tags: N° 144-145 | mars-avril 1997
LE 10 avril le Tribunal de Berlin a rendu son verdict dans l'affaire de l'assassinat du Dr. Sadegh Charafkandi, chef du Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI) et de ses trois collaborateurs le 17 septembre 1992 à Berlin, en marge du Congrès de l'Internationale socialiste. Un Iranien, Kassem Darabi, considéré comme un agent des services secrets iraniens et organisateur de l'attentat et un Libanais, Abbas Rhayel, auteur des coups de feu mortels ont été condamnés à la prison à perpétuité. Deux de leurs complices, les libanais Youssef Amin et Mohamed Atris, ont été condamnés respectivement à 11 et 5 ans et trois mois de prison. Un cinquième accusé a été acquitté.
Au-delà de ces condamnations infligées à l'équipe d'exécutants de ce quadruple attentat, la justice allemande a, pour la première fois dans le monde, directement mis en cause " le plus haut sommet de l'État iranien " dans l'organisation de ce crime. Le président du Tribunal, le juge Frithjof Kubsch, a déclaré que les quatre exécutants n'avaient pas de " motifs personnels pour assassiner leurs victimes " et qu'ils n'avaient fait qu'exécuter un décret d'assassinat émis par le Comité des opérations spéciales de la République. Le juge, sans citer des noms, a souligné que ce Comité est formé du " Président de l'Iran, la plus haute autorité religieuse de la République islamique, le ministre des renseignements et de hauts responsables de sécurité ". En automne dernier, le procureur général avait accusé nommément l'ayatollah Sayed Ali Khamenei, Guide Spirituel de l'Iran et le président Hashemi Rafsandjani d'avoir personnellement donné l'ordre pour ce crime. De son côté le juge Kubsch a déclaré: " le leadership politique iranien est responsable. Il a été prouvé qu'il y avait un ordre officiel de liquidation. Nous ne cherchons pas à incriminer le gouvernement iranien mais, après des mois d'enquête et de vérifications des pièces, nous avons abouti à la conclusion incontournable que l'assassinat de ces Kurdes était une part de la campagne de terreur visant à éliminer les dissidents à l'étranger qui ne peut être orchestrée que par Téhéran ". La cour a été frappée par les fanfaronades des leaders de l'Iran se vantant de " pouvoir réduire au silence une voix dérangeante " quand ils voulaient. Il a cité à ce propos une interview donnée à la télévision iranienne par le ministre des Renseignements Ali Fallahiyan en août 1992, un mois avant la tuerie de Berlin, dans laquelle il se vantait de la capacité de l'Iran de lancer des " frappes décisives " contre ses opposants à l'étranger.
Selon les attendus du jugements, M. Fallahiyan a reçu du Comité d'opérations spéciales la mission d'exécuter le projet d'assassinat des opposants kurdes. Il a alors contacté Kazem Darabi, un épicier iranien de Berlin, connu par la police allemande comme un agent iranien. Darabi a recruté ses complices libanais et monté un piège pour attirer dans le restaurant Mykonos les dirigeants du PDKI qui se trouvaient à Berlin pour participer au Congrès de l'Internationale socialiste. Au cours du dîner avec des " groupes d'opposition iraniens " deux hommes masqués ont fait irruption, mitraillé et tué les Kurdes et pris la fuite. La police allemande a immédiatement suspecté K. Darabi qui avait déjà suscité des suspicions dans des affaires d'attaques contre d'autres dissidents iraniens. Quelques semaines plus tard la police allemande a pu l'arrêter ainsi que ses complices et saisir les armes du crime qu'elle a pu identifier comme venant de l'arsenal de l'armée iranienne.
Au cours de ce procès exemplaire, qui a duré près de cinq ans, de nombreux iraniens sont venus témoigner pour éclairer la cour sur le fonctionnement et les méthodes du régime iranien. Les témoignages de l'ancien président iranien Abol-Hassan Banisadr et d'un ancien haut dirigeant des services de renseignement iraniens, Abol-Hassem Mesbahi, ont été particulièrement précieux. M. Mesbahi a été jusqu'en 1995 un proche collaborateur du président iranien et il a, à ce titre, supervisé les réseaux de renseignements iraniens en Europe. Il a fait à la justice allemande des révélations qualifiées d'explosives et qui ont pu être vérifiées par les services allemandes. Les deux défecteurs de la République islamique ont décrit en détail l'appareil de terreur de Téhéran et certifié que l'assassinat des opposants ne pourrait être décidé que par les plus hautes autorités de l'État, à savoir le Guide spirituel Khamenei et le président Rafsandjani. Ils ont également indiqué que depuis 1979 environ deux cents opposants iraniens avaient été assassinés à l'étranger, dont au moins vingt en Europe, sur ordre des dirigeants suprêmes de l'Iran.
Le verdict du Tribunal de Berlin a, comme on pouvait s'y attendre, suscité une vive crise dans les relations germano-iraniennes. Bonn a expulsé quatre collaborateurs d'organismes officiels iraniens en Allemagne, rappelé son ambassadeur à Téhéran et " suspendu " sa participation au " dialogue critique " avec l'Iran. Dans un geste de solidarité tous les États de l'Union européenne ont également rappelé leurs ambassadeurs en poste en Iran et suspendu toute rencontre au niveau ministériel avec l'Iran. Les États-Unis ont apporté leur soutien à leurs alliés européens, leur rappelant " l'inanité du dialogue critique avec un État terroriste qui doit être isolé ". Washington a salué " le courage du procureur allemand, des juges allemands et des témoins ". Le verdict du Tribunal de Berlin " corrobore la conviction que nous avons de longue date que le parrainage du terrorisme par l'Iran a reçu l'assentiment des niveaux supérieurs du gouvernement iranien. Les autorités allemandes doivent maintenant tirer leurs conclusions quand à la manière dont elles souhaitent traiter avec l'Iran après ce verdict sans ambiguïté. Les États-Unis maintiendront leurs propres sanctions contre l'Iran et nous encourageons vivement nos partenaires européens à faire de même " a déclaré le porte-parole du Département d'État Nicholas Burns.
De son côté l'Australie a également rappelé son ambassadeur à Téhéran tandis qu'à Genève, la Commission des droits de l'homme a, le 15 avril, condamné les attentats contre des opposants iraniens à l'étranger. Cette résolution présentée par les Pays-Bas au nom de l'Union européenne a été adoptée par 26 des 53 États membres de la Commission réunie en session annuelle à Genève. Il y a eu 7 voix contre et 19 abstentions. (Cf. pp. 240-241).
Le verdict de Berlin a suscité un vif débat en Autriche où le 13 juillet 1989 le leader kurde iranien, Dr. Abdul Rahman Ghassemlou et deux de ses collaborateurs avaient été assassinés en plein " pourparlers de paix " par des émissaires du président iranien. La police, alertée par l'épouse de l'une des victimes, s'était rendue sur place mais n'avait pas procédé à l'arrestation de trois tueurs porteurs de passeports iraniens rencontrés sur les lieux. Selon M. Erich Maximilian Schmid, à l'époque directeur de la Section politique au ministère autrichien des Affaires étrangères, " l'ambassadeur iranien à Vienne avait demandé aux responsables du gouvernement autrichien de ne pas arrêter les suspects iraniens car 'cela pourrait être dangereux pour les Autrichiens en Iran '. C'est pourquoi notre gouvernement a laissé ces suspects regagner librement Téhéran " a affirmé M. Schmid dans une interview à la télévision autrichienne diffusée le 18 avril. Un mandat d'arrêt international n'a été lancé que plusieurs mois plus tard contre ces trois hommes qui entre temps ont été fêtés comme des " héros de la Révolution islamique " à Téhéran. Deux d'entre eux, Jafar Sahraroudi et Mostafavi ont été promus généraux dans le corps des Pasdarans.
Rappelant cet épisode honteux pour l'État autrichien, trois partis d'opposition autrichiens ont, le 15 avril, officiellement demandé une enquête parlementaire sur l'assassinat du Dr. Ghassemlou. Cependant le chancelier Viktor Klima a estimé qu'une telle enquête " chargée d'éclaircir le comportement des autorités du pays après l'assassinat de trois dirigeants kurdes à Vienne " n'était pas " nécessaire " et que la justice seule devait s'occuper de cette affaire. Les chef des deux partis du gouvernement de coalition, Peter Kostelka pour les sociaux-démocrates (SPOe) et Andreas Khol, pour les conservateur (DeVP) ont également refusé une telle enquête. L'opposition a répliqué en affirmant qu'elle boycotterait les séances du Parlement tant qu'une telle enquête ne serait pas diligentée.
Par ailleurs l'Autriche a appelé les pays de l'Union européenne à ne pas rompre leurs relations avec Téhéran et à calmer le jeu. Cette attitude a finalement été celle de la plupart des pays européens, y compris l'Allemagne. Bonn a demandé au parquet fédéral de renoncer à la procédure d'enquête contre le ministre iranien des Affaires étrangères, impliqué dans le quadruple assassinat de Berlin en tant que membre du Comité des opérations spéciales. M. Kinkel s'est prononcé contre toute escalade dans les relations entre Téhéran et Bonn.
