tags: N° 150-151 | septembre-octobre 1997
LE nouveau gouvernement turc vient de lancer une vaste offensive diplomatique en Europe afin d'obtenir que la Turquie ne figure parmi les candidats officiels à l'Union européenne. Début septembre, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jacques Poos, dont le pays assure la présidence tournante de l'Union européenne, a effectué une visite mouvementée à Ankara. Au cours de ses entretiens avec le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères turcs, il a réaffirmé la position européenne sur une éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Les trois conditions restent inchangées: droits de l'homme, le problème chypriote et la question kurde. Sur ce dernier point, M. Poos a affirmé que la Turquie doit trouver "une solution politique à la question kurde" et reconnaître une "autonomie culturelle kurde". Ces propos ont provoqué un tollé en Turquie. Le rédacteur en chef de Turkish Daily News, I. Çevik, écrivait, le 3 septembre, dans son journal qu'"il semble que personne n'a dit à Poos à quel point les Turcs sont susceptibles sur la question d'une (solution politique) ou peut être il a tout simplement tenu ces propos pour déranger ses hôtes". Après cette visite du ministre luxembourgeois à Ankara, le ministre turc des Affaires étrangères, I. Cem, est venu à Paris pour rencontrer son homologue français, H. Védrine, ainsi que le ministre d'État chargé des Affaires européennes, P. Moscovici. Paris, sous le gouvernement de droite, avait fortement appuyé la candidature d'Ankara à l'Union douanière avec l'UE, mais depuis la signature de ce traité les gouvernements des deux pays ont changé. Les nouveaux ministres socialistes se sont contentés de placer la visite de M. Cem dans le cadre d'une prise de contact et d'échange d'informations. Au cours de ces entretiens, M. Védrine a évoqué la question des droits de l'homme et le problème kurde en Turquie et il a demandé, au nom de son gouvernement, la libération de Leyla Zana. Le lendemain, M. Cem a écouté les ambassadeurs turcs en poste en Europe occidentale qui ont tous souligné la nécessité de faire des progrès sérieux dans les domaines de la démocratie et des droits de l'homme pour espérer une amélioration de l'image du régime turc auprès de l'opinion européenne. Le ministre turc s'est contenté de déclarer à l'issue de cette visite, apparemment peu fructueuse de son point de vue, que "l'adhésion à l'Union européenne est toujours souhaitable mais ce n'est pas une question vitale. Le refus de l'Europe ne va pas entraîner la fin du monde. Nous pouvons chercher des alternatives avec les grands blocs économiques comme la Chine et l'Inde". Propos repris en des termes similaires par le président turc Demirel en visite à Budapest pour qui "Si la Turquie reste à l'extérieur de l'Europe, ce ne sera pas la fin du monde" . Quant au ministre allemand des Affaires étrangères, Klaus Kinkel, dont le pays entretient d'étroites, mais difficiles, relations avec la Turquie, il a conseillé à la Turquie de "faire ses devoirs" afin d'adhérer à l'Union européenne. Dans une interview accordée, mardi 9 septembre, au quotidien turc Yeni Yüzyil, M. Kinkel a affirmé que "les droits de l'homme, la question kurde et les problèmes économiques sont les principaux "devoirs" de la Turquie". M. Kinkel avait déjà tenu des propos analogues lors de sa visite en mars dernier à Ankara et ajouté que l'adhésion de la Turquie à l'UE "n'était pas prévisible dans un proche avenir". Dans son interview à Yeni Yüzyil, M. Kinkel a souhaité que la Turquie "préfère toujours l'Occident". "Nous insistons maintenant, a-t-il dit, sur la formule: l'Union douanière et plus. Il faut voir ce que nous pouvons ajouter à l'Union douanière".
De son côté, le Premier ministre Mesut Yilmaz a effectué, du 30 septembre au 1er octobre, une visite officielle à Bonn où il a notamment été reçu le chancelier Helmut Kohl. Les deux chefs de gouvernement se sont entretenus durant deux heures, passant en revue divers sujets concernant les deux pays -la question sensible étant la candidature de la Turquie à l'Union européenne - Selon M. Yilmaz l'Allemagne, longtemps hostile à l'entrée d'Ankara dans la communauté, aurait, à cette occasion, déclaré soutenir le gouvernement turc dans sa démarche; les Turcs doivent renoncer, en échange, à la liberté de circulation accordée aux citoyens européens dans le cadre du traité de Maastricht. Le Premier ministre n'a pas manqué d'ajouter que cette exigence était temporaire et que ce point serait revu ultérieurement, après l'accession de la Turquie dans l'Union. D'autre part, M. Yilmaz s'est engagé à améliorer non seulement la situation économique, mais également la question des droits de l'Homme et la démocratisation du pays qui jusqu'alors faisaient obstacle à la candidature turque. Le chancelier Kohl a de plus souligné une nécessaire amélioration, pour l'avenir, des relations gréco-turques, faisant référence à ce propos au problème chypriote. Au cours d'une conférence de presse, le Premier ministre Yilmaz a fait part de sa satisfaction et a souligné que la décision finale sera prise lors du sommet de Luxembourg réunissant les quinze pays de l'Union au mois de décembre prochain.
La presse turque a qualifié de "grande victoire" la visite à Bonn de M. Yilmaz, tandis que les commentateurs allemands sont restés plus prudents. Poursuivant son offensive européenne, le Premier ministre turc s'est entretenu le 17 octobre à Paris avec le président Chirac qui, selon la presse turque, lui aurait promis "tout son soutien".
Dans une interview accordée à cette occasion au quotidien français Libération du 18 octobre, M. Yilmaz se fait modeste et cite parmi les obstacles sur la voie de l'Union, "le règlement du problème du Sud-Est ou ce que vous appelez la question kurde". Son discours est, en résumé, "après nous avoir accepté dans l'Union douanière, acceptez-nous, tels que nous sommes, dans la Conférence européenne, pour les problèmes que vous citez comme obstacles, nous verrons plus tard; le jour où nous les aurons réglés, nous entrerons de plein droit dans l'Union".
