partir de l’âge de 18 ans, toute sa vie en exil et dans d’indicibles difficultés...Il devait assurer la survie d’une famille de 14 âmes, comprenant sa mère, ses deux soeurs, sa femme, ses sept enfants et deux orphelins adoptés. La famille large de ses 5 cousins comprenait au total 55 membres exilés en Thrace (Ndt. à la frontière grecque) (..) Au bout des 13 années de son second exil, quand en 1947 mon père a été autorisé à regagner son pays, il n’a pu vivre que 2 mois. Il est mort à l’âge de 46 ans. Dans ce contexte vous comprendrez qu’à mon âge, je n’évoque ni l’éloge de la vieillesse de Cicéron ni les pensées sublimes de nos mystiques. Pris dans l’effroyable tourbillon actuel par les cris et les appels de suppliciés périssant dans cet océan de persécution, je ne puis guère penser à mon sort dans cette vallée des malheurs (..) J’ai déjà vécu plus que mes ancêtres et j’aspire à rejoindre "la caravane des amis" célébrée par le poète mystique Pir Sultan Abdal (XVIe siècle) avant sa pendaison pour insoumission par l’Ottoman Hizir Pacha (..).
Puis, même enfant et adolescent, nous n’avons pas courbé la tête devant leur Dieu vivant (NdT. Atatürk, dont le culte est célébré comme celui d’une divinité tutélaire de l’État turc). Allons-nous maintenant, à cet âge, avoir peur de ses caricatures et ses nains?"
La Cour de Sûreté d’Istanbul a, le 7 mars, condamné le célèbre romancier Yachar Kemal à 20 de prison avec sursis pour deux de ses textes publiés dans un ouvrage collectif intitulé "La liberté d’expression et la Turquie". Accusé d’incitation à la haine et à l’animosité sur des bases ethniques ou régionales, Kemal a déclaré au cours de cette audience à huis clos que "la Turquie vit actuellement sa pire période de dictature (..) Cette guerre prendra fin parce que c’est une guerre de destruction. 3 millions et demi de personnes ont été condamnées à la famine. Si cette guerre continue les peuples turc et kurde vont dégénérer, ils s’excluront de l’humanité. Je n’ai pas peur de dire ces choses. Ils peuvent me donner la peine de prison qu’ils veulent. Il peuvent même me tuer".
Quelques semaines après le procès Kemal, une autre personnalité kurde Hatip Dicle, l’ex-député et président du DEP qui purge actuellement une peine de 15 ans de prison, a été condamné à 2 ans de prison supplémentaires et à 600 milles de livres turques d’amende par la Cour de Sûreté de l’État d’Istanbul. L’ex-député de Diyarbakir est accusé d’"incitation à la haine raciale et de propagande séparatiste" aux termes de l’article 312 du Code pénal turc pour son article intitulé "Le Prix international de la Paix d’Atatürk" publié par le journal Yeni Politika, le 31 mai 1995. Par ailleurs, le propriétaire du journal, M. Necati Taniyan, a également été condamné par la même Cour à verser une amende de 363 millions livres turques. De même, début avril, la Cour constitutionnelle turque a interdit le Parti de la Démocratie et du Changement (DDP) pour "activités séparatistes". Son président, M. Ibrahim Aksoy, un ex-député de Malatya, a été arrêté le 15 octobre dernier et purge actuellement une peine de 2 ans à la prison centrale d’Ankara. Les dirigeants encore en liberté de ce parti, ont décidé de constituer un nouveau parti sous le nom de Parti pour la Démocratie et la Paix (DBP).
La Cour de Sûreté de l’État N° 1 d’Ankara a condamné, le 11 avril, les ex-députés kurdes Mahmut Alinak, Sirri Sakik, Ahmet Türk et Sedat Yurtas à un an et deux mois de prison et à une amende de 116 666 000 LT (environ 8340 FF) chacun. En décembre 1994, la Cour de cassation turque avait invalidé un précédent jugement de la Cour de Sûreté condamnant à des peines plus lourdes ces hommes politiques kurdes, poursuivis pour délit d’opinion et demandé qu’ils soient rejugés. Le verdict du 11 avril est prononcé en vertu de l’article 8 de la loi dite anti-terreur. Les 4 ex-députés, présents à l’audience, ont réaffirmé qu’ils n’avaient fait qu’exprimer au Parlement et dans les média leurs opinions sur les moyens de régler pacifiquement le problème kurde et que loin d’être des séparatistes, ils défendaient l’intégrité territoriale de la Turquie d’Edirne (en Thrace, extrémité occidentale du pays) à Sirnak (à l‘extrême est, à la frontière de l’Irak). Ahmet Turk et ses camarades ont déclaré qu’ils allaient faire appel de ce verdict. Si la Cour de cassation turque confirme les peines prononcées en première instance, les ex-députés kurdes seront privés de leurs droits politiques. C’est sans doute ce que veulent les autorités turques qui mènent depuis des décennies une politique systématique de décapitation des élites politiques et culturelles kurdes afin d’étouffer dans l’oeuf toute expression politique pacifique de la population kurde.