À Téhéran, malgré une manifestation organisée le 13 avril devant l'ambassade d'Allemagne avec la participation de plusieurs dizaines de milliers d'Iraniens criant " Mort à l'Allemagne! ", " Mort à l'Amérique! " les réactions officielles ont été relativement mesurées. Les dirigeants iraniens ont affirmé qu'une fois " les show médiatiques " passé les Européens s'empresseraient de renouer avec Téhéran, qui reste un marché important.
Selon l'International Herald Tribune du 21 avril, en 1996 les exportations allemandes vers l'Iran se sont élevées à DM 2,2 milliards et les importations ont été de DM 1,1 milliard. 31% des biens allemands exportés étaient des machines, 19% d'équipements électriques et 11% des produits chimiques. Il y a cinq ans les exportations allemandes vers l'Iran étaient de DM 8 milliards. Avec une dette de $ 22 milliards l'Iran achète maintenant beaucoup moins. En 1996, au total, Téhéran a importé pour $ 5,1 milliards de biens à l'Union européenne et lui a vendus pour $ 6,1 milliards de biens, pour l'essentiel du pétrole. La dette de Téhéran envers l'Allemagne s'élève à DM 5,2 milliards.
A l'initiative des cinq groupes du Parlement européen, une réunion spéciale consacrée au sort de Leyla Zana et de ses collègues et à la situation des droits de l'homme en Turquie s'est tenue le 11 mars à Strasbourg où le Parlement européen tient sa session mensuelle. Au cours de cette réunion présidée par M. Peter Dankaert, ancien président du Parlement européen et vice-président du groupe socialiste, Mme. Mitterrand a été la première à prendre la parole. Après avoir retracé les grandes lignes de l'action menée depuis maintenant trois ans pour la libération des députés kurdes, elle a appelé les parlementaires européens à être à l'écoute des populations qui souffrent, à ne pas relâcher leur vigilance démocratique et à prendre des mesures concrètes pour venir en aide aux démocrates kurdes et turcs et pour contribuer au règlement du problème kurde par des moyens pacifiques. "Votre Parlement devrait accorder ses actes à ses déclarations en créant un fonds pour la promotion de la démocratie et des droits de l'homme en Turquie destiné à soutenir les ONG locales ainsi que les organisations pacifiques et culturelles de la diaspora kurde" a-t-elle déclaré avant d'inviter les euro-députés à créer une task force pour la recherche d'une solution pacifique au problème kurde. Au nom du Groupe socialiste, sa présidente, Mme. Pauline Green a déclaré que si son Groupe avait été divisé sur l'entrée de la Turquie à l'Union douanière, il est unanime que pour adhérer pleinement à l'Union européenne la Turquie doit satisfaire 4 conditions: démocratisation complète de son système politique et de sa législation; respect des droits de l'homme; règlement du problème kurde, règlement du problème chypriote. "Malheureusement, aucun progrès n'a été enregistré en 1996 sur ces quatre points; il y a même eu une nette régression" a ajouté Mme. Green qui a indiqué que son groupe avait créé un comité de surveillance de la situation en Turquie et que ce comité effectuait régulièrement des missions dans ce pays. La détérioration de la situation des droits de l'homme a également été évoquée par Mme. Catherine Lalumière, présidente de l'Alliance radicale qui ayant, à titre personnel, voté pour l'Union douanière dans l'espoir que cela contribuerait à la démocratisation du système turc a été déçue par l'évolution de ce pays en 1996. Le président du Groupe libéral, M. Gij de Vries, tout en soulignant la place importante de la Turquie pour l'Europe qui avait justifié le vote de son groupe en faveur de l'Union douanière, s'est dit "très déçu" par les promesses maintes fois données par le gouvernement turc et jamais réalisées. Mme. Claudia Roth, présidente du Groupe des Verts, et M. Alonso Puerta, président du Groupe de la Gauche unie européenne, qui avaient voté contre l'entrée de la Turquie dans l'Union douanière, ont rappelé qu'ils avaient à l'époque mis en garde leurs collègues contre le manque de sérieux des promesses turques en matière de démocratisation et sur l'ampleur et la gravité des violations des droits de l'homme, mais que les intérêts commerciaux avaient prévalu sur les principes. "Je sors de la réunion de la Commission mixte Turquie-PE où j'ai demandé l'autorisation d'aller rendre visite à Leyla Zana. Avant 1996, on nous laissait toujours aller en prison, depuis que l'Union douanière a été votée on nous répond toujours non. Voilà où nous en sommes avec les dirigeants turcs" a conclu Mme. Claudia Roth, qui a appelé ses collègues à réfléchir sur des mesures concrètes pour obtenir la libération de Leyla Zana et de tous les prisonniers d'opinion. Les intervenants kurdes, Mehdi Zana, Ahmet Türk, ex-député de Mardin et vice-président du HADEP, et Me Yusuf Alatas, avocat de Leyla Zana, ont apporté leur témoignage sur la situation en Turquie. Rappelant que Leyla Zana et ses collègues sont en prison depuis plus 3 ans et faisant le point sur la longue procédure de la Cour européenne des droits de l'homme, Me. Alatas a affirmé que "la justice, si elle est rendue tardivement, n'est plus justice". Il a ensuite donné lecture d'un appel à la paix de L. Zana, appel très applaudi par l'audience. Les euro-députés de divers groupes ont conclu à la nécessité de poursuivre leurs efforts pour obtenir la libération de la lauréate du Prix Sakharov et de tous les prisonniers d'opinion en Turquie.
Le 13 mars, le Parlement européen a adopté une nouvelle résolution "déplorant que Leyla Zana, Prix Sakharov du Parlement européen 1995, soit maintenue en prison pour avoir prôné la démocratie et la reconnaissance des droits du peuple kurde par des moyens pacifiques, exige la libération immédiate de Mme. Leyla Zana, demande la libération de tous les autres prisonniers politiques et d'opinion en Turquie". Dans son intervention devant le Parlement européen, Mme. Aline Pailler, au nom du groupe GUE, a déclaré: "J'ai le souvenir, après notre rencontre dans la prison d'Ankara, et lors de son procès, d'une femme d'une force et d'une détermination incroyables. Son combat est aussi le nôtre: celui du respect de la démocratie et des droits de l'homme". (Voir pp. 53-54 du Bulletin).
La campagne pour la libération de Leyla Zana se développe également en Allemagne où le journal Die Tageszeitung du 7 mars 1997 a publié un appel signé par 4 745 femmes. (Voir p. 46 du Bulletin).
A Ankara, pour marquer le troisième anniversaire de l'arrestation et de l'incarcération des députés kurdes, une manifestation pacifique a eu lieu le 2 mars devant les portes de la prison. Les ex-députés Mahmut Alinak et Sedat Yurttas ont évoqué le sort de leurs camarades détenus pour avoir lutté pacifiquement en faveur de la justice, de la démocratie et des droits des Kurdes. &laqno;Défendre les intérêts des faibles, des opprimés, des couches populaires est un jeu très risqué dans ce pays gouverné par des gangs» a notamment déclaré M. Alinak. &laqno;Dans un État de droit digne de ce nom, ce n'est pas Leyla Zana et ses amis qui devraient être en prison mais les chefs de gangs Agar (député, ex-ministre de l'Intérieur) et S. Bucak (chef d'une milice privée, député du DYP de Mme. Çiller)» a-t-il ajouté au cours d'une conférence de presse tenue devant la prison. Les manifestants ont déposé de nombreux bouquets de fleurs devant les portes de la prison. Cet anniversaire a également été commémoré dans plusieurs autres villes de Turquie.
La co-présidente de la Commission parlementaire mixte Union européenne-Turquie qui se trouvait à Ankara à l'occasion de la 4ème réunion de cette commission a, le 15 avril, essayé d'aller rendre visite à son amie Leyla Zana dans la prison Ulucanlar d'Ankara. Sur instruction du gouvernement, l'administration pénitentiaire lui a interdit l'accès de la prison. Elle a alors remis aux gardiens le bouquet de fleurs aux couleurs kurdes qu'elle avait apporté pour Leyla Zana. Dans une déclaration aux journaux et télévisons turcs présents sur place, Mme. Roth, a notamment déclaré: "Tant que mon amie Leyla Zana reste en prison pour délit d'opinion, je continuerai de revenir en Turquie et je me mêlerai des affaires internes de la Turquie car la défense des libertés et des droits de l'homme ne connaît pas les frontières des États". Auparavant, lors de la conférence de presse donnée à l'issue des travaux de la commission mixte, en présence de Mme. Çiller, elle avait critiqué celle-ci de ne pas avoir tenu ses promesses antérieures et de ne pas avoir mentionné le problème kurde qui est tout de même "l'un des problèmes principaux de la Turquie". Elle a également demandé à Mme. Çiller "comment, en tant que femme se disant laïque elle peut siéger dans un gouvernement où il y a un ministre d'État polygame ?". Cette question a provoqué la colère de Tansu Çiller qui a demandé aux Européens de ne pas intervenir dans les affaires intérieures de la Turquie. Cette passe d'armes entre deux femmes politiques très connues en Turquie a fait les délices des média qui, pour une fois, semblent témoigner plus de sympathie pour Claudia Roth. D'autant que depuis des années elle ne cesse de dire que la Turquie devra avoir toute sa place en Europe le jour où elle deviendra une véritable démocratie et qu'elle défend les droits des immigrés turcs en Allemagne.