De son côté, M. Bülent Ecevit, vice-premier ministre turc, a effectué le 14 octobre, une visite officielle en Suède. A l'issue d'un entretien avec le Premier ministre suédois Goran Persson, M. Ecevit s'est déclaré satisfait, en affirmant que la Turquie était soutenue par la Suède, pour sa candidature dans l'Union européenne. Cependant il a ajouté que la Suède attendait une amélioration des droits de l'Homme en Turquie et que "la Suède a bon espoir que le gouvernement actuel agisse en ce sens".
Cela dit l'accueil réservé à M. Ecevit à sa sortie, était tout autre. Chahuté par des manifestations kurdes, il a été malmené par des Turcs également. L'un deux, Yasar Tektas, président de la Fédération des associations ouvrières turques, a, au cours d'une réception organisée à l'ambassade, exprimé son mécontentement en disant "Nous avons honte d'avoir la nationalité d'un pays qui emprisonne ses journalistes, matraqués par la police". D'autres personnalités turques ont rappelé au vice-premier ministre la nécessité d'un dénouement rapide de l'affaire de Susurluk. Lors d'une conférence à l'Institut suédois de politique étrangère, M. Ecevit a été interpellé par un enseignant kurde: "Je suis suédois d'origine kurde. J'enseigne le kurde dans les écoles suédoises. Si je vais en Turquie est-ce que je peux enseigner ma langue aux enfants de Diyarbakir? On vient d'inaugurer une bibliothèque kurde à Stockholm. Peut-on en ouvrir une à Diyarbakir aussi? " Visiblement irrité par ces questions, M. Ecevit a récité sa litanie habituelle: "il n'y a pas de problème kurde en Turquie, il n'y a qu'un problème de terrorisme et de sous-développement économique".
Après son périple suédois, M. Ecevit s'est rendu en visite officielle, le jeudi 16 octobre, en Finlande. Au cours de son entretien avec M. Lipponen, le premier ministre finlandais, M. Ecevit a déclaré avoir obtenu le soutien de la Finlande pour la candidature turque dans l'Union européenne. Cela dit la Turquie a de nouveau été rappelée à l'ordre par Helsinki pour qu'elle cesse ses violations incessantes des droits de l'Homme.
Pendant ce temps, à Bruxelles, la Commission du budget du Parlement européen a décidé de suspendre une aide financière de 60 millions de dollars accordée dans le cadre de l'Union douanière, à la Turquie.
D'après des sources diplomatiques, cette décision a été prise eu égard les résolutions du Parlement européen, datées du 15 juillet 1996 et du 19 septembre 1996, exigeant d'une part des améliorations en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie, mais aussi le respect des frontières européennes, et un engagement concret vers une solution au problème chypriote.
LE processus de paix dit d'Ankara engagé sous le parrainage des États-Unis, de Grande-Bretagne et de la Turquie pour réconcilier le Parti démocratique du Kurdistan de Massud Barzani et l'Union patriotique de Jalal Talabani engagés depuis mai 1994 dans une sanglante lutte pour le pouvoir a connu un nouvel échec. Après une réunion à Ankara, début septembre, des délégations des deux partis kurdes qui n'a permis aucune avancé, une réunion de dernière chance s'est tenue les 6 et 7 octobre à Londres où selon les Américains et les Britanniques des " progrès substantiels " ont été enregistrés.
Le PDK a accepté de prendre à sa charge le paiement des salaires des fonctionnaires et employés de la zone de l'UPK, d'assurer le libre passage à travers son territoire des dirigeants de l'UPK vers la Turquie ainsi que la libre circulation des camions vers les zones sous contrôle de l'UPK. Après "ces mesures de confiance" il était prévu de discuter des mesures de transition avant l'organisation des élections sous contrôle international pour départager les deux parties rivaux.
L'UPK a, pour sa part, exigé le partage immédiat "des revenus des douanes " perçus par le PDK à la frontière turco-irakienne et la mise en place d'un gouvernement de coalition paritaire. N'obtenant pas de satisfaction sur ces exigences ne figurant pas à l'ordre du jour de la réunion convenu par toutes les parties et considérant sans doute que le PDK était déjà affaibli par des affrontements l'opposant depuis le 25 septembre au PKK, Jalal Talabani a déclenché, le 13 octobre, une offensive militaire d'envergure baptisée "tempête de la vengeance" contre les position du PDK.
Des affrontements très meurtriers ont en lieu entre les forces du PDK, soutenues par la Turquie et celles d'une coalition regroupant l'UPK, le PKK et quelques autres formations mineures bénéficiant du soutien de l'Iran. Dans certaines localités kurdes irakienne proches de la frontière iranienne passées sous le contrôle de ce que les media du PKK ont appelé "l'Union des forces nationales" des "sous-préfets" du PKK ont été nommés. La Turquie qui menait depuis fin septembre des opérations militaires dans la région, avec une force d'intervention de 20.000 hommes soutenue par des blindés et par l'aviation, a bombardé des zones sous contrôle conjoint de l'UPK et du PKK faisant des dizaines de morts. Des chars turcs ont avancé jusqu'à quelques dizaines de km d'Erbil, capitale provinciale.
Le 23 octobre, l'UPK a accusé la Turquie de prendre parti dans le conflit inter-kurdes. Pour la première dans ce conflit les partisans de Talabani ont utilisé des missiles, de provenance iranienne, contre la ville de Salahaddine, quartier général de M. Barzani. Les États-Unis ont soutenu la version turque des événements tout en exerçant des pressions sur les belligérants kurdes irakiens pour mettre un terme à leurs affrontements.
Finalement les deux parties ont accepté de déclarer un cessez-le-feu dans les derniers jours d'octobre, lequel a souvent été violé. Le PDK a récupéré ses positions perdues. Après des affrontements ayant fait plusieurs centaines de morts les deux partis se retrouvent au même point et conviennent, pour la énième fois, de la nécessité de régler leurs contentieux par voie de négociation sous l'égide américain. Seul changement concret : le PKK a été largement éliminé des zones sous contrôle du PDK et M. Barzani insiste sur le fait que tout accord avec l'UPK doit inclure une clause interdisant toute présence militaire du PKK dans le Kurdistan irakien.
L'Irak est resté cette fois-ci neutre dans les affrontements inter-kurdes se payant même le luxe d'appeler les deux partis à venir se réconcilier à Bagdad. Désespérée par les conflits fratricides, la population civile essaie, par tous les moyens, de fuir vers l'étranger.