Par ailleurs, loin de la capitale et dans le silence général, les Cours de sûreté de l’Etat turques des provinces kurdes travaillent à plein régime. Celles de Diyarbakir et de Malatya ont, le 4 avril, condamné à la peine capitale 7 militants kurdes: Serdar Güzel, Zülküf Birgül, Yasar Kirmizi, Kerim Avsar, Haci Özer, Tayfur Dolan et Hivzullah Mutlu, tous accusés de "propagande séparatiste" et de "terrorisme". D’autres lourdes peines de prison ont été prononcées par la Cour de Sûreté de Malatya contre Cihan Deniz et Murat Kaplan, respectivement condamnés à 36 et 12 ans de prison. Quant à la Cour de Sûreté d’État de Kayseri, elle a condamné à la réclusion à perpétuité deux Kurdes: Haci Ali Bastürk et Kemal Derman, pour "appartenance au PKK".
Selon le rapport annuel de la Commission pour la Protection des Journalistes (CPJ), rendu public le 14 mars, 182 journalistes étaient emprisonnés dans vingt deux pays à la fin de l’année 1995. La Turquie arrive en tête du palmarès mondial des gouvernements les plus répressifs à l’égard de la presse avec 51 journalistes, devant l’Éthiopie, le Koweït, le Zaïre, la Chine...etc. Commentant cette répression à l’égard de la presse, le Président du (CPJ) a déclaré que "la Turquie dépasse des régimes totalitaires tels que la Chine et la Syrie. Le nouveau gouvernement turc doit démontrer son engagement en faveur de la démocratie en remettant en liberté les collègues emprisonnés et abolir l’article 8 de la loi anti-terroriste". En effet, en vertu l’article 8 et d’autres articles de l’arsenal répressif turc journalistes, syndicalistes et intellectuels sont régulièrement poursuivis pour avoir exprimé des opinions indépendantes sur la guerre du Kurdistan. Ce fut le cas par exemple d’une journaliste américaine, Aliza Marcus, travaillant pour Reuters qui a été accusée par les autorités turques "d’incitation à la haine raciale" à la suite d’un article sur l’évacuation des villages kurdes par l’armée. Mlle Marcus s’est vu attribuer le jour même de la publication du rapport du (CPJ) le "Prix de la liberté de la presse" par le National Press Club de Washington.
Les frères Eyüp Karabey, 26 ans, et Mahir Karabey, 18 ans, arrêtés le 25 décembre à Çukurca dans la province de Hakkari, et depuis portés disparus ont été trouvés morts le 26 février près du village Biyadir (Narli). Le père des victimes, Recep Karabey, affirme dans le quotidien Özgür Politika du 1er mars, que ses deux fils avaient été arrêtés par des policiers en civil accompagnés d’un dénommé Hawar. Depuis, à maintes reprises, il s’est adressé aux autorités locales et au procureur de la République, pour avoir des nouvelles de ses deux fils. En vain. Le 26 février leurs cadavres mutilés étaient trouvés sur une décharge publique du village évacué de Biyadir. Leurs tortionnaires leur avaient tranché le nez et les oreilles et les avaient énuclés.
Le 24 mars, le cadavre d’un Kurde âgé de 23 ans, Mehmet Kesim, a été trouvé près de Derik, dans la province de Mardin; il a été abattu d’une balle dans la tête. Originaire de Cizre, M. Kesim avait émigré vers Mersin sur la côte méditerranéenne. En route pour aller rendre visite à sa famille qu’il n’avait pas vu depuis 2 ans, il a été arrêté le 4 mars lors d’un contrôle de police à l’entrée de Mardin. Son compagnon de route, Hicri Kutbethan, 21 ans, voyageant au bord du même véhicule privé est porté disparu. Le quotidien Politika du 26 mars qui publie cette information signale aussi la découverte, le 18 mars, d’un cadavre non identifié d’une jeune fille près du hameau Ahmedi, dans le district de Lice de la province de Diyarbakir.