Enfin, à Strasbourg, la Cour européenne a consacré, le 25 avril à 10h, une audience publique de près de 2h à l'affaire de Leyla Zana et de ses collègues ex-députés kurdes. Présidée par le juge allemand M. R. Bernhardt, cette haute juridiction de 9 juges, dont un Turc, de 4 substituts et de 2 assesseurs a d'abord entendu le délégué de la Commission européenne des droits de l'homme, M. I. Cabral Barreto. Ce magistrat a d'emblée souligné "la gravité exceptionnelle de cette affaire qui met en cause des députés élus du peuple, leur liberté d'expression, et les libertés parlementaires qui constituent le fondement même de la démocratie". Après avoir rappelé les faits, indiqué que les députés kurdes avaient été arrêtés par la police avant même que le décret de levée de leur immunité parlementaire ne soit publié dans le Journal Officiel et avant qu'ils n'aient pu faire usage de leur droit de recours devant la Cour constitutionnelle, le délégué a indiqué que les conditions d'arrestation et de détention au secret pendant une durée de 12 à 15 jours, selon les cas, dans les locaux de la Section anti-terroriste de la police étaient , de l'avis de la Commission, contraires à plusieurs paragraphes de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme dont la Turquie est co-signataire. D'autant que leur levée d'immunité ayant été votée par le Parlement sur la base des dossiers d'accusations du parquet, celui-ci était dès lors supposé détenir toutes les preuves à charge contre les députés et devaient de ce fait les déférer aussitôt devant un juge. Ce qui n'a pas été fait malgré deux demandes explicites des avocats. Quand on sait que pendant les 14 premiers jours de la garde-à-vue il n'y a eu aucun acte d'instruction, le prétexte d'une "durée de garde-à-vue excessive pour les nécessités d'une enquête longue liée au terrorisme" ne tient pas a ajouté le magistrat. Celui-ci a également rejeté l'argument du gouvernement turc tentant de faire accepter que les dérogations aux droits garantis par la Convention notifiées pour les provinces kurdes placées sous l'état d'urgence puissent s'appliquer aussi à Ankara, ce qui reviendrait, de fait, à placer l'ensemble de la Turquie en état d'urgence et y appliquer des lois suspendant les libertés fondamentales: "Cela est tout à fait inacceptable pour la Commission" a conclu le délégué de cette dernière.
A leur tour, les avocats de la défense, Mes Alatas, Charrière-Bournazel et Jacoby, ont évoqué les irrégularités entachant l'arrestation et la condamnation des députés kurdes pour des raisons d'opportunité politique. Me Alatas a indiqué que pendant les deux semaines de la garde-à-vue il n'avait pu voir ses clients que pendant 3 minutes, en présence de policiers, juste pour leur faire signer un recours devant la Cour constitutionnelle sur le problème de la levée irrégulière de leur immunité. "Si la loi turque avait été respectée, les députés ne devaient pas passer une heure en garde à vue car la décision de la levée de leur immunité supposait que le parquet avait déjà suffisamment de preuves de leur culpabilité. Il devait les déférer aussitôt devant un juge. Or, comme il s'agissait d'une décision politique, sans fondement juridique, visant à faire taire des opposants gênants, les députés ont d'abord été arrêtés et mis au secret, puis le parquet a écrit à tous les services de police et de l'armée leur demandant de trouver des pièces à charge pour un procès politique. Parmi ces témoins à charge mobilisés à la sauvette, on trouve le député S. Bucak, chef d'une milice privée, impliqué actuellement dans des affaires de meurtres extra-judiciaires et de trafic de stupéfiants, des repentis auxiliaires de la police et de la mafia" a notamment affirmé Me Alatas. De son côté, Me Daniel Jacoby a procédé à une analyse juridique rigoureuse des faits et des infractions à l'article 5 de la Convention commises par les autorités turques. Rappelant qu'en tant qu'observateur judiciaire international (Me Jacoby a été pendant plusieurs années président de la Fédération internationale des droits de l'homme), il avait assisté à des procès dans nombre de pays, Me Jacoby s'est dit particulièrement choqué par le caractère expéditif et caricatural du procès des députés kurdes. "La démocratie, la liberté d'expression qui en est le fondement, sont touchés dans leur essence même dans cette affaire et une sanction exemplaire doit être signifiée à l'État turc" a-t-il conclu. Dernier avocat de la défense, Me Charrière-Bournazel, a, dans un raccourci saisissant, déclaré "Mes clients élus par la population kurde pour défendre ses intérêts et ses revendications, ne sont coupables que d'avoir parlé. Car on a beau chercher, on ne trouve aucun fait délictueux à leur reprocher. Parler des Kurdes, défendre pacifiquement leurs droits constitue un délit selon la loi turque. C'est pourquoi, ces élus du peuple sont depuis plus de 3 ans derrière les barreaux. Eh bien, nous devons dire que la loi turque est non seulement injuste, mais elle est aussi illégale par rapport à la Convention européenne. Il faut sanctionner d'une manière exemplaire cette illégalité en condamnant l'État turc pour son infraction grave de la Convention et en l'obligeant à indemniser ces élus du peuple atteints dans leur liberté, dans leur dignité d'homme et dans leur honneur de parlementaire. Vous êtes la plus extraordinaire des cours. Si votre Cour existait il y a deux mille ans une petite femme méditerranéenne appelée Antigone n'aurait peut-être pas été condamnée. Vous pouvez aujourd'hui empêcher Leyla Zana et ses collègues de connaître le même sort".
La défense du gouvernement turc était assurée par des juristes turcs qui ont essayé de convaincre que ces députés kurdes défendaient, dans leurs déclarations, les mêmes opinions que le PKK, que cette organisation était qualifiée de terroriste en Turquie et dans plusieurs pays d'Europe et que ces députés devaient de ce fait être considérés comme "l'aile politique du PKK terroriste". C'est pourquoi le gouvernement turc les a jugés d'après les procédures et lois en vigueur dans les régions soumises à l'état d'urgence. Se rendant compte que cette argumentation déjà servie sans succès devant la Commission n'avait guère de chances de convaincre la Cour, la défense turque a consacré une grande partie de son temps à discuter des montants des dommages et intérêts réclamés, affirmant qu'ils étaient "excessifs" dans un pays où le salaire minimum est de 600F par mois et le salaire d'un haut fonctionnaire d'à peine 5.000F par mois. Les avocats turcs n'ont pas indiqué comment avec de tels salaires de misère les ministres turcs, le Premier ministre, les chefs de police et bien d'autres hauts fonctionnaires pouvaient, en deux ou trois ans, devenir multi-millionnaires en dollars!
Malgré des grèves dans les transports publics, de nombreux journalistes et simples citoyens, dont une forte délégation de la Fédération démocratique internationale des femmes, ont assisté à cette audience. Les femmes arboraient des portraits de Leyla Zana et elles ont remis à ses avocats 3000 nouvelles signatures de personnalités recueillies en Allemagne en faveur de sa libération. La Cour européenne des droits de l'homme rendra dans quelques mois son verdict concernant cette première partie de l'affaire des députés kurdes.