LE général Erol Özkasnak, secrétaire général du tout puissant Conseil de sécurité nationale turc, a, le 8 septembre convié les principaux journalistes turcs à un cocktail au cours duquel des hauts commandants turcs ont distillé le message suivant à destination de l'opinion publique: "Le péril islamiste conserve toute sa gravité; les mesures prises par le nouveau gouvernement restent très insuffisantes; la justice n'est pas assez rapide pour sévir contre les menées islamistes rapportées aux procureurs par l'état-major des armées. C'est pourquoi le groupe de travail de l'Ouest (BÇG) formé au sein de l'état-major des armées pour suivre les activités islamistes dans le pays, les documenter, les dénoncer et élaborer des mesures visant à les endigue, poursuit son action ", ce message a été diffusé à la Une des principaux journaux turcs du 10 septembre. Sous le titre "L'armée toujours mécontente", le quotidien Hurriyet indique que sur l'ordre du général Karadayi, chef d'état-major général des armées, une délégation militaire a récemment rendu visite au Premier ministre Mesut Yilmaz pour lui faire part pendant deux heures des préoccupations de l'armée au sujet de la réaction islamiste "qui met gravement en péril l'ordre constitutionnel". Les militaires auraient demandé au gouvernement de faire adopter rapidement une loi bannissant l'accès à l'Université des diplômés des lycées religieux dits Imam-Hatip. Après la fermeture des collèges de ces lycées à la suite d'une loi instituant l'enseignement public obligatoire de 8 ans, votée en août dernier, cette mesure contribuerait à réduire sensiblement le poids du puissant système scolaire islamique qui outre ces lycées dispose des pensionnats hébergeant 160.000 élèves issus des milieux ruraux. Les diplômés des lycées religieux n'auraient plus pour débouchés que des facultés de théologie qui forment le personnel des mosquées sunnites (imams, muezzins, muftis) rétribué par un État théoriquement laïc et qui ne subventionne aucune institution des confessions minoritaires chi'ites, chrétiennes ou juives.
Critiquant l'inefficacité du ministère de la justice, les militaires affirment que contrairement à ce qu'a déclaré le Premier ministre, le groupe de travail de l'Ouest n'a pas mis un terme à ses activités depuis la formation du nouveau gouvernement. "Bien au contraire. Les membres de ce Groupe, se réunissaient une fois par jour sous le gouvernement précédent, nous tenons désormais deux réunions par jour" déclare à Hürriyet "un responsable militaire", selon lequel ce groupe est composé de 40 officiers d'état-major. "Le groupe recueille des renseignements sur les activités de la réaction islamiste et les transmet au Conseil de sécurité nationale" ajoute ce "responsable militaire". Interrogé à ce sujet, le Premier ministre M. Yilmaz, en visite au Kazakhstan, estime que "dans la mesure où nous avons actuellement un gouvernement sensible aux périls menaçant l'ordre constitutionnel le Groupe de travail de l'Ouest de l'état-major n'a plus de raison d'être. C'est au gouvernement qu'il appartient d'évaluer les menaces et d'adopter les mesures appropriées. Il dispose pour cela des moyens appropriés comme l'organisation nationale du renseignement (MIT)". Selon le Hürriyet du 10 septembre, M. Yilmaz aurait déclaré aux généraux turcs: "La tension sociale est devenue extrême. Nous avons du mal à embouchonner la bouteille. Si on force encore un peu les choses la bouteille va exploser par le fond". Mais cet appel à la modération n'aurait guère été appréciée par l'armée.
De son côté, l'ancien ministre de l'Intérieur, Mme. Aksener, dénonce dans le Hurriyet du 11 septembre "la dictature oligarchique qui dirige la Turquie dont le gouvernement n'est que le gros bâton". Elle avait, à la demande de Mme. Çiller, chargé la Direction de la Sûreté de suivre de près et d'informer le gouvernement "des réunions illégales et séditieuses du Groupe de travail de l'Ouest". Les espions de Mme. Aksener, dont le directeur-adjoint de la Sûreté ont été démasqués et arrêtés par les militaires et ils comparaissent actuellement devant un tribunal militaire pour vol de documents concernant la défense nationale.
Dans le Milliyet du 11 septembre, l'éditorialiste libéral Taha Akyol prie le général Karadayi de veiller à ce que les interventions de l'armée ne donnent pas à l'étranger l'image d'un pays dirigé par "un gouvernement sous tutelle militaire car cette image va nuire à notre cause en Europe et dans les questions d'Égée, de Chypre et de la lutte contre le terrorisme".
AMNESTY International vient de publier un rapport qui concerne le statut de réfugiés en Turquie intitulé "Turquie: refoulement des réfugiés non-européens. Une crise de protection". Amnesty International se dit particulièrement concerné par le sort réservé aux demandeurs d'asile d'origine non-européenne; qui sont majoritairement des Kurdes irakiens et iraniens ainsi que des Iraniens fuyant la République islamique. La quasi totalité de ces réfugiés ne sont en Turquie, pays limitrophe, que le temps de présenter leur demande d'asile au bureau de l'UNHCR à Ankara qui, à son tour, leur trouve un pays tiers prêt à les accueillir. Mais le calvaire de ces réfugiés ne fait que commencer sur le sol turc. De nombreux réfugiés ressortissants iraniens sont assassinés par les services secrets de Téhéran sur le sol turc. D'autres sont, dans leur "voyage vers l'espoir", morts noyés en mer Égée, en essayant de rejoindre la Grèce pour ensuite trouver refuge dans un pays de l'Union européenne. Les tracasseries administratives turques sont particulièrement dénoncées par Amnesty International. Un demandeur d'asile doit, en l'espace de 5 jours, terminer les formalités administratives concernant sa demande d'asile; passé ce délai, il peut faire l'objet d'expulsion par les autorités turques vers son pays d'origine sans prendre en considération les risques encourus. Amnesty dénonce cette pratique et déclare qu'elle est "certainement arbitraire et doit être abolie" et que s'il faut imposer un délai, celui-ci doit être en conformité avec "les normes internationales concernant la protection des réfugiés et doit en aucun cas être appliqué de façon à contrevenir le principe de non-refoulement". Mais "même ceux dont la qualité de réfugié leur a été reconnue par le Haut Commissariat des réfugiés (UNHCR) ne sont pas en sûreté en Turquie" déclare AI qui indique être au courant de nombreux cas de cette nature où les réfugiés reconnus par l'UNHCR sont livrés directement par les autorités turques aux autorités des pays qu'ils ont fuis. L'organisation de défense de droits de l'Homme déclare, par ailleurs, avoir communiqué ses préoccupations aux autorités turques concernant "les refoulements" des réfugiés ainsi que leur protection dans l'ensemble du pays. Elle a aussi fait état de ses observations concernant les "incidents" fréquents aux frontières avec l'Irak et l'Iran, commis par l'armée turque. On se souvient notamment qu'en octobre 1996 28 Kurdes et Assyriens d'Irak, alors qu'ils tentaient de traverser la frontière turco-irakienne, avaient été passés par les armes par les soldats turcs.