Le 15 avril, des policiers et des membres d’une unité spéciale de lutte contre le terrorisme ont exécuté sommairement en plein jour 4 jeunes Kurdes à Mersin, sur la côte méditerranéenne. Après avoir investi vers 16h une maison dans le quartier Günes de cette ville à la recherche de "terroristes", ils ont fait sortir ses deux occupants, Selahattin Ekin, 24 ans, et sa compagne. Ceux-ci, surpris, les mains en l’air et sans armes, ont été alignés le long d’un mur et passés par les armes devant les habitants du quartier non sans avoir menacé ceux-ci de les abattre aussi sur le champ s’ils ne rentraient pas de suite chez eux. Le même jour, dans une orangeraie du quartier Çello de Mersin deux autres jeunes, H. Yusuf Daloglu, 19 ans et Kadriye Özay, 17 ans, soupçonnés d’être des prisonniers en cavale ont été abattus alors que non armés ils se rendaient aux policiers turcs. Dans une conférence de presse, Me Hamza Yilmaz, président de la section locale de l’Association des droits de l’homme a vivement dénoncé "l’exécution extra-judiciaire de 4 personnes sans armes". Il a aussi souligné que "ces victimes d’une véritable chasse à l’homme" sont présentées par la police comme des "terroristes tués lors des affrontements avec les forces de sécurité". Cette nouvelle tuerie intervient une semaine après l’exécution extrajudiciaire de "deux suspects" dans les districts Göztepe et Kisikli d’Istanbul.
Le Parlement turc a décidé le 14 mars, par 227 voix contre 179 et 51 abstentions, de prolonger de 4 mois l’état d’urgence dans les 10 provinces kurdes du Sud-Est. Celles-ci sont de fait placées depuis 1979 à des régimes d’état de siège, de loi martiale et d’état d’urgence de façon ininterrompue. Les jeunes âgés de moins de 20 ans n’auront ainsi connu que l’autorité sans partage ni contrôle de l’armée et de la police dans leur région. Au total depuis la création de la République turque en 1923, les provinces kurdes auront ainsi passé 50 ans sous des régimes d’exception et d’état de siège.
L’autorisation de stationnement de la force multinationale basée à Incirlik, à l’est de la Turquie, formée aux termes de la résolution 688 du Conseil de Sécurité de l’ONU de 1991, a été reconduit le 27 mars par le Parlement turc par 243 voix contre 199 et 76 abstentions jusqu’au 30 juin. Cette force multinationale, composée de Britanniques, Français et Américains, a pour mission de protéger les Kurdes d’Irak, de surveiller la zone d’exclusion aérienne imposée à l’Irak au nord du 36ème parallèle et de détecter les mouvements de troupes de Bagdad en direction des régions kurdes. Depuis 1991 ce mandat était toujours prolongé pour des périodes de 6 mois. Cette fois-ci, sous la pression du Parti de la Gauche Démocratique (DSP), partenaire officieux de la coalition gouvernementale, la prolongation a été votée pour période de 3 mois. Les leaders du DSP, Bulent Ecevit et Mümtaz Soysal, connus pour leurs sympathies pour Saddam Hussein "l’anti-impérialiste" affirment même que les députés de leur formation s’opposent à toute nouvelle prolongation du mandat de Provide Comfort au-delà du 30 juin. B. Ecevit a réaffirmé cette position à l’issue de l’entretien qu’il a eu avec le Premier ministre Yilmaz, le 8 avril. Sans l’abstention des députés du DSP, les deux partis de la coalition gouvernementale, ANAP et DYP, ne disposent pas de voix suffisantes pour voter une nouvelle prolongation. Cette question a été abordée lors de la récente rencontre du président turc Demirel avec Bill Clinton à Washington. Les menaces turques semblent faire partie d’une tactique de marchandage dans les négociations globales turco-américaines. Si Ankara obtient satisfaction sur des points importants comme les ventes d’armes, l’octroi de nouveaux crédits et le silence politique de Washington sur la guerre du Kurdistan, les chefs militaires pourraient, à travers le Conseil de Sécurité Nationale rappeler à l’ordre les dirigeants des partis et faire voter sans problème la prolongation de Provide Comfort. Sinon, les Américains devront chercher une autre base régionale pour les avions de Provide Comfort. La Jordanie serait prête à les accueillir moyennant quelques compensations financières.
