En plus des violences armées, la pénurie de vivres et de soins touchent aussi le Kurdistan de Syrie. Les agences d‘informations proches du PYD ou du PKK ou russe ont même fait état de massacres de masse, allant jusqu’à parler de 200 ou 300 civils massacrés par les djihadistes, dans la première semaine d’août, ce qui a amené Massoud Barzani à avertir que les Kurdes d’Irak étaient prêts à porter secours à leurs frères syriens s’il apparaissait que « des citoyens kurdes innocents, des femmes et des enfants étaient menacés de mort et de terrorisme ».
Le 13 août, les forces kurdes signaient un accord avec la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution syrienne, une autorité de transition fondée à Doha en 2012, qui tente de rassembler et de coordonner les diverses composantes de l’opposition syrienne, politiques ou militaires. L’accord portait sur un échange de prisonniers et un retour des uns et des autres belligérants dans les places qu’ils contrôlaient avant les hostilités. Mais l’autorité de la Coalition a ses limites sur le terrain syrien, particulièrement quand il s’agit de contrôler les milices des mouvements djihadistes.
Le 14 août, une délégation de députés du Parlement du Kurdistan d’Irak passait la frontière et venait enquêter, au Kurdistan syrien, sur les massacres de masse contre des civils kurdes annoncés par le PYD. Le Comité chargé de la préparation de la Conférence nationale kurde a aussi envoyé une délégation d’enquête. Deux semaines plus tard, les neuf membres de cette mission d’observation rendaient leur rapport, qui établissait qu’aucune preuve n’avait été trouvée au sujet de ces massacres, et qu’ils n’avaient vu que 17 à 25 corps, suite aux affrontements armés. Une copie de ce rapport a été envoyé au journal Rudaw qui en a publié les conclusions. Les personnes (une cinquantaine) ayant été interrogées par le comité, au cours d’un déplacement de 5 jours dans plusieurs localités kurdes qui avaient été mentionnées comme lieux de massacre, n’ont pas fait mention de 450 victimes, comme cela était relaté dans les media du PYD et un très petit nombre de personnes allait jusqu’à un chiffre de 80 morts. Mais les régions kurdes syriennes sont décrites comme «dangereuses», souffrant d’ « instabilité et d’une pénurie de forces de sécurité », ce qui oblige chaque jour des habitants à abandonner leur foyer et leur travail. « La situation est particulièrement dangereuse pour les chrétiens, dont des dizaines ont été kidnappées, 48 à Hassaké et 15 à Qamishlo dans les deux derniers mois. » Les noms des groupes armés ayant attaqué les régions kurdes sont Jabhat al Nusra, État islamique en Irak (ISIS), les Combattants de la liberté pour la Syrie (Shams) et les Brigades de Salahaddin Ayyubi (des djihadistes kurdes).
Mais si les massacres de masse ne semblent avoir été qu’une exagération ou une rumeur de panique, ce qui est sûr, par contre, est l’afflux énorme des réfugiés kurdes dans la Région du Kurdistan d’Irak. Si le 15 août, le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies faisait état de 750 personnes franchissant le Tigre par le poste-frontière de Pêsh-Khabour, le 16 août, c’était une foule énorme, « entre 5000 et 7000 personnes » qui se ruaient à la frontière. La grande majorité était des femmes, des enfants et des vieillards, qui venaient des environs d’Alep ou de Hassaké. Claire Bourgeois, représentante en Irak du HCR parle de « fleuve humain ».
Adrian Edwards, le porte-parole du Haut Commissariat, déclarait alors aux agences de presse que des équipes humanitaires, de l’ONU ou bien locales, avaient dû arriver en urgence, avec de l’eau et de la nourriture et que les raisons de ce soudain afflux n’étaient pas encore très claires. Des camps de réfugiés ont dû être bâtis en toute hâte dans la province d’Erbil pour accueillir au final 15 000 réfugiés (venant s’ajouter aux 155 000 déjà sur place, surtout à Duhok). Quelques milliers ont été installés dans le camp inachevé de Quru Gusik (Erbil) qui manque encore des infrastructures de base, d’autres à Suleïmanieh. Peu à peu interrogés par les reporters et les ONG, les réfugiés font état de pénurie alimentaire, d’eau et d’électricité, de cherté des prix et de chômage (toutes les régions étant peu à peu paralysées économiquement), en plus des combats entre l’armée syrienne et l’Armée Syrienne de Libération (ASL) – les deux bords se livrant par ailleurs au pillage –, ou bien de l’ASL et des YPG (les forces armées du PYD). Les nouvelles du gazage d’un quartier entier de Damas ont pu aussi déclencher une réaction d’affolement.