Le sort tragique des réfugiés kurdes irakiens qui tentent de rejoindre la Grèce à bord des barques de fortune, suscite une vive émotion dans l'opinion grecque. En juin denier, 29 Kurdes avaient péri noyés en mer Égée. Le 15 septembre, trois Kurdes ont été déchiquetés et 11 gravement blessés dans un champ de mines à la frontière turco-greque. Ils faisaient partie d'un groupe de 62 personnes qui tentaient d'entrer en Grèce en traversant la rivière Evros. 55 autres ont été récupérés par les soldats grecs sur l'île de Lesbos qui se trouve à 10 km de la frontière avec la Turquie.
En Turquie, 506 réfugiés du Sud Kurdistan ont été mis en garde à vue fin septembre pour avoir tenté de s'échapper vers la Grèce. Les réfugiés ont expliqué qu'ils ont remis de l'argent, entre 1300 et 1500 dollars par personne, à des réseaux afin qu'ils organisent leurs passages. 450 réfugiés ont été arrêtés dans une ferme alors qu'ils s'apprêtaient à embarquer dans un poids lourd pour passer en Grèce. 5 personnes de ce réseau ont été également placées en garde à vue. À Mugla sur la côte égéenne turque, 56 autres réfugiés, ont été arrêtés et mis en garde à vue. Les réfugiés, originaires de Suleymaniye et de Duhok, se sont lamentés en soulignant qu'ils ont donné tous leurs biens et qu'aujourd'hui ils se retrouvent à la rue. En somme les réseaux leur avaient soutiré de l'argent et les avaient par la suite abandonnés à leur sort.
L'exode des Kurdes irakiens fuyant l'insécurité et la misère qui sévissent dans leur pays prend des proportions inquiétantes. Plus de 4000 d'entre eux se trouvent actuellement en Grèce d'où ils espèrent pouvoir regagner des pays d'Europe occidentale. Médecins du Monde-Grèce, avec le concours de l'Institut kurde de Paris, de Fance-Libertés et des ONG locales, a organisé les 20 et 21 septembre à Athènes un symposium sur ce drame. De son côté, la chaîne franco-allemande ARTE a, le 23 septembre, diffusé un documentaire sur ce problème.
LE président de l'Association turque des droits de l'homme (IHD), M. Akin Birdal, a présenté, au cours d'une conférence de presse à Ankara, le rapport de son association en matière de violations des droits de l'homme en Turquie commises en d'août. Assassinats, condamnations sans procès, tortures et gardes à vue et autres exactions portées à l'encontre des civils ont causé la mort de 254 personnes. M. Birdal a affirmé qu'aucun changement n'est intervenu au cours de ces 2 mois et demi du nouveau gouvernement; et cela ni du point de vue constitutionnel, ni législatif. Il a, par ailleurs, attiré l'attention sur la nécessité d'une solution démocratique et pacifique du problème kurde.
Le bilan du mois d'août s'établit comme suit:
Le bilan de septembre n'est guère meilleur: |
LE 25 septembre, la Cour européenne des droits de l'Homme a condamné la Turquie pour viol et torture d'une jeune kurde. Le verdict de la Cour affirme que "Sukran Aydin a été torturée et violée par la police dans la ville de Derik, province de Mardin, durant les trois jours de sa mise en garde à vue en 1993" en violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'Homme, dont la Turquie est un pays signataire. La Cour considère, par ailleurs, que la plaignante n'a pas pu user de son droit de recours interne, empêchée par les autorités judiciaires et militaires turques, contrairement à l'esprit de l'article 13 de la Convention. Au moment des faits Sukran avait 16 ans. Elle a été arrêtée, le 29 juin 1993, avec son père et sa belle soeur, par des gendarmes et des protecteurs de villages. Durant sa garde à vue, les yeux bandés, elle a été tabassée, déshabillée, placée dans un pneu et soumise à de forts jets d'eau. Elle a par la suite été violée par les forces de sécurité et libérée, avec les autres membres de sa famille, trois jours après sa mise en détention. Selon la défense présentée par les avocats du gouvernement turc, ni la plaignante ni les membres de sa famille n'ont jamais été mis en détention! La Commission européenne des droits de l'Homme avait déclaré l'affaire de S. Aydin "recevable" le 28 novembre 1994. Des membres de ladite Commission se sont rendus à Ankara en juin 1995 pour auditionner les parties concernées (la plaignante et les membres de sa famille arrêtés ainsi que les gendarmes en service au moment des faits) et des témoins, afin d'établir les faits. Des auditions ont également eu lieu à Strasbourg en octobre 1995. La Commission a rendu son rapport à la Cour en mars 1996 en exprimant son opinion concernant la violation par la Turquie des articles 3 et 13 de la Convention. Dans son verdict du 25 septembre, la Cour condamne la Turquie et lui demande de verser à la plaignante, pour dommages et intérêts, la somme de 25 000 livres sterling et couvrir la majeure partie des dépenses engagées par les avocats de la plaignante qui s'élèvent à 37360 livres sterling.
Toujours dans cette chronique judiciaire turque, deux familles kurdes ont, le 24 septembre, porté plainte contre le ministre de l'Intérieur turc; pour le meurtre de leur deux enfants âgés de 12 et 14 ans par les forces de sécurités turques. "L'instruction a révélé que les "Tim" (les forces spéciales turques) sont impliquées. Nous usons de notre droit légal et nous avons présenté notre plainte à la Cour suprême" a déclaré l'avocat des deux familles, Me Tevfik Karabulut.