LA Turquie ne fera jamais partie de l'Europe". Cette déclaration vient de l'ancien Premier ministre belge et actuel président de l'influent Parti populaire européen (PPE) au Parlement européen, Wilfried Martens, qui avait réuni son groupe à Bruxelles le 4 mars dernier. A la différence des groupes de gauche au sein du Parlement européen qui, pour des raisons portant sur les droits de l'homme et la démocratie en Turquie, sont peu enthousiastes pour une entrée prochaine de la Turquie à l'Union européenne, c'est la première fois que les partis de droite réunis au sein du PPE déclarent à l'unanimité en termes on ne peut plus clairs que "la Turquie n'est pas candidate pour devenir un membre de l'Union européenne ni à court ni à long terme" et ce pour des raisons de "différence de civilisation". A cette réunion participaient également le Chancelier allemand Helmut Kohl, le Premier ministre espagnol Jose Maria Aznar, le Premier ministre belge Dehaene, le Premier ministre italien Romano Prodi et le président conservateur du Parlement européen, M. Robles. MM. Prodi et Kohl ont eux aussi approuvé les idées de M. Martens, sans pour autant exclure un étroit partenariat entre l'Europe et Ankara. Certains analystes estiment que les parlementaires européens centristes ont été particulièrement agacés par l'attitude du gouvernement turc menaçant ces derniers mois de bloquer, en usant de son droit de veto, l'élargissement de l'OTAN si l'on ne mettait pas à l'ordre du jour du sommet européen de Madrid l'adhésion prochaine de la Turquie dans l'Union européenne. Quant au leader de l'opposition portugaise, Marcelo Reblo de Sousa, qui lui aussi est membre du PPE, il a déclaré que "le PPE a refusé de céder face aux menaces turques" et qu'"une idée a prévalu lors de cette réunion: l'engagement de ne pas céder au chantage, quel qu'il soit" et d'ajouter "les droits de l'homme sont loin d'être respectés en Turquie. C'est insensé d'accepter un pays qui ne les respecte pas". Pour résumer l'idée régnante dans les institutions européennes, gouvernements et parlements compris, le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, a déclaré à la presse que "tout le monde est hésitant lorsqu'il s'agit de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne". Pour Hans van Mierlo, président en exercice du Conseil des ministres des Affaires étrangères, "la Turquie est loin de répondre aux normes de l'Union européenne". En fait, selon les commentaires de presse publiés après la réunion de ces grands partis démocrates-chrétiens, c'est le chancelier Kohl en personne qui serait le plus fermement opposé à l'adhésion de la Turquie. Celui qu'il y a encore peu passait pour l'avocat le plus influent de l'intégration de la Turquie au sein de l'Union européenne semble très déçu par les promesses de démocratie maintes fois répétées par les dirigeants turcs (Demirel, Çiller, Yilmaz) et jamais tenues. Il serait également excédé par les pressions américaines et par le chantage turc à l'élargissement de l'OTAN. "Ce pays, avec son système et ses moeurs politiques n'a pas sa place dans l'Union européenne" aurait-il déclaré au cours de la réunion de Bruxelles. Selon le Hürriyet du 6 mars, son principal conseiller, M. Bitterlich, dans un message communiqué au gouvernement turc, affirme notamment: "Nous disons tout clairement, il n'est pas possible que vous figuriez sur la photo de famille de l'Union européenne. Le chancelier Kohl considère la Turquie comme un pays asiatique abritant des tendances fondamentalistes". Du coup, le chancelier Kohl est devenu la bête noire de la classe politique et des média turcs. L'ami Kohl est devenu "un intégriste chrétien ennemi des Turcs" si l'on en croit la presse populaire turque. L'ancien vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères Murat Karayalçin, cité par le Milliyet du 13 mars, n'y va pas avec le dos de la cuiller: "Avant, c'était la Grèce qui était le fusilleur de l'Europe contre la Turquie, maintenant le tueur c'est Helmut Kohl". Conviant le 7 mars les ambassadeurs des pays de l'Union européenne à Ankara à un déjeuner, Mme. Çiller leur a déclaré que "le chancelier Kohl empêche notre entrée dans l'Union". Voilà donc le chancelier allemand rejoindre à son tour le camp bien fourni des "ennemis des Turcs" qui comptent des personnalités comme Mme. Mitterrand, Nelson Mandela, Lord Avebury, Sénateur Kennedy et plusieurs présidents de groupes parlementaires du Parlement européen qui, pour avoir critiqué la politique du gouvernement turc, sont désignés à la vindicte populaire par les média gouvernementaux turcs.
Commentant la prise de position des partis démocrates-chrétiens européens, le porte-parole du Département d'État Nicholas Burns, n'a pas caché "la déception et le pessimisme" de son gouvernement. "Nous allons poursuivre nos efforts pour l'intégration de la Turquie à l'Union européenne. Mais la tâche est très difficile car aucun dirigeant européen (ayant participé à la réunion de Bruxelles) n'est disposé à prendre la défense de la Turquie" a-t-il déclaré, le 11 mars à Washington. Quant aux autres groupes du Parlement européen, les conditions qu'ils posent à une éventuelle adhésion sont telles que celle-ci paraît peu probable dans un avenir prévisible. Le Conseil des ministres des Affaires étrangères réuni les 15 et 16 mars à Apecldoorn, aux Pays-Bas, a voulu rassurer Ankara que "la porte de l'Europe n'est pas fermée à la Turquie" mais s'est abstenu d'avancer la moindre promesse concrète.
De son côté, M. Klaus Kinkel, au terme d'une visite mouvementée à Ankara a affirmé que "la Turquie ne peut adhérer à l'Union européenne dans un avenir prévisible". Initialement prévue pour apaiser la crise qui se développe depuis quelques mois dans les relations germano-turques, la visite effectuée les 26 et 27 mars à Ankara par le ministre des Affaires étrangères d'Allemagne s'est déroulée dans un climat très tendu. La veille de son arrivée, le Premier ministre turc avait déclaré que les Européens devaient "avoir la tête basse parce que l'Europe n'a pas tenu ses promesses envers la Turquie" et que "M. Kinkel allait le sentir personnellement lors de sa visite". Ces propos rapportés par la presse turque et les agences internationales ont conduit le ministre allemand à envisager l'annulation de sa visite. A la suite d'un démenti formel publié par le ministère turc des Affaires étrangères, M. Kinkel a finalement décidé de maintenir cette "visite difficile" avec un retard de deux heures sur le programme initial, retard dû aux tractations de dernière minute entre les diplomates des deux pays. Dès son arrivée à Ankara, M. Kinkel a tenu à mettre publiquement les points sur les "i": "Je suis arrivé en Turquie la tête haute. En tant que ministre allemand et responsable de l'Union européenne, j'affirme qu'aucun Européen, et sûrement pas moi-même, ne baissera jamais la tête devant la Turquie". Ces propos, M. Kinkel les a répétés à plusieurs reprises, notamment devant la Commission des Affaires étrangères du Parlement et lors de sa conférence de presse commune avec Tansu Çiller, le 26 mars, et il a invité les dirigeants turcs à renoncer à "la diplomatie du mégaphone" et à "tenir leur langue".
Le ministre allemand, visiblement en colère par "l'accueil inamical" de ses hôtes turcs a néanmoins maintenu tous ses rendez-vous, y compris avec le Premier ministre Erbakan. Au terme de ces entretiens, il a tenu avec son homologue turc Tansu Çiller une conférence de presse au cours de laquelle il notamment déclaré : " Je ne suis ni sorcier ni apprenti-sorcier. Je suis considéré dans l'Union européenne comme défenseur de la Turquie. Mais il doit être clair pour tout le monde que la Turquie ne peut adhérer à l'Union européenne dans un avenir prévisible car elle doit auparavant régler le problème kurde, la question des droits de l'homme et le problème de Chypre. Elle doit régler aussi son différend avec la Grèce". Enfin prenant les dirigeants turcs à leur propre jeu sur la haute importance stratégique de leur pays, M. Kinkel a indiqué, non sans ironie, "la Turquie est un grand pays occupant une place importante entre les Balkans et l'Asie centrale, entre le Caucase et le Moyen-Orient. Pourquoi donc insistez-vous tant pour l'adhésion à l'Union européenne" avant d'ajouter: "Je dis: la Turquie appartient à l'Europe, sa vocation européenne est légitime mais elle doit d'abord régler ses problèmes pour pouvoir prétendre adhérer à l'Union".
Contrairement à M. Kinkel, le chancelier Kohl ne semble pas convaincu que la Turquie appartienne vraiment à l'Europe. Dans son numéro du 24 mars 1997, l'hebdomadaire Der Spiegel rapporte les propos suivants du chancelier "Dans les livres d'histoire et de géographie que nous avons étudiés à l'école on n'a jamais dit que l'Anatolie faisait partie de l'Europe". L'un de ses proches, le député conservateur Heinrich Lummer, écrit dans le journal Die Welt du 25 mars que "l'opinion selon laquelle l'inclusion de la Turquie dans l'Union douanière allait stopper les tendances fondamentalistes et islamistes en Turquie s'est révélée inexacte (..) Pour au moins quatre séries de raisons dont la question kurde, la nature corrompue du régime turc, le problème de Chypre et les risques pour notre identité et notre stabilité de la libre circulation de millions d'islamistes turcs. La Turquie n'est pas une candidate acceptable pour l'Union et nous devons résister aux pressions pro-turques des États-Unis".
Signe du sérieux de la crise germano-turque, aucun député du CDU du chancelier Kohl et aucun député du SPD, principale formation de l'opposition allemande, n'a accompagné M. Kinkel dans sa visite. Celui-ci a dû se contenter de la compagnie d'un député Vert et d'un député de son petit parti libéral. Côté turc, la mauvaise humeur s'est manifestée par l'absence du Premier ministre et de Mme. Çiller à la réception donnée, le 26 mars, par l'ambassadeur d'Allemagne à Ankara en l'honneur de M. Kinkel. Autre signe de tension: le chef d'état-major turc n'a pas donné suite à la demande de rendez-vous du ministre allemand qui, par réalisme, voulait exposer directement à ce général puissant, détenant l'essentiel du pouvoir en Turquie, les vues de Bonn sur les relations bilatérales. Prétexte avancé: le général Karadayi ne reçoit pas les dirigeants en visite, à l'exception des responsables américains. Il est en effet d'usage que chaque ministre ou ministre-adjoint américain de passage à Ankara rencontre longuement le chef d'état-major des armées turques, lequel lors de sa récente visite en Israël a également rencontré le président et le Premier ministre israéliens. Son adjoint, le général Çevik Bir, vient de son côté recevoir une délégation d'Anti Defamation League, l'une des organisations du lobby juif américain, devenu le principal défenseur du régime turc aux États-Unis. Le camouflet est d'autant plus rude pour M. Kinkel que dans la campagne menée ces dernières années sur la question des droits de l'homme en Turquie il apparaissait comme le ministre européen le plus indulgent vis-à-vis d'Ankara.