Le 19 août, soit 5 jours après le premier afflux, 30 000 Syriens, Kurdes pour la majorité, étaient passés dans le Kurdistan irakien, certains venant d’assez loin, de Damas ou d’Alep. Devant l’arrivée en masse de ces réfugiés, les Kurdes d’Irak ont tenté, tout en accueillant les gens sur place, d’endiguer le flot, Massoud Barzani appelant les Kurdes de Syrie à rester sur place « pour défendre leur territoire ». « Vous savez tous que depuis le début de la révolution syrienne, des dizaines de milliers de nos frères du Kurdistan occidental sont venus dans notre région, et nous les avons hébergés dans des camps de réfugiés. Cependant, et c’est regrettable, la communauté internationale n’a offert aucune aide à ces réfugiés. Récemment, un grand nombre de réfugiés a afflué encore dans notre région, et je voudrais présenter mes remerciements et mes félicitaitons au Gouvernement régional du Kurdistan pour l’aide qu’il leur a offerte en leur fournissant transports et hébergement temporaire. Mais ayant dit cela, le problème reste très sensible, parce que nous ne voulons pas que le Kurdistan occidental se vide de ses habitants kurdes, et notre peuple là-bas doit rester et défendre son pays et obtenir ses droits légitimes. »
En attendant, un quota de 3000 personnes par jour a été imposé, le 20 août, au poste-frontière de Pêsh Khabour, quoique des observateurs sur place ont estimé que 5000 personnes étaient passés en une journée et le 23 août, Adrian Edwards (HCR) estimait le nombre des arrivants à 40 000 depuis la mi-août et le 27 août, ils pouvaient être 50 000. Les réfugiés présentaient tous le même état d’épuisement et de déshydratation, sous une température de 45ºc.
La déception et l’impatience des Kurdes s’accroissent devant le peu d‘actions concrètes entreprises par la Turquie pour vitaliser le processus de paix annoncé depuis le printemps. Sur le terrain judiciaire, aucune amnistie n’est à envisager pour les membres de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), pas plus qu’un rejugement d’Abdullah Öcalan, comme ce dernier l’a réclamé fin juillet, puisqu’un tribunal d’Ankara, spécialisé dans les questions touchant les droits de l’homme a rejeté la demande à la majorité de ses juges. L’attente porte surtout sur le paquet de réformes juridiques qui doit être voté par le parlement turc à l’automne 2013.
Recep Tayyip Erdoğan a annoncé, lors d’une conférence de presse que la rentrée parlementaire pourrait être avancée afin de faire passer les réformes au plus vite, le parti kurde BDP réclamant que les nouvelles lois permettant l’éducation en langue kurde, la suppression du seuil électoral de 10% aux législatives et des dispositions pour encourager une décentralisation dans les régions kurdes puissent être votées avant la mi-octobre. Mais du côté kurde, on estime que les pas faits par le PKK, avec le retrait de ses troupes de Turquie, n’ont été suivis d’aucune contrepartie turque. Interviewé par le journal arabe Asharq Al-Awsat, un vétéran du PKK, Zagros Hiwa a ainsi qualifié les annonces du Premier Ministre turc comme rien de plus qu’une « propagande électorale » anticipée :
« Une fois que les élections seront terminées, Erdogan reviendra sur tous ses engagements et appels à résoudre pacifiquement et démocratiquement la question kurde. » Selon Zagros Hiwa, le retrait de la guerilla de Turquie a permis à l’armée de s’implanter dans les places laissées vides par les Kurdes et de reconquérir ainsi le terrain, sans coup férir, en construisant de nouvelles installations militaires et en recrutant, selon lui « un grand nombre de mercenaires kurdes », c’est-à-dire des « gardiens de villages », milices kurdes employées par le gouvernement pour combattre le PKK. De même, de nombreux prisonniers politiques kurdes, dont certains en très mauvaise santé, restent derrière les barreaux. « Nous sommes à bout de patience », conclut Zagros Hiwa.