Le 29 septembre, une délégation de la Commission européenne s'est rendue à Ankara afin de procéder à l'instruction de trois nouvelles affaires. A ce titre la délégation a écouté la défense présentée par les autorités turques et les différents témoignages concernant l'instruction.
Le 24 juin 1993, Nasir Ilhan avait saisi la Commission, en accusant la Turquie d'avoir brûlé son village et de l'avoir battu et torturé, pendant sa garde à vue; son frère, Abdullatif Ilhan, contraint à quitter son village vers le district d'Aytepe à la suite de la destruction de sa maison par les autorités turques. Pour sa défense, l'État turc a reconnu la descente effectuée à Aytepe par les militaires, le 26 décembre 1992, mais a riposté en prétendant que les plaignants, dont Abdullatif Ilhan et son frère, avaient caché "des séparatistes dans leur maison".
La seconde affaire concerne Abdullah et Cemile Sarli, placés en garde à vue, le 25 décembre 1993, à la suite d'une autre descente militaire dans le village d'Ulusoy (district de Tatvan-Bitlis). Le père, Ahmet Sarli, toujours sans nouvelles de ses enfants malgré les différentes démarches effectuées auprès des autorités, avait eu recours à la Commission le 23 juin 94. La Turquie avait soutenu pour sa défense que les enfants Sarli avaient été enlevés par le PKK.
La Commission s'intéresse en troisième lieu au village d'Alaca, dans la province de Diyarbakir, brûlé par des militaires turcs. La requête qui a été présentée le 5 avril 1994 par Mehmet Emin Akdeniz et huit autres plaignants a été jugée recevable le 3 avril 1995. Les autorités turques ont nié, dans cette affaire, avoir effectué une quelconque opération dans la région de Kulp-Alaca et ont prétendu que l'exode de ces villageois était la conséquence de la répression exercée par le PKK.
Enfin, le 24 octobre, la Commission européenne des droits de l'homme a jugé "recevable" la requête sur le fond des députés kurdes Leyla Zana, Selim Sadak, Hatip Dicle et Orhan Dogan, toujours emprisonnés en Turquie à quinze ans de prison. La Commission s'est prononcée favorablement sur leur requête faisant valoir l'absence d'indépendance et d'impartialité de la Cour de sûreté de l'État qui les avait jugés et condamnés, ainsi que des atteintes à la liberté d'expression et d'association, mais également de discrimination. La Commission a accordé un délai de deux mois aux parties pour trouver " un réglement à l'amiable ". Passé ce délai elle portera l'affaire devant la Cour européenne qui doit statuer en dernier recours.
La Cour de Sûreté d'État d'Ankara a condamné, le 8 octobre, l'ex-député du parti de la démocratie (DEP) Hatip Dicle, qui purge déjà avec Leyla Zana et deux autres députés du DEP une peine de 15 ans de prison, et Ismail Besikçi, qui lui aussi croupit dans les geôles turque depuis une quinzaine d'années et accumule des peines allant à plus de deux ans de prison, à un an de prison et à une amende de cent millions de livres turques. La Cour leur reproche d'avoir fait de "la propagande séparatiste" dans le livre collectif "Le panorama des droits de l'homme en Turquie", édité par la l'Association turque des droits de l'homme.
Par ailleurs, le 10 cotbre le même procureur a requis à l'encontre des ex-députés du parti de la démocratie (DEP), Zübeyir Aydar, Mahmut Kilinç, de l'écrivain Yalçin Kucuk et du professeur Fikret Baskaya, des peines allant jusqu'à huit ans de prison. Ils sont accusés d'avoir fait de "la propagande séparatiste", d'être "des sympathisants du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)" et d'avoir apporté leur soutien à ce dernier.
Hamza Keles, procureur chargé de l'affaire a accusé les prévenus d'avoir participé, soit personnellement soit par téléphone, à un programme diffusé le 3 novembre 1996, sur la chaîne Med-TV, chaîne qu'il déclare être la voix du PKK. Les prévenus auraient à cette occasion fait l'éloge des activités du parti séparatiste PKK. L'acte d'accusation cite également les propos d'Öcalan chef du PKK, qui dit avoir "planifié des activités terroristes". Le procureur a requis la peine de mort contre Öcalan et émis un mandat d'arrêt international contre lui.
La Cour de Sûreté d'état d'Istanbul interdit la publication d'une brochure sur les Kurdes. Écrite à l'origine en français par le prince kurde Celadet Bedirxan en 1934 et intitulée " De la question kurde: la loi de déportation et de dispersion des Kurdes", cette brochure qui devait être éditée par la maison d'édition Avesta dans une version bilingue turco-française vient d'être interdite par la Cour de Sûreté d'État d'Istanbul sous prétexte de "propagande séparatiste".
Lors de sa visite à la Foire des livres la plus prestigieuse du monde, tenue à Frankfurt, l'écrivain Yachar Kemal a dénoncé, le jeudi 16 octobre, à la cérémonie de la remise du Prix de la Paix de l'Union des libraires qui lui a été décerné cette année, la politique menée par les autorités turques à l'encontre des Kurdes. Il a qualifié la question kurde comme "le problème le plus épineux en matière des droits de l'homme en Turquie". Lui-même a récemment été condamné à 20 mois de prison avec sursis pour "séparatisme" par la Cour de Sûreté de l'État pour avoir écrit un article sur la question kurde dans un livre collectif intitulé "Liberté d'expression en Turquie". "Le problème le plus grave en matière de démocratie en Turquie, c'est la question kurde. Nous devons trouver une solution sans faire la guerre...Cette solution doit être politique" a lancé l'écrivain avant d'ajouter "Il y a actuellement en Turquie beaucoup de faucons qui voudraient me faire taire et me mettre en prison...les faucons turcs sont contre la paix et nos amis et nos alliés dans les pays occidentaux doivent nous aider". Au cours de cette même cérémonie, l'écrivain allemand Günter Grass, auteur du Tambour, s'en est pris violemment à la politique turque du gouvernement de Bonn. Dans un hommage à son "frère spirituel" il a dit avoir "honte" de son pays qui a "dégénéré en une simple place économique" tolérant les livraisons à la Turquie des armes utilisées dans l'extermination des Kurdes et refusant l'aide aux mêmes Kurdes.