A réunion du 26 avril du Conseil de sécurité nationale (MGK) a marqué le point culminant de la tension qui se développe depuis plusieurs mois entre la haute hiérarchie militaire et la coalition gouvernementale à dominante islamiste. Cette réunion marathon qui a duré 8 heures, a fourni aux chefs militaires l'occasion de se faire les procureurs du Premier Ministre et de lui demander des comptes sur l'état d'exécution des décisions du 28 février du MGK, relatives à la répression des mouvements islamistes. Extraits du résumé des minutes de cette réunion paru dans le Milliyet du 28 avril. Le général Karadayi, chef d'état-major s'adressant au Premier ministre . "Les décisions que nous avons adoptées ont été publiées. Vous avez retardé leur signature d'une semaine, puis vous avez mis une autre semaine à réunir le Conseil des ministres. Une semaine de plus pour préparer une lettre demandant leur application, et encore une semaine pour la rédaction des décrets d'application. Nous savons bien que certaines décisions sont à long terme, mais on voit que vous avez du mal à vous résoudre à exécuter les décisions" (..). Le président Demirel intervient non pas pour secourir son Premier ministre admonesté, mais pour proposer la création d'un comité de suivi de l'exécution des décisions du MGK présidé par M. Erbakan. Alors, l'amiral Erkaya, chef de la Marine, passe à l'attaque. "Les décrets ont paru, c'est bien beau, mais il n'y a aucun résultat. Des hommes enturbannés circulent encore dans les rues. Ils circulent en pleine rue (..). Kadhafi affirme que vous êtes membre du commandement islamique populaire dont il est le chef. Et vous n'avez pas répondu aux questions qu'on vous a posé à ce sujet. Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Le Préfet de Nevsehir, Sinasi Kus, déclare qu'il ne pourrait pas appliquer les décisions et ce préfet reste toujours à son poste?" Le Premier ministre garde le silence, tandis qu'intervient à son tour le général Koksal, chef de l'armée de terre: "Le préfet d'Erzurum n'a pas fait le nécessaire pour la pièce de théâtre (critiquant l'armée)". Le ministre de l'Intérieur, Mme Aksener, se confond en excuses; " Le préfet n'a pas commis de faute dans cette affaire, il a saisi le parquet. La même pièce avait été jouée à Amasya aussi. Le préfet d'Amasya est un homme attaché à Ataturk. Notre président de la République le sait bien. Mais même ce préfet partisan d'Ataturk n'a pas remarqué cette pièce. Il n'y a pas d'arrière pensée. Nous serons dorénavant plus vigilants. Nous nous informerons par avance du contenu des pièces. De choses semblables ne se produiront plus. J'ai néanmoins diligenté une enquête contre ces préfets". (NDLR tous les membres de cette troupe théâtrale anti-militariste ont depuis été arrêtés et jetés en prison). Le ministre de la défense, T.Tayan, enfonce le clou : "Les procureurs ne font pas leur boulot". Mme Aksener : "Les décisions seront certainement toutes exécutées. Je me suis beaucoup battue pour que l'exécution de ces décisions ne soit pas perçue comme résultant du diktat de l'armée ou du MGK". Le général Koksal, dévisageant les ministres présents : "Les déclarations de certains députés partis en pèlerinage à la Mecque nous attristent. Nous réprouvons ces images. Ils veulent faire croire que l'armée est athée. Mais nous ne sommes pas l'armée grecque, l'armée algérienne, l'armée iranienne. Nous sommes l'Armée Turque! Monsieur le Premier Ministre, des déclarations affirmant que des augmentations des traitements des militaires ont été accordées pour nous faire taire sont-elles exactes?" Selon le Milliyet à ce moment l'air devint glacial dans la salle de la réunion. Erbakan qui n'avait pas ouvert la bouche jusque-là, comprend qu'il doit répondre à cette interpellation directe et s'efforce de se donner de la contenance : "Ni mon âge, ni mes croyances ne m'autoriseraient à tenir de tels propos. Je poursuis en justice le journal qui m'avait attribué ce genre de propos. Que ne m'avez-vous pas téléphoné pour connaître ma version des faits!" Mme Çiller tout en rassurant les généraux que toutes leurs décisions seront exécutées sans exception ni retard se risque à poser une question sur "les propos d'un de nos pachas" (NDLR il s'agit d'Osman Pacha, général commandant la gendarmerie d'Erzurum qui a récemment publiquement qualifié de "maquereau" le Premier ministre et le roi d'Arabie qui l'avait invité au pèlerinage de la Mecque). "Si ces propos enfreignent vos propres règles, que l'on fasse le nécessaire. S'ils ne les enfreignent pas, qu'on apporte des éclaircissements. Alors soyez, vous aussi, plus tolérants pour les déclarations des politiciens". (NDLR. Malgré la demande du ministre islamiste de la justice aucune poursuite n'a été engagée contre ce général qui a, au contraire, reçu des messages de sympathie et de félicitations de ses collègues).
A l'issue de cette réunion de 8 heures où il n'aura au total parlé que cinq minutes, M. Erbakan croit avoir pour le moment évité le couperet et dit à ses ministres la formule traditionnelle "que cela soit du passé" qu'on utilise pour ceux qui survivent à un accident, ou à une maladie grave ou qui viennent de passer une épreuve difficile. Le sursis semble cependant de courte durée. La crise semble proche de son dénouement provisoire. Elle aura eu au moins le mérite de montrer clairement à l'intérieur et à l'extérieur du pays qui commande en Turquie. Ce que à sa manière résume le président Demirel dans le Milliyet du 28 avril : "Le Conseil de sécurité nationale n'est pas un organe consultatif. D'après la Constitution il ne conseille pas le gouvernement, il lui notifie ses décisions. Les décisions du Conseil ne peuvent être débattues à nouveau. Une fois qu'elles sont prises, il appartient au gouvernement de faire le nécessaire pour leur exécution. Et on ne peut pas s'en remettre au Parlement. Si vous êtes au gouvernement, cela veut dire que vous disposez d'une majorité au Parlement. A vous de faire le nécessaire pour que les décisions du Conseil soient traduites en lois par le Parlement. Si vous ne voulez pas le faire, laissez la place à ceux qui sont disposés à respecter le système". En somme, dans le système turc, le Conseil de sécurité nationale dominé par les militaires joue le rôle qui était dévolu au Politburo dans le système soviétique.
LE colonel Alpaslan Türkes, chef du Parti d'action nationaliste, néo-fasciste, décédé le 4 avril à l'âge de 80 ans d'une crise cardiaque a été enterré à Ankara après des funérailles grandioses transmises en direct par les télévisions turques. Le président Demirel, le Premier ministre N. Erbakan, le vice Premier ministre T. Çiller, de nombreux ministres, les leaders de tous les partis politiques turcs, de nombreux députés et des centaines de milliers de nationalistes turcs ont participé à ces funérailles. Seuls les responsables kurdes et des intellectuels turcs libéraux et de gauche, ont refusé de prendre part à ces cérémonies à la gloire d'un homme qui toute sa vie a prôné la haine raciale, la violence et des idéaux fascistes. Chantre inlassable d'un "empire turc allant des Balkans à la muraille de Chine", Türkes était au cours de la deuxième guerre mondiale un propagandiste zélé du hitlérisme au sein de l'armée turque. Un rapport de la Gestapo, cité par le journal Le Monde du 6 avril, le décrivait comme "le Führer du panturquisme". En 1944, après la victoire des Alliés, il comparut devant un tribunal militaire pour "activités racistes et pro-nazies et apologie de Hitler". Après un an de prison, il réintégra l'armée où il poursuivit tranquillement sa carrière. L'état-major turc l'envoya en formation à l'étranger, notamment aux États-Unis où il passa 3 ans. On le retrouve en 1960 porte-parole de la junte militaire qui le 27 mai 1960 renverse le gouvernement civil légitime et envoie à la potence le Premier ministre Adnan Menderes et deux de ses ministres. La junte, où il joue un rôle important, met à la retraite d'office 300 généraux et plus de 700 colonels et commandants considérés comme " peu sûrs" car fidèles à la légitimité constitutionnelle. Selon le Hürriyet du 7 avril qui cite cet épisode, le Trésor turc ne disposait pas de dotation pour payer les indemnités de retraite de tant d'officiers; pour y remédier le colonel Türkes sollicite l'aide des États-Unis qui font un don spécial de 15 millions de dollars pour régler ce problème d'intendance. Cela alimente les rumeurs selon lesquelles le coup d'État était soutenu par la CIA. L'ultranationalisme et les ambitions démesurées du colonel Türkes finissent par inquiéter le chef de la junte, le général Gürsel, qui envoie en exil Türkes et 13 de ses partisans nommés à des postes diplomatiques en Asie et en Amérique du Sud. Dès son retour d'exil, en 1963, le colonel Türkes se lance dans la vie politique