Mais les commentaires politiques et les analyses de la situation ne sont pas toujours unanimes, comme en témoignent les propos Pervin Buldan, adjointe à la direction du BDP, au journal turc Radikal. « Le processus de paix est en cours… Nous allons entrer dans la troisième et dernièse phase, qui est la plus importante. Cette étape verra le retour de nos jeunes et des chefs du PKK des monts Qandil en Turquie afin de participer au processus politique. » Par ailleurs, Pervin Buldan remercie l’AKP, le parti turc d’Erdogan, de «soutenir la formation d’un État kurde au « Kurdistan occidental », c’est-à-dire en Syrie, en exprimant le vœu qu’un jour les Kurdes de Turquie obtiennent une « liberté similaire ». Pervin Buldan faisait certainement allusion à la visite de Salih Muslim, le leader du PYD syrien, à Istanbul, où il a rencontré des membres du MIT, les services turcs.
Mais cette interprétation d’un « soutien » à un éventuel État kurde syrien est démentie par des membres du PKK et du PYD. Le journal Asharq Al Aswat a publié les propos d’un responsable du PKK, s’exprimant sous couvert de l’anonymat, dans lequel il accuse, au contraire, la Turquie de soutenir les milices djihadistes comme Djabhat Al Nusra et l’État islamique en Irak (ISIS) : «Il y a clairement un malentendu de la part de ce leader kurde [Pervin Buldan] et la Turquie a pu accepter à contre-cœur que le PYD assume temporairement le contrôle et l’administration des affaires internes du Kurdistan syrien […] Au contraire, la Turquie conspire clairement contre ce parti [PYD].»
Aux accusations de « procrastination » de la part du PKK et du BDP, Recep Tayyip Erdogan réplique toujours avec le même argument, à savoir qu’il est inexact que la guerilla kurde se soit retirée totalement de Turquie : « Seulement 20% ont quitté la Turquie, et ce sont principalement des femmes et des enfants. » Cette dernière affirmation sur la présence d’enfants peut sembler étrange car le PKK est constituté de combattants mixtes, certes, mais voués au célibat, à moins qu’il ne s’agisse d’adolescents très jeunes ayant rallié les montagnes.
Le PKK a répondu dans un communiqué officiel que le retrait « se poursuivait » sans préciser le nombre de combattants passés du côté de la frontière irakienne. Les Kurdes ne sont pas les seuls à critiquer l’inertie du gouvernement.
Lale Mansour, vice-présidente de la « Commission des sages » mise en place par Erdogan pour aider à l’application du processus de paix, a appelé l’AKP à prendre « des mesures urgentes » pour éviter que celui-ci n’aboutisse à une impasse. Lale Mansour insiste sur le besoin de « démocratie avancée » et de « transparence » auprès l’opinion publique, qu’elle soit turque ou kurde. Ainsi Mithat Sancar, vice-président de la délégation des Sages pour la région de Marmara (hors régions kurdes, donc) souligne aussi l’importance d’une démocratisation effective dans tout le pays : « Le gouvernement a omis de faire une déclaration sur le calendrier et les mesures qu’il est supposé prendre dans ce processus. » Selon Mithat Sancar, la fin de l’année parlementaire en Turquie, raison avancée par Erdogan pour différer le vote de son « paquet démocratique » n’était pas un réel blocage à la poursuite de ce processus.
Début août, la Haute Commission électorale indépendante irakienne a approuvé la procédure des futures élections parlementaires dans la Région du Kurdistan d’Irak, fixées au 21 septembre, même si elle avait initialement souhaité leur report au 21 novembre, en même temps que les élections des conseils provinciaux.
La campagne électorale a donc commencé à la fin du mois d’août, sur un ton et un rythme plus modéré et moins passionné qu’en 2009, quand la percée du tout nouveau parti d’opposition Gorran avait changé la donne du bipartisme habituel. Aujourd’hui que ce troisième parti est bien installé dans le paysage politique du Gouvernement régional, la question était surtout de savoir, comme aux précédentes élections, si cette fois-là le mouvement de Nawshirwan Mustafa allait pouvoir battre sur son terrain de Suleïmanieh l’Union patriotique du Kurdistan (UPK).
Au contraire des élections précédentes, l’UPK avait choisi de ne pas faire liste commune avec le Parti démocratique du Kurdistan, tout en réaffirmant sa volonté de perpétuer son alliance politique avec le parti de Massoud Barzani et de faire donc essentiellement campagne contre son rival Gorran.