De son côté, Gerhard Kurtz, président de l'Union des éditeurs allemands, a salué les engagements de Yashar Kemal et a dénoncé la politique de destruction culturelle et écologique menée par les autorités turques, au Kurdistan.
L'Agence de presse allemande, DPA dans une dépêche diffusée le même jour a critiqué la politique turque du gouvernement allemand. Selon la DPA la Turquie a bénéficié ces 30 dernières années, d'une aide en armements d'un montant de 7 milliards de DM par l'Allemagne. Par ailleurs, selon la même source, des armes héritées de l'ex-Allemagne de l'Est ont également été données à la Turquie. Aujourd'hui, la Turquie se soucie de mettre sur pied une véritable industrie d'armement, et le gouvernement turc déclare que jusqu'en 2007, $31 milliards seront dépensés dans ce but.
M.Bülent Ecevit, vice premier ministre turc, a établi un bref récapitulatif de la situation éducative au Kurdistan, à l'occasion de l'ouverture de l'université de Dicle de Diyarbakir. Il a à ce titre reconnu que 3185 villages et hameaux de la région ont été vidés de leurs habitants "pour des raisons de sécurité". Il a ajouté que 370 000 villageois ont dû quitter leurs villages, et de ce fait 2076 écoles sont fermées; celles qui sont ouvertes manquent indéniablement d'instituteurs. Actuellement 117 000 élèves ne peuvent pas aller à l'école.
Selon M. Ecevit, avant la fin de l'année, 75 internats seront construits dans la région, et 7 écoles primaires-internats seront ouvertes, l'objectif étant 400 écoles régionales pour l'an 2000. Pour inciter le corps éducatif à venir enseigner dans la région, des primes seront accordées. M. Ecevit a ajouté que le retour des villageois sera assuré dans les zones où la sécurité sera établie, et que l'État accordera des aides pour la reconstruction des maisons.
Cependant les primes ne suffisent pas à encourager les enseignants à aller servir dans cette région déchirée par la guerre. Ainsi sur les 6144 enseignants nommés cette année au Kurdistan, 3173 ont d'ores et déjà donné leur démission. Depuis 1992, 122 enseignants ont trouvé la mort dans la région, et 17 autres ont été blessés. De plus, 65 professeurs ont été sanctionnés pécuniairement, 800 autres ont été mutés, 110 professeurs placés en garde à vue, 12 condamnés.
Les députés turcs ont élu, le mercredi 15 octobre, Hikmet Çetin, du Parti républicain du peuple (CHP), à la présidence de la Grande Assemblée Nationale turque. M. Çetin a recueilli les voix du parti de la Juste Voie (DYP), de Mme Çiller dont le candidat, Ayvaz Gökdemir, connu pour avoir traité de "prostituées" les présidentes des trois groupes du parlement européen, n'était plus en lice au quatrième et dernier tour, il a aussi bénéficié des voix du parti de la Mère patrie (ANAP) et il est élu avec 373 voix contre 66 pour le président sortant, M. Kalemli.
L'élection de M. Çetin ne doit rien au hasard. Il résulte en fait du partage des rôles décidé par le Conseil de sécurité nationale à dominante militaire. Au moment où le pays est gouverné par une coalition dirigée par le conservateur Mesut Yilmaz et l'ultranationaliste Bülent Ecevit, Hikmet Çetin, réputé social-démocrate, est chargé de "marquer" la sociale démocratie européenne pour lui vendre sous un jour favorable la politique anti-kurde des généraux turcs. D'origine kurde et ancien ministre des affaires étrangères, M. Çetin est tout désigné pour cette mission et il est appelé à jouer un rôle important dans le dispositif diplomatique turc dans les négociations difficiles avec les pays de l'Union européenne.
Dans un discours, prononcé le 25 septembre, à Samsun, bastion du parti de la Juste Voie (DYP), Mme Çiller a critiqué avec véhémence le gouvernement et qualifié le Premier ministre de "caporal sans honneur aux ordres de l'armée" déclenchant ainsi la colère non seulement des milieux politiques mais également des militaires. "Aucun ministre élu à ce jour, n'avait eu le déshonneur d'accepter de devenir un caporal" a-t-elle lancé à la foule qui comptait parmi elle certains députés islamistes et des membres du parti de l'Action nationaliste (MHP) et du parti de la Grande Union (BBP), ultra-nationaliste. Des centaines caporaux en service auraient demandé à leurs commandants l'autorisation d'aller demander des comptes à Ciller, et le central téléphonique du Conseil supérieur des forces armées aurait été saturé. Ismet Sezgin, ministre de la défense, ainsi que certains membres du parti de la Juste Voie (DYP) tel que Mehmet Gözlükaya, porte-parole du groupe parlementaire du DYP, ont déploré les propos de Mme. Çiller, au même titre que des associations d'anciens combattants ou des familles de militaires en service à Chypre ou dans le Kurdistan; tous soulignant les mérites des caporaux. Le premier ministre Yilmaz a déclaré ne pas vouloir porter l'affaire devant les tribunaux.
Le Tribunal d'instance n°2 de Sisli (Istanbul) a engagé des poursuites contre deux citoyens allemands, Mmes. Ute Steingerg et Rosemarie Potthast, pour avoir organisé à leur hôtel d'Istanbul "une manifestation sans autorisation. Les prévenues ont été remises en liberté le 9 septembre et confiées à la police qui les a expulsées le jour même. Par ailleurs, la Direction de la Sûreté générale a émis un mandat de recherche dans l'ensemble du territoire contre le député sud-africain Gassam Solomon qui était venu en Turquie pour prendre part à la manifestation interdite du Train de la paix. Le 10 septembre, à Diyarbakir, les militants pacifistes kurdes que la police avait considérés comme "les meneurs" de l'initiative de la paix et arrêtés le 1er septembre ont comparu devant la Cour de sûreté de l'État. Celle-ci a décidé d'écrouer Mme. Selma Tanrikulu, membre du Conseil national de HADEP, et de remettre en liberté tous les autres prévenus.