et mène campagne pour "l'union des Turcs du monde". Se faisant appeler Basbug (Führer), il prône "l'élimination des ennemis intérieurs empêchant l'union turque" et pour ce faire forme, avec la bienveillance, voire la complicité de certains secteurs de l'armée et de la police, des milices de combat appelées Bozkurt (Loups Gris). Cette appellation fait référence à l'histoire mythique des Turcs écrite sous Ataturk faisant descendre la race turque d'une louve de la non moins mythique vallée d'Ergenekon dans les monts Altay, aux confins de la Mongolie actuelle. Ces loups gris, recrutés généralement dans les universités et formés dans des camps spéciaux par des officiers à la retraite, sont utilisés comme auxiliaires de police contre les mouvements étudiants de gauche et contre des étudiants kurdes. Tant en Turquie qu'en Europe, Türkes n'hésite pas à afficher le caractère raciste et violent de son mouvement: "Nous devons exterminer les Kurdes, les Arméniens, les Arabes et les Juifs" déclare-t-il en 1976 à Berlin devant 2000 militants de son parti (cité par Le Monde du 6 avril 1997). Ces appels au meurtre ne font l'objet d'aucune poursuite judiciaire. Il devient même vice-Premier ministre entre 1975 et 1978 dans deux gouvernements de coalition dirigés par Demirel et comprenant également l'islamiste Erbakan. Il en profite pour faire entrer ses militants dans la police, les services de renseignements et l'Éducation nationale. Avec la complicité de l'État et l'argent de la drogue ses réseaux se structurent en Europe où l'un de ses militants, Mehmet Ali Agca, attente à la vie du Pape. Quand les partisans d'un État fort pour mettre au pas les mouvements de gauche et les militants kurdes mettent en oeuvre une stratégie de la tension pour préparer le terrain à l'intervention de l'armée, les loups gris sont largement mis à contribution pour assassiner des journalistes libéraux, des syndicalistes et des intellectuels. Cette violence fait de 1978 à 1980 plus de 5000 morts et sert de justification au coup d'État militaire de septembre 1980. L'armée qui dissout le Parlement, les partis, les syndicats et les associations fait arrêter 140 000 personnes. Parmi elles le colonel Türkes qui est poursuivi pour incitation au meurtre et constitution de milice armée. Le colonel déclare ne pas comprendre les raisons de sa détention. "Mes idées sont au pouvoir et on me met en prison" fait-il remarquer devant la Cour de sûreté de l'État. La peine capitale est requise contre lui, cependant il est condamné à 11 ans et passe quatre ans et demi en prison. En 1987 il reprend ses activités politiques (NDRL. Les militants kurdes condamnés à une peine de prison de plus d'un an pour délit d'opinion "séparatiste" sont déchus à vie de leurs droits politiques). Après l'éclatement de l'Union soviétique, le parti de Türkes et ses milices reconstituées de loups gris s'activent avec le soutien public d'Ankara. Le colonel Türkes accompagne les présidents turcs en visite dans ces républiques. Les loups gris sont impliqués dans une tentative de coup d'État contre le président azéri Aliyev, considéré comme "peu favorable" aux idées pan-turques. Mais l'essentiel des troupes des loups gris est recruté par l'État dans des "unités spéciales" (Ozel tim) opérant au Kurdistan, connues par leur sauvagerie contre les populations civiles kurdes. Lors des élections de décembre 1995, le parti de Türkes n'ayant pu franchir la barre des 10% n'a pas obtenu de sièges au Parlement. Cependant, il entretenait des relations étroites avec Mme. Çiller avec qui il avait pensé former une coalition électorale. Nombre de ses militants ont été élus sur les listes des deux principaux partis de droite, l'ANAP de Mesut Yilmaz et le DYP de Tansu Çiller. Du procureur général Nusret Demiral au tristement fameux chef de police Mehmet Agar, devenu ministre de l'Intérieur de Mme. Çiller en passant par le ministre d'État Ayvaz Gokdemir, nombre de ses partisans ont occupé de hautes responsabilités au sein de l'État turc. C'est sans doute la raison pour laquelle ce leader néofasciste et criminel qui dans toute démocratie digne de ce nom aurait été couvert d'opprobre, a reçu tous les honneurs officiels. Le Conseil des ministres a autorisé son enterrement au cimetière d'État où un mausolée sera érigé pour le Basbug (Führer) des Turcs, idole de ces loups gris qui continueront longtemps encore à troubler la paix et la cohabitation des Turcs et des Kurdes tant en Turquie qu'en Europe.
La Fondation allemande Konrad Adenauer a organisé une réunion à Ankara, le 3 mars dernier, portant sur la situation politique en Turquie et les possibilités de trouver une solution pacifique à la question kurde. La Fondation Adenauer a convié à cette réunion de nombreux parlementaires allemands et turcs. Les organisateurs ont mis l'accent sur la question kurde lors de cette réunion car selon eux "cette question touche à la fois la Turquie et l'Allemagne. Étant donné qu'il y a pas moins de 400 000 Kurdes sur une communauté turque vivant en Allemagne estimée à plus de 2 millions de personnes". La plupart des parlementaires allemands présents à cette réunion ont marqué leur préférence pour "une solution fédérale à la question kurde". S'exprimant au nom du groupe chrétien démocrate allemand (CDU), le parlementaire Karl Lamers a déclaré que le problème kurde "est le problème numéro un en Turquie et il intéresse de près l'Allemagne" et que "c'est une épine dans le pied de la politique turque à l'intérieur comme dans ses relations extérieures" avant d'ajouter: "la Turquie ne trouvera jamais une solution à ce problème en misant pour l'option militaire actuelle qui conduit uniquement à sa complication et au gaspillage d'énormes sommes d'argent, équivalent à 3% du PNB en Turquie". Un autre parlementaire allemand, Heriberd Blenz, en commentant le récent bras de fer engagé entre le gouvernement et l'armée, a déclaré que "dans une démocratie, les militaires n'ont pas à commander à une représentation élue mais doivent être soumis à celle-ci".
Par ailleurs, sept membres de la Commission des droits de l'homme de Bundstag viennentt d'effectuer une mission en Turquie. Dans une conférence de presse donnée le 15 avril à Bonn, les députés Schwaetzer, F. Duve et H. Lummer ont indiqué que les violations des droits de l'homme se poursuivaient et que l'existence et le fonctionnement des Cours de sûreté de l'État qui condamnent des gens pour leurs opinions étaient peu compatible avec un État de droit et que la démocratisation tant de fois promise par les dirigeants turcs n'étaient pas au rendez-vous.
Selon une étude du Swedish International Peace Research Institute, la Turquie a été, dans l'ensemble de la période de 1991-1995, le premier importateur mondial d'armes. Avec 8, 096 milliards d'achats d'armes dans cette période elle devance l'Égypte ($ 7, 138 milliards), le Japon ($ 7, 092 milliards), la Grèce ($ 5, 756 milliards), l'Inde ($ 5, 158 milliards), la Chine ($ 4, 747 milliards) et Israël ($ 4, 298 milliards). La Turquie possède la deuxième armée la plus nombreuse de l'OTAN (après celle des États-Unis) et la 9ème du monde. L'armée turque dispose d'environ 5000 chars, de 24 escadrons de bombardiers et 560 000 soldats (800 000 avec la gendarmerie et les forces paramilitaires). Selon le Hürriyet du 24 mars, la Turquie planifie l'acquisition pour 125 milliards de dollars d'armements dans le cadre de son projet de programmation militaire de 25 ans actuellement en cours de réalisation. Le conflit kurde et les tensions avec les pays voisins servent de justification à ce programme de surarmement qui n'a été soumis à aucun débat public. Ce programme bénéficie du soutien appuyé des États-Unis qui fournissent près de 85% des achats turcs d'armements. En 1997, le budget militaire turc s'élève à 5, 286 milliards de dollars. Outre ce budget "ordinaire", l'armée turque dispose aussi des ressources du Fonds de soutien à l'industrie d'armement alimenté par des prélèvements de taxes sur les ventes d'alcool, de tabac, et sur la loterie et autres jeux de hasard. Selon Hürriyet, ce fonds spécial a jusqu'ici rapporté à l'armée turque la somme de 6, 5 milliards de dollars et il devrait rapporter en 1997 environ un milliard de dollars.
Malgré les promesses du Premier ministre islamiste Erbakan d'abolir l'état d'urgence, en vigueur depuis 1987, son gouvernement vient, pour la deuxième fois, de le prolonger pour 4 mois. En effet, le Parlement turc a voté, le mercredi 26 mars, par 245 contre 176 voix la prolongation de l'état d'urgence dans 9 provinces kurdes de la Turquie. Les promesses électorales étant passées, M. Erbakan l'a appris à ses dépens, lors de la dernière réunion du Conseil de sécurité nationale, à dominance militaire, que c'est aux militaires que revient le dernier mot quand il s'agit du dossier kurde.