Mais l’UPK partait avec le handicap majeur d’être toujours officiellement présidé par Jalal Talabani, même si son retrait de la vie politique fait que sur le terrain, c’est son politburo qui en assume la direction. Depuis l’accident de santé du président irakien, les rumeurs au sujet sa mort font surface régulièrement, alimentées par son absence de toute apparition publique depuis décembre 2012, rumeurs toujours démenties, que ce soit par l’entourage familial direct de Jalal Talabani ou les autorités du GRK. L’absence de Jalal Talabani laissant aussi vacante la présidence de l’Irak, Iyad Allawi, à la tête de la Liste irakienne au Parlement de Bagdad, a demandé à ce qu’une délégation irakienne composée de journalistes, de députés et de membres d’organisations civiles soit admise à se rendre en Allemagne afin de rencontrer Jalal Talabani.
Entre temps, le 25 août, une délégation de 35 universitaires kurdes a tenté de rencontrer Jalal Talabani à l’hôpital de la Charité (Berlin) où il est toujours soigné. Le personnel médical leur a seulement transmis un message du président, leur assurant qu’il les rencontrerait dans « quelques jours », ce qui n’a pas eu de suite pour le moment.
En juin 2013, des victimes de l’attaque chimique de Halabja, au Kurdistan d’irak, par Saddam Hussein, le 16 mars 1988, attaque qui avait fait plus de 5000 morts en à peine 48 heures, ont porté plainte contre X pour « génocide et crimes contre l’humanité », en visant des entreprises françaises soupçonnées d’avoir fourni en matériel nocif le gouvernement irakien d’alors. « Le 26 août, le parquet de Paris a pris un réquisitoire pour qu'une instruction soit ouverte contre X des chefs notamment de « complicités d'assassinats », « complicités de tentatives d'assassinats » et « recel » du produit de ces crimes, selon une source judiciaire citée par l’AFP.
Pour des raisons de non rétroactivité, le crime contre l’humanité, qui ne figure dans le code pénal que depuis 1994, n’a pas été retenu. La prescription ou non des faits n’a pas encore été établie par les juges. Les deux avocats de la vingtaine de plaignants constituant la partie civile, le Français David Père et l’Américain Gavriel Mairone affirment être en possession de « plus de cent mille documents » permettant de reconstituer la façon dont l’Irak a pu se fournir en armes chimiques entre 1983 et 1988, c’est-à-dire sur la période allant du début des massacres de masse au Kurdistan (enlèvement et exécution secrète de 8000 membres de la tribu des Barzani), puis de la guerre avec l’Iran (avec usage d’armes chimiques) et enfin la décision de l’Anfal (déportations, exécutions massives, gazage de population), alors que ces crimes étaient, surtout dans les dernières années de la guerre avec l’Iran, largement portés à l’attention de l’opinion publique.
Les documents détenus par les avocats (dont certains sont jusqu’ici restés secrets) mettraient ainsi en cause 427 sociétés de tous pays. Selon Me Mairon, 20 d;‘entre elles ont agi en toute connaissance de cause, et parmi celles-ci, deux sociétés françaises dont le nom n’a pas encore été révélé au public.
Le poète kurde Shêrko Bekas est mort le 4 août d’un cancer, à Stockholm où il était soigné depuis plusieurs mois. Shêrko Bekas est né le 2 mai 1940 à Suleïmanieh dans une famille éprise de littérature et de culture et dont le père, Fayik Bekas (1905-1948), était un poète patriote, plusieurs fois arrêté et emprisonné. Orphelin à l’âge de sept ans, Shêrko Bekas fait toutes ses études primaires et secondaires à Suleïmanieh, En 1959, il part étudier à Bagdad pour y faire des études techniques.
Il commence à écrire à l’âge de 17 ans, et publie des poésies dans le journal Jîn (La Vie) et des nouvelles dans la revue Hetaw (Le Soleil). Très vite, ses poésies paraissent dans des revues littéraires kurdes prestigieuses, comme Rojî Nuwë (Le Jour nouveau) et Hîwa (L’Espoir). Menacé d’emprisonnement en 1965, sous le régime du général Aref, il s’enfuit dans les montagnes et rallia le mouvement de résistance, en animant la radio Dengê Shoreshê (La Voix de la Révolution), et fut aussi un des rédacteurs du journal Dengî Peshmerge (La Voix des Peshmergas).
En 1970, à la faveur de l’Accord de Mars entre le gouvernement irakien et le mouvement kurde, les écrivains kurdes purent à nouveau s’exprimer et publier librement en Irak, En avril 1970, avec les romanciers Hussein Arêf et Kake Mem Botanim, les poètes Djelal Mirza Kerim et Djemal Sharbajêrî, il écrivit un manifeste intitulé « Marsad » (Le Télescope), où les cinq hommes de lettres exprimaient leurs aspirations et leur programme littéraire :
« Nous voulons que nos œuvres et créations littéraires soient adaptées à l’esprit de notre temps, tiennent compte des nouveaux concepts et doctrines et representent un miroir ou un reflet authentique de notre société kurde comme de la société humaine tout entière.