A son arrivée à Brême, en Allemagne, Mme. Potthast, 57 ans, a donné une conférence de presse sur son séjour mouvementé en Turquie. Selon elle, le 3 septembre la police turque a fait une descente violente dans son hôtel en brisant la porte de l'établissement. Les policiers ont cherché à embarquer de force les délégués étrangers en les traînant par les pieds. Bien que sa jambe soit coincée dans la porte brisée, les policiers ont persisté à la traîner causant ainsi la section de sa jambe. Au commissariat, les 24 occidentaux interpellés ont été placés la face contre le mur et injuriés. 3 heures plus tard, Mme. Ute Steinberg qui avait le cou cassé et Mme. Potthast ont été hospitalisées. Elles sont restées 6 jours à l'hôpital sous la surveillance permanente de deux policiers postés jour et nuit devant la porte de leur chambre et dans un climat d'hostilité du personnel. Déférées le 9 septembre devant le tribunal de Sisli, elles se sont vu recommander par le juge d'agir à l'avenir autrement en revenant en Turquie pour voir ses "beautés touristiques et non pour se mêler de ce genre d'affaires". Pacifiste militante, Mme. Potthast, rentrée de Turquie dans fauteuil roulant avec une jambe cassée, se dit prête à repartir immédiatement si cela peut contribuer à faire avancer la cause de la paix.
En inaugurant le 8 septembre l'année judiciaire 1997-1998, M. Mehmet Uygun, président de la Cour de cassation turque a déclaré devant un auditoire comprenant le président turc et les chefs des principaux partis politiques : "Je ne puis affirmer avec fierté que la justice de mon pays est indépendante et parfaite. Je n'ai pas non plus le bonheur de pouvoir dire que l'indépendance des juges est garantie chez moi". Énumérant ensuite la longue liste des exceptions à la loi commune "entravant les poursuites contre les fonctionnaires, contre les députés et contre les banquiers" sans toutefois évoquer les privilèges des militaires et des policiers qui sont quasiment intouchables en Turquie. Selon M. Uygun, ce sont les hommes politiques, jaloux de l'indépendance judiciaire, qui empêchent celle-ci et ce sont souvent eux qui dans les situations de crise font les frais de cette absence d'indépendance. Il a invité ensuite tous les Turcs, du président de la République à la jeunesse éclairée, à défendre "tous les principes et les réformes d'Ataturk inscrits dans la constitution". Ces fameux principes érigés en idéologie officielle de l'État nient l'existence des Kurdes et leur culture en Turquie.
Esber Yagmudereli, avocat de profession et fervent militant de droits de l'homme, avait fait appel contre une peine de 10 mois prononcée à son encontre par la Cour de Sûreté de l'État d'Ankara pour un discours pour la paix et contre la guerre du Kurdistan, il y a sept ans. La Cour d'Appel a confirmé, le 16 septembre, la sentence de la Cour de Sûreté de l'État. M. Yagmurdereli, 52 ans, qui avait auparavant été condamné à 22 ans avec sursis, pour le même motif, doit ainsi purger une peine de 22 ans et 10 mois de prison. "La liberté d'expression est sous pression en Turquie. Et c'est le combat de tout un chacun qui veut militer en faveur de la démocratie" a déclaré l'intéressé lors d'une conférence de presse. Il a, par ailleurs, été à l'origine de l'initiative de la campagne "Un million de signatures pour la paix". Ce million de signatures avait été solennellement déposées au palais présidentiel en mai dernier.
Le 20 octobre la police turque a arrêté l'avocat E. Yagmurdereli, après un programme télévisé auquel il a participé. La presse turque dans sa grande majorité déplore cette arrestation, et "s'étonne" que l'arrêt ait la force de chose jugée et soit exécuté aussi rapidement. Car les grandes affaires politico-judiciaires, mettant en cause de nombreuses personnalités sont, à ce jour, sans suivis réels. L'affaire de M. Yagmurdereli n'est que l'application de l'article 8 de la loi anti-terroriste, par lequel près d'une centaine d'intellectuels croupissent actuellement derrière les barreaux pour leurs opinions en Turquie. Cet article est abondamment critiqué et suscite de nombreuses réactions réclamant son abrogation. M. Yagmurdereli a d'ores et déjà rejeté l'offre du président Demirel lui accordant la grâce présidentielle, refusant "une amnistie spéciale", il réclame la levée des interdictions en matière de liberté de pensée. Ismail Cem, ministre des affaires étrangères, dans une interview accordée au quotidien turc Sabah, paru le 29 septembre 97, avait qualifié la loi anti-terroriste de "loi honteuse". Le ministre allemand des affaires étrangères, Klaus Kinkel, a également critiqué les arrestations d'intellectuels fondées sur cet article. Deniz Baykal, président du parti républicain du peuple (CHP), en déplorant cette condamnation a rappelé que lors de la révision de la loi concernant la presse, son parti avait proposé une motion afin d'empêcher la menace de prison qui pesait sur M. Yagmurdereli, mais le parti social-démocrate (DSP) du vice-premier ministre Bülent Ecevit s'était opposé à cette motion.
Toujours en vertu de l'article 8 de la loi anti-terreur, Akin Birdal, président de l'Association des droits de l'homme, ainsi que 7 des 8 dirigeants de l'Association jugés avec lui, ont été condamnés, le mercredi 22 octobre 1997, à des peines allant d'un à deux ans de prison, par la Cour de Sûreté de l'État d'Ankara. La Cour leur reproche d'avoir fait de "la propagande séparatiste" lors de la Journée mondiale pour la paix du premier septembre 1996. M. Birdal souligne que la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 14 avril 1997, s'est prononcée pour la suppression de ces tribunaux d'exception, établis par le coup d'État militaire de 12 septembre 1980.
Toujours dans cette chronique judiciaire, M. Mahmut Konuk, président du syndicat des employés des professions médicales, condamné à un an de prison à la suite de son discours lors du Congrès pour la démocratie des 26 et 27 décembre 1993-congrès auquel Yachar Kemal avait également participé- s'est constitué prisonnier pour purger sa peine.
Cependant, au terme de la huitième audience du procès itinérant des policiers accusés du meurtre du journaliste Göktepe, 15 septembre dans la ville d'Afyon. Au cours de cette audience houleuse, malgré l'objection du procureur, la cour a mis en liberté 4 des 9 policiers poursuivis. Ceux-ci se sont plaints d'avoir été torturés durant leur garde à vue. La famille du journaliste assassiné a accusé les juges de se comporter en avocats des policiers coupables de la mise à mort de leur fils.