Selon une étude de l’Institut d’Etat de la Statistique (DSE) portant sur le développement économique de la Turquie dans la période 1987-1994, les départements les plus pauvres de la Turquie se trouvent dans le Kurdistan (l’Anatolie de l’Est et du Sud-Est dans le langage administratif turc). Le département le plus pauvre, Agri, au pied du Mont Ararat le PNB annuel par habitant étant, en 1994, de 514 dollars contre 5924 dollars à Kocaeli, dans l’Ouest turc, département le plus riche de la Turquie. l’écart est de 1 à 11. D’autres départements kurdes ne sont guère mieux pourvus qu’Agri: Mus ($5541); Bitlis ($662); Ardahan ($663); Bingol ($691); Igdir ($711); Bayburt ($781); Sirnak ($ 800); Van ($805); Hakkari ($816). Dans l’Ouest turc le PNB annuel par habitant dépasse souvent les 3000 dollars: Izmir ($ 3352); Bikcik ($ 3205); Ankara ($3202); Kirklareli ($ 31431); Istanbul ($3111); Mugla ($ 3088). Selon cette étude, rendue publique le 8 avril, en 1994 près de la moitié (48,3%) du PNB du pays est concentrée dans six départements de l’Ouest turc: Istanbul, Izmir, Kocaeli, Bursa et Adana. Les régions d’Anatolie de l’Est et du Sud-Est à majorité kurde, qui couvrent environ 30% du territoire de la Turquie contribuent respectivement pour 3,9% et 5,5% au Produit National Brut (PNB) total du pays. Avec tels écarts de développement entre l’Est kurde et l’Ouest turc du pays, on se trouve dans une situation de type colonial qui constitue l’une des causes fondamentales du problème kurde en Turquie.
Dans une longue interview publiée par le Turkish Daily News du 25 mars, M. Tansug Bleda affirme que le thème des droits de l’homme utilisé par quelques ONG "vise à distancer la Turquie de l’Europe". Selon lui le PKK et les organisations qui sont dans sa mouvance n’étant pas crédibles auprès de l’opinion publique occidentale, les ennuis et les revers de son pays en Europe sont souvent dus à l’action de "certains groupes". Parmi ceux-ci, il cite nommément l’Institut kurde de Paris, la Fondation France-Libertés, Reporters sans Frontières et Amnesty International. Se félicitant que "le gouvernement français ait coupé les subventions accordées à l’Institut kurde" qui lui semble coupable également d’oeuvrer pour "la création d’une langue kurde unifiée pour un État kurde hypothétique". M. Bleda affirme que cet Institut est utilisé par certains cercles pour influencer les médias d’une façon biaisée contre la Turquie. Pour lui, le fait que les médias français accordent plus de place et d’attention au président de l’Institut kurde qu’à lui-même est une "preuve" de leur désinformation sur la question kurde ! Ankara qui parvient à forcer à l’autocensure des correspondants étrangers en poste en Turquie, cherche à intimider les "quelques ONG" qui tentent de briser le mur de silence entourant la tragédie kurde en Turquie: le principal chercheur d’Amnesty sur la Turquie est déclaré persona non grata à Ankara. France-Libertés, qui poursuit un programme de construction d’écoles au Kurdistan irakien dans le cadre de la résolution 688 des Nations Unies, est interdite de transit sur le territoire turc, Reporters sans Frontières est sur la liste rouge!
L’organisation écologiste, Greenpeace, a accusé la compagnie Shell, spécialisée en pétro-chimie, dans l’affaire de la pollution de l’eau potable, à Midyat, Mardin, Diyarbakir, en versant notamment ses produits pétro-chimiques usés dans les nappes souterraines de cette région. Selon le responsable de Greenpeace, M. Paul Horsman, Shell a systématiquement violé les mesures européennes applicables dans ce domaine et ce depuis 1973. La compagnie n’a pas pris des mesures environnementales nécessaires dans ses opérations et elle applique des standards différents selon les pays et qu’il lui aurait été impossible de causer une telle pollution dans un pays européen (..) Shell ne se serait pas comporter de cette manière au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas et que l’eau de Diyarbakir ne serait plus potable dans un proche avenir" a encore ajouté le responsable de Greenpeace.