La branche stambouliote de l'IHD a lancé début mars une campagne d'affichage et de sensibilisation de l'opinion publique turque sur le sort de 140 prisonniers d'opinion. Ces derniers sont des intellectuels, écrivains, musiciens ou journalistes qui, en raison des idées exprimées dans leurs livres, chansons ou déclarations, ont été condamnés par les Cours de Sûretés de l'État turques. Cette semaine de sensibilisation a été inaugurée par un groupe d'écrivains de différents pays et nationalités qui sont venus à Istanbul pour soutenir leurs collègues turcs et kurdes et pour apposer leurs signatures au livre "La liberté d'expression" déjà co-édité par plus de mille écrivains locaux. Par ailleurs, le journaliste turc Ertugrul Kurkcu a été condamné, vendredi 14 mars à Istanbul, à dix mois de prison avec sursis pour avoir "diffamé et insulté les forces de l'ordre" en traduisant le rapport de Human Rights Watch sur la répression dans les provinces kurdes en Turquie. La Cour a également ordonné la saisie du rapport et condamné l'éditeur turc, Mme. Ayse Zarakoglu, à une amende symbolique de 12 dollars. Le rapport affirme que les armes de l'OTAN, notamment celles fournies par les États-Unis, jouent un rôle-clé dans des violations des règles de guerre par les forces de sécurité turques dans la guerre du Kurdistan.
Dans le cadre de cette semaine d'information et de sensibilisation, l'IHD a rendu public, le 11 mars, son bilan mensuel des violations des droits de l'homme en Turquie du mois de février. Au cours de ce mois 22 journalistes ont été gardés-à-vue, 4 ont été victimes de la torture et des violences physiques, 3 livres et 10 journaux et magazines ont été saisis, 3 radios locales interdites, 45 citoyens ont été écroués pour délit politique, 5 sont portés disparus.
Par ailleurs, le 20 mars, la justice turque condamne la chaîne Kanal D à trois jours d'interdiction d'antenne pour diffusion d'un reportage, filmé par une caméra cachée, sur le harcèlement sexuel d'une jeune femme par un médecin-colonel à l'hôpital de l'Académie médicale militaire Gulhane d'Ankara. Cette émission avait, selon le quotidien Milliyet du 21 mars, avec 42% des parts du marché, battu les records de l'audimat. La chaîne privée Show TV a été condamnée à 24h d'écran noir pour avoir diffusé un reportage avec l'épouse du médecin-colonel incriminé et avec la jeune femme victime de l'harcèlement. Selon le quotidien Hürriyet du 22 mars, le Conseil turc a jusqu'ici prononcé 65 interdictions de diffusion et 247 avertissements. Le journal rappelle qu'en Turquie "la liberté d'expression est prise en étau par 152 lois et 6 décrets" et qu'à la suite de ces interdictions et contraintes, à l'heure actuelle 87 journalistes, dont 28 femmes, sont en prison pour délit d'opinion.
Cette Commission instituée à la suite de la révélation, dans l'accident de Susurluk, des liens entre la mafia, la police et certains secteurs de l'État a rendu public, le 4 avril, son rapport. Le texte de 350 pages qui comporte 75000 p. d'annexes a été remis la veille au président du Parlement turc. Sur les faits eux-mêmes, le rapport décrit, parfois avec force détails, les divers gangs agissant au sein de l'État, en particulier au sein de la police, en liaison avec des organisations de la mafia et des Loups gris du colonel Türkes. Il parle également de "détournement de trillions de livres turques et du pillage des terrains de l'État" par ces gangs. Il mentionne "l'évasion étrange" des criminels endurcis des prisons et leur utilisation par les divers services de police, lesquels ont également fourni toutes facilités (passeports, transports) à des barons de la drogue. Les règlements de compte entre les services de police sont également mentionnés. Mais, comme le fait remarquer le Turkish Daily News du 5 avril, le rapport reste silencieux sur les questions du blanchissement de l'argent de la drogue, des meurtres en série des hommes d'affaires kurdes, sur le rôle des services turcs dans l'évasion d'une prison suisse du chef mafieux A. Çatli, sur les nominations à des hauts postes, y compris ministériels, des personnes ayant, selon les rapports mêmes des services secrets turcs (MIT) de liens étroits avec la mafia. Au niveau des responsabilités politiques, les rapporteurs se contentent de montrer du doigt le député Sedat Bucak du DYP de Mme. Çiller, chef d'une milice privée, et l'ancien ministre de l'Intérieur, Mehmet Agar, et demandent la levée de leur immunité parlementaire et leur jugement. Ils s'abstiennent d'évoquer l'implication du couple Çiller et de certains généraux incriminés par plusieurs témoins ayant déposé devant la Commission. En somme, les rapporteurs, issus dans leur majorité des partis de la coalition gouvernementale, désignent des boucs émissaires de second rang et épargnent les véritables responsables des actions criminelles commises au nom de l'État. L'ex-ministre M. Agar a d'ailleurs réagi en indiquant qu'il avait agi dans le cadre strict des décisions du Conseil de sécurité nationale. "Allez lui demander des comptes si vous le pouvez" a-t-il lancé à ses détracteurs. " L'affaire sera donc, selon toute vraisemblance, enterrée. Pour empêcher un tel enterrement, des organisations de la société civile ont lancé une nouvelle campagne d''une minute de ténèbres pour faire la lumière sur les scandales". Le chef du principal parti d'opposition, Mesut Yilmaz, qualifie le rapport parlementaire de "conte pour enfants". De cette tentative manquée d'opération "mains propres" restera sans doute de profondes tensions entre les divers services de police et les services de renseignements de la gendarmerie (JITEM) qui en dévoilant partiellement les actions criminelles et les meurtres commis par leurs concurrents dans l'espoir de se dédouaner ont surtout réussi à montrer jusqu'à quel point l'appareil d'État est gangrené par les gangs, la mafia et les crimes perpétrés en toute impunité au nom de la "défense de la patrie contre le séparatisme".
La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), un organisme chargé de conseiller le gouvernement français sur la question des droits de l'homme, a dénoncé, jeudi 10 avril, "l'utilisation quasi-systématique de la torture dans les commissariats" en Turquie et la progression continuelle du nombre des "exécutions extrajudiciaires des disparitions" et "l'impunité des tortionnaires". La CNCDH demande de "façon urgente" au gouvernement "de tout mettre en oeuvre pour obtenir des autorités turques que leurs engagements répétés en matière de protection des droits de l'homme soient enfin respectés". Elle demande à la France d'agir avec ses partenaires européens pour que "la Turquie assume pleinement ses obligations d'Etat-membre du Conseil de l'Europe" et notamment qu'elle "veille au plein respect des arrêts" de la Cour européenne des droits de l'homme rendus à son encontre et à diffuser cette jurisprudence en Turquie.
De son côté, le Comité de surveillance de la torture de l'Association des droits de l'homme de Turquie, dans une conférence de presse donnée le 26 mars à Ankara, affirme qu'en 1996, 2022 citoyens turcs ont été torturés à Istanbul. Selon ce Comité, on compte 83 enfants parmi ces victimes recensées de la torture dans la ville d'Istanbul. "Six détenus sont morts en prison sous la torture, 331 des 2022 citoyens torturés ont fait établir des certificats médicaux constatant la réalité et les traces des sévices qui leur ont été infligés" indique le Comité. Les executions sommaires se poursuivent également.
Ainsi, deux enfants âgés de 12 et 13 ans de la famille Adsiz ont été abattus dans le village Arica, dans la province d'Urfa. Selon Hüseyin Adsiz, oncle des deux jeunes victimes, cité par les quotidiens Hürriyet et Özgur Politika du 8 mars: "Les deux enfants jouaient sur le pont du village lorsque, vers 19h30 une patrouille militaire suivie de 3 chars ont avancé en leur direction. Prenant peur, ils se sont mis à courir vers le village. Les militaires ont tiré sur eux alors qu'il était impossible qu'ils ne sachent pas que c'étaient des enfants. En entendant les tirs, tous les habitants du village ont accouru vers le lieu du drame mais les militaires nous ont empêchés de nous en approcher jusqu'à 22h30. Ils ont menacé de nous passer tous par les armes. Une fois que le procureur est venu et a constaté la mort des deux enfants atteints d'une dizaine de balles nous avons pu aller les voir. C'était trop tard. Nous allons porter plainte, mais sans illusion".
De même, deux bergers kurdes ont été abattus à bout portant le 5 avril par une patrouille d'unités spéciales de l'armée turque près du village Sureven du district d'Igdir, près du Mont Ararat. Les deux bergers, Halis et Ali Karatas, faisaient paître leur troupeau lorsque vers 8h du matin la patrouille turque a tiré sur eux les blessant mortellement. Deux autres bergers ont pu s'enfuir à temps. Selon le quotidien Özgür Politika du 7 avril qui donne cette information, les 150 moutons du troupeau ont été pillés par les soldats. Près de six mille habitants du district ont participé aux funérailles de ces deux bergers en scandant des slogans accusant l'État de ce double meurtre.
Par ailleurs, le 3 avril, Mme Halim Onen a annoncé la mort sous la torture de son mari Mehmet Sirin Onen qui s'était évadé le 8 mars de la prison d'Iskenderum. Le 14 mars, la police anti-terroriste de Mersin avait informé sa famille qu'il avait été tué au cours d'affrontements avec l'armée. Se rendant à la morgue Mme Onen a constaté que son mari avait été sauvagement torturé. "Ses bras et ses jambes étaient broyés, ses deux oreilles coupées, ses dents brisées, la peau de ses mains et de ses cuisses écorchée. Son dos et son ventre étaient transpercés. Il avait manifestement été achevé sous la torture" a déclaré Mme Onen, mère de 4 enfants, au quotidien Özgür Politika du 4 avril.