Dans un communiqué commun, signé par les présidents de barreaux de dix grandes villes, dont ceux d'Istanbul et d'Izmir, affirmant que l'Assemblée nationale et le gouvernement turc n'ont pas rempli leurs fonctions. Au cours d'une réunion à Istanbul, Yücel Sayman, président de barreau, affirme que le coup d'État militaire du 12 septembre avait mis fin à l' État de droit en assujettissant le droit au service de l'État. Il a ajouté qu' au sein de la puissance publique il existe des forces politiques très influentes qui s'adonnent à diverses pratiques illégales; meurtres, trafic de drogues et d'armes, protection des membres de la mafia, tortures et pressions de toutes sortes. Ces moyens illégaux leur auraient permis d'amasser une vraie fortune, investie dans des régions touristiques et dans des casinos. Il a visé à ce titre les milieux politiques et économiques, les services de renseignements, de polices, et des fonctionnaires.
Par ailleurs, le député Mehmet Elkatmis, parti de la prospérité (RP), président de la commission d'enquête sur l'affaire Susurluk, a accusé Mustafa Kalemli, président de l'Assemblée nationale, d'avoir soustrait du rapport sur le scandale de Susurluk, les documents concernant les forces militaires. Elkatmis a souligné que lorsque M. Kalemli a été mis au courant d'une éventuelle audience du président Kenan Evren, qui aurait chargé Abdullah Catli d'une affaire à l'étranger, le président de l'Assemblée a demandé que l'audience n'ait pas lieu. Elkatmis a affirmé que Kalemli a retiré du dossier d'autres documents parmi lesquels l'un faisait part du transport d'héroïne par voie d'hélicoptère militaire. Kalemli, dans une interview accordée au quotidien Hürriyet, a rétorqué en soulignant qu'un rapport qui comptait 52000 documents ne pouvait tout contenir.
Dans une interview accordée, le mardi 21 octobre 1997, au quotidien turc Cumhuriyet, Adnan Keskin, secrétaire général du parti républicain du peuple (CHP), s'est exprimé sur la situation politique, économique et sociale du Sud-Est (Kurdistan). Il affirme que "d'après les données officielles, plus de 1 320 000 habitants de la région ont fait des demandes auprès des bureaux d'aide sociale. Le nombre de nécessiteux est en réalité trois à quatre fois plus important". Keskin a déclaré qu'entre 1994 et 1997, sur 54 272 personnes jugées par la Cour de sûreté de l'État de Diyarbakir, 2192 ont été emprisonnées et 4896 acquittées. "Au Sud-Est, 3 habitants sur 10 ont été conduits devant la Cour" a-t-il ajouté. D'après le rapport intitulé "Les services de santé de la région du projet d'Anatolie du Sud-Est (GAP)", établi par l'université de Dicle, 10 lits pour 10 milles personnes et un médecin pour 4625 malades sont à la disposition des habitants dans les hôpitaux de la région. Ce chiffre est d'un médecin pour 9786 villageois, dans les régions les plus éloignées. D'après un rapport de la Direction de l'éducation de Diyarbakir, 158 instituteurs ont été tués, 50 autres blessés, 350 mutés, un millier sanctionnés et près de 500 mis en garde à vue ces sept dernières années dans la région. Keskin conclut son interview sur un triste constat "manque indéniable de personnels dans les services de santé et d'enseignement, recul des activités agricoles et d'élevage, échec complet de la politique de la privatisation -transport des machines et autres biens d'équipement des usines nouvellement privatisées de la région, par les nouveaux acquéreurs privés- pressions continuelles sur les habitants, considérés comme des coupables potentiels des événements."
D'après le journal danois Jyllands-Posten, la Turquie et le Danemark ont signé un accord militaire, par lequel le Danemark s'est engagé à fournir 12 avions de guerre et à déployer 420 de ses militaires, en cas de conflit dans la zone sud de l'OTAN. Le journal a précisé que l'accord était tenu secret par le gouvernement danois en raison de la situation des droits de l'homme en Turquie. D'ailleurs la nouvelle a été particulièrement mal accueillie par l'opinion publique danoise, qui s'est remémoré à cette occasion l'affaire Kemal Koç: Le Danemark avait saisi la Cour européenne des droits de l'Homme en accusant la Turquie d'avoir torturé, l'année dernière, ce ressortissant danois, d'origine kurde. La Turquie, quant à elle, avait décidé de mettre fin à tout commerce d'armes avec le Danemark.
La Turquie, dont le déficit budgétaire atteint $5 milliards, et la dette extérieure $ 80 milliards, ne se prive guère sur ses dépenses militaires. D'après le rapport de l'Institut International d'Études Stratégiques (IISS), de Londres, la Turquie qui avait réduit jusqu'à $4,6 milliards ses dépenses budgétaires en 1997, a décidé de les porter pour l'année 1998 à $ 6,8 milliards. Le rapport note que la Turquie a particulièrement augmenté ses dépenses en armement entre 1984 et 1997, période pendant laquelle les États-Unis ont été ses principaux fournisseurs. Entre 1994 et 1996, la France attire également l'attention pour ses contrats passés avec la Turquie, ainsi que Israël, qui en 1996, s'est engagé à fournir 54 avions de guerre F4, qui seront livrés en 2002. Pour l'année en cours, l'Espagne a reçu une commande de 9 avions CN235 et les États-Unis de 4 hélicoptères de type SH60, de la part des autorités turques. Par ailleurs, toujours d'après le rapport, 639 000 soldats servent actuellement sous le drapeau turc, et 378 000 sont de réserve. De son côté la police turque compte 170 000 hommes en uniforme.
Fin octobre, le général Shahak, chef d'état-major de l'armée israélienne, a conclu avec la Turquie, un accord militaire d'un montant de $2 milliards, à la suite de sa visite officielle à Ankara. L'engagement concerne des fusées de longue et moyenne portées- les fusées Popeye I et Popeye II- mais aussi le système de communication de l'armée turque, ainsi que d'autres armes lourdes, qui seront perfectionnées et modernisées par les Israéliens.