Le 6 avril, deux cadavres incinérés ont été trouvés près du pont de Zengol, dans la province de Bitlis. Il s'agissait de deux hommes âgés de 40 et 22 ans environ. Deux jours plutôt, un autre cadavre incinéré avait été trouvé près de la ville de Kozluk. Les autorités judiciaires n'ont pas jugé nécessaire de procéder à des identifications pour savoir s'il s'agit de citoyens portés "disparus".
C'est ce qu'a révélé, le 13 mars, Osman Ak, le directeur technique du Service des renseignements de la Direction générale de la Sûreté, à une Commission parlementaire instituée à la suite de la plainte de l'ancien Premier ministre M. Yilmaz. Ce dernier s'était plaint que tous ses téléphones avaient été mis sur table d'écoute et demandé une enquête parlementaire sur les écoutes téléphoniques. Déposant devant la Commission parlementaire d'enquête, M. Ak a révélé que son service avait investi la coquette somme de 120 millions de dollars dans l'acquisition de 30 systèmes d'écoute téléphonique américains très sophistiqués de façon à équiper tous les 30 centraux téléphoniques du pays. Chaque système peut écouter un million de téléphones. "La vente de ces systèmes est très réglementée. Il ne suffit pas avoir de l'argent pour les acquérir. Nous avons convaincu les Américains qu'ils seraient utilisés pour surveiller les relations de la terreur avec le trafic international de stupéfiants" a indiqué le directeur technique de la Sûreté qui a ajouté que son service employait 4000 fonctionnaires dans 80 provinces de Turquie et que 2000 de ces agents avaient été formés à l'étranger. De son côté Osman M.Ayvali, directeur technique de Turkish Telekom, a déclaré que depuis la décision de la Cour de Sûreté de l'Etat d'Ankara autorisant des écoutes non nominales ni motivées dans l'ensemble du pays, son entreprise se trouvait hors circuit. "La Sûreté peut, sans nous demander notre avis, brancher son système d'écoute sur un central et écouter, si elle le veut, le million de téléphones connectés à ce central. Nous n'y sommes pour rien et nous n'y pourrions rien" a ajouté M. Ayvali qui a souligné que "cette technologie très avancée permet aussi d'écouter les téléphones portables gérés par des opérateurs privés".
La Fondation de solidarité avec les femmes kurdes et de recherches sur les femmes (K. Ka-Dav) a été créée officiellement le 16 mars, à Istanbul. Prenant la parole, à l'occasion de la cérémonie d'inauguration, devant une audience de femmes kurdes, dont la plupart ont émigré à Istanbul à la suite de la politique de destruction et d'évacuation de villages pratiquée par l'armée dans la guerre du Kurdistan, la présidente de la fondation, Mme. Baran, s'est exprimé dans les termes suivants: "les femmes kurdes font l'objet d'une répression et d'une violence accrues, plus particulièrement celles issues du milieu rural dans le Sud-Est". Elle affirme que sa fondation se fixe comme objectif de venir en aide à ces femmes. "Les femmes émigrées kurdes (dans les métropoles turques) sont confrontées à d'autres problèmes dans les grandes villes. Un grand nombre d'entre elles sont privées d'instruction, ont un problème de communication (en langue turque) et de chômage" a encore ajouté Mme. Baran. Parmi les autres objectifs que s'est fixés cette fondation: conduire des recherches sur le sort des femmes en Turquie; mettre sur pied un centre de documentation; assurer une permanence juridique et mener des recherches sur les viols dans les régions kurdes, pratiqués par les troupes turques et les protecteurs de village, comme moyen de guerre.
La Fondation kurde pour la recherche et la culture (Kürt-Kav), basée à Istanbul et légalement enregistrée et reconnue, vient de recevoir une réponse négative à sa demande d'autorisation d'enseignement d'un cours privé de la langue kurde dans ses locaux. Sollicitée par de nombreux Turcs et Kurdes de seconde génération désireux d'apprendre le kurde, Kürt-Kav avait présenté le 20 août 1996 une demande d'autorisation à la Direction départementale de l'Éducation nationale d'Istanbul. Celle-ci, par une lettre datée du 20 février mais notifiée deux mois plus tard à Kürt-Kav, indique qu'en raison de la "circulaire n° 0541 du 17-10-1989 du Premier Ministre, il n'est pas possible d'autoriser de tels cours". La fondation kurde dont les statuts, approuvés par l'État, prévoient explicitement l'enseignement de la langue kurde, avait, selon son président Yavuz Çamlibel, dépensé 2 milliards de livres turques (environ 120.000 F) pour aménager des salles de cours. Elle avait engagé des professeurs de langue et inscrit des élèves pour ces cours qui devaient débuter le 26 avril. Le gouvernement turc en a décidé autrement mettant une fois de plus à mal sa propagande à usage externe affirmant que "la langue kurde est librement utilisée en Turquie". En fait, dans ce pays on peut apprendre et enseigner toutes les langues que l'on veut, sauf le kurde qui est la langue de près du tiers de la population du pays et qui à l'orée de l'an 2000 reste toujours une langue interdite.
EN 13 ANS ET MENACE LES PAYS QUI SOUTIENNENT LE PKK. Dans un briefing de presse donné le 29 avril à Ankara, le général Çetin Dogan, membre de l'état-major de l'armée turque a affirmé que depuis 1984 "32.000 rebelles kurdes ont été neutralisés, parmi lesquels, près de 20.000 ont été tués dans des affrontements". Un autre chef militaire, le général Kenan Deniz, chef du département de sécurité intérieure de l'état-major des armées, a indiqué que près de 1300 militaires avaient été tués en 1995 et 1996, mais il n'a pas communiqué le bilan total des pertes militaires depuis 1981. Selon lui, le coût des opérations militaires contre le PKK s'élève à environ 4 millions de dollars par jour, soit près de 1,5 milliards de dollars par an. (Des estimations tenant compte des salaires versés aux diverses forces paramilitaires, aux polices parallèles, à leurs équipements, et des autres postes de l'économie de guerre évaluaient le coût total de la guerre du Kurdistan à 8 milliards de dollars en 1994). L'armée turque évalue à "près de 2 milliards de dollars par an le revenu annuel du PKK".
Lors de ce briefing, un haut responsable militaire a brandi la menace d'un conflit armé avec les pays voisins. "A moins que les méthodes politiques et économiques ne marchent, la Turquie devrait prendre en considération la possibilité d'user de la force contre les pays qui soutiennent le terrorisme séparatiste", a, selon l'A.F.P., déclaré ce général qui a souhaité garder l'anonymat. Il s'est refusé à nommer les pays auxquels il faisait allusion, mais auparavant, durant le briefing, d'autres chefs militaires turcs avaient cité l'Iran et la Syrie comme États soutenant le PKK. "L'Iran soutient logistiquement le PKK et apporte également son soutien aux organisations musulmanes intégristes" a affirmé le général Deniz. Selon lui, "il y a actuellement 500 à 600 militants armés du PKK en territoire iranien" et "la Syrie abrite le chef du PKK (Abdullah Öcalan) dans ses bases militaires". Le nom de la Grèce a également été cité parmi "les pays soutenant le terrorisme". L'amiral Mustafa Orbey, chef du département Turquie-Grèce de l'état-major, assistait ostensiblement à ce briefing.
L'hypothèse d'un conflit armé avec un pays voisin pour masquer la crise profonde qui mine la Turquie et créer un climat d'union nationale commence à être sérieusement évoquée par des commentateurs de la vie politique turque.
C'est ce qui ressort d'une étude réalisée en 1996 par l'organisation nationale de planification (DPT). Cet organisme officiel fixe à 64 millions de livres turques ($ 484 ) par an et par habitant le seuil en dessous duquel une personne est considérée comme pauvre car disposant de revenus insuffisants pour notamment satisfaire ses besoins de 2450 calories par jour. 32 millions de citoyens de Turquie, sur une population estimée actuellement à 64 millions, vit en dessous du seuil de pauvreté. La situation est particulièrement dramatique dans les provinces kurdes. Selon l'auteur de cette étude, R. Dumanli, cité par le Milliyet du 15 avril, à Diyarbakir sur une population recensée de 1. 250. 000 habitants 80% vivent nettement en dessous du seuil de pauvreté. 500 000, d'entre eux, soit 40% de la population de la capitale kurde, "souffrent de la famine" indique l'expert turc R. Dumanli car ils disposent à peine de 19 à 28 millions de livres par an et par habitant ($ 174). Le revenu annuel per capita était, en 1995, de $ 2780 en Turquie mais en raison d'inégalités graves dans la répartition des richesses une minorité en accapare l'essentiel. Cependant la Turquie est présentée par la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du Commerce comme un pays "dynamique"; puisque le volume de ses échanges a augmenté de 11% dans la période de 1990-1996. De son côté, le FMI dont une mission vient de séjourner en Turquie, a indiqué, le 15 avril, que le déficit budgétaire turc pour le premier trimestre de 1997 s'élevait à 415 trillions de livres.