« Notre manifeste constituera ainsi le point de jonction de l’ensemble des courants et des nouvelles idées. Ceux-ci s’y rencontreront malgré la diversité de leurs convictions et de leurs engagements philosophiques et idéologiques, et leurs positions intellectuelles à l’égard de l’homme et de la vie.
« Nous ne nous élevons pas aveuglément contre le patrimoine, nous pensons en effet que l’héritage patrimonial authentique tient lieu de soutien déterminant aux créations et aux tendances nouvelles ; en son sein, nos productions nouvelles sont-elles nées et ont grandi.» « Marsad », nº1, Bagdad, 1970 ; in « Étude sur la poésie kurde contemporaine », Les Petits Miroirs, Shêrko Bekes, trad. Kamal Maroof.
Mais en 1974, la guerre reprit au Kurdistan et il dut à nouveau prendre le maquis. Après la défaite du général Barzani, en 1975, il revint à Suleïmanieh avant d’être assigné à résidence par le pouvoir dans l’ouest de l’Irak, hors du Kurdistan. Mais il continue à écrire et ses poèmes circulent clandestinement dans les milieux de la résistance kurde. En 1984, il réussit à s’enfuir à nouveau dans les montagnes, jusqu’en 1986. Il anima à nouveau la radio kurde de la résistance, prit part à la fondation de l’Union des écrivains kurdes et publia dans de nombreuses revues et bulletins qui paraissaient dans les zones libres » tenues par les Peshmergas.
Invité dans plusieurs pays européens, il choisit de se fixer en Suède jusqu’en 1987. En 1992, il retourne au Kurdistan d’Irak, en partie libéré après la Première Guerre du Golfe et l’instauration d’une zone de sécurité. Il fut nommé ministre de la Culture dans le premier cabinet du Gouvernement régional du Kurdistan. Shêrko Bekas s’est imposé comme une figure rénovatrice de la poésie kurde, avec son recueil paru en 1971, Rûwange (Vision) qui rompt avec la métrique classique et une poésie sans rime et son recours au « poème-affiche » en 1975.
Sa poésie a été traduite en arabe, suédois, danois, néerlandais, français et anglais. L’intégralité de son œuvre poétique a été rassemblée dans deux volumes de mille pages publiés à Stockholm.
Ses obsèques ont eu lieu dans sa ville natale, à Suleïmanieh, et il a été inhumé lors d’une cérémonie nationale dans le parc principal de cette ville, le parc Azadî (Liberté). En plus d’une foule nombreuse, assistaient à ses obsèques le vice-président de la Région du Kurdistan, Kosrat Rassoul, le secrétaire général adjoint de l’Union patriotique du Kurdistan, Imad Ahmed, et l’ancien Premier Ministre de la Région du Kurdistan, Barham Salih, ainsi qu’un certain nombre d’officiels et de représentants du gouvernement. Mais le lieu de cette inhumation est provisoire car il doit se construire, à Suleïmanieh, une « cité culturelle » où un bâtiment doit abriter la sépulture de grandes personnalités culturelles et littéraires de la province.
Un recueil de ses poésies traduites en français par Kamal Maroof est paru en 1995, aux éditions L’Harmattan, dont nous reproduisons quelques poèmes :
La nuit des contes
Hurlent et galopent les vents
telle une femme prise d’épouvante.
Ferment les yeux, les vagues,
Déchiquetés sont les nuages,
dispersés comme du coton cardé
dans le ciel gris de l’Euphrate.
Les nuages sont les plumes d’une colombe blanche,
privée d’ailes,
lorsqu’elle tente de s’envoler
Mon cœur est à présent une grenade pressée,
Je m’assieds en cette nuit près de la cheminée de ma chambre
en face de ma vieille mère.
J’observe ses yeux affaiblis.
C’est la nuit des contes,
Nous rendent visite cette nuit… Las et Khazal*
J’écoute ma mère religieusement
J’écoute : Las parle, Las part
et je voyage avec lui d’une rivière à l’autre
d’un pied de montagne à l’autre,
d’une montagne à l’autre, avec lui, je voyage
et lorsque palpitent les ailes du sommeil
dans mes yeux,
j’entends l’Euphrate, et lui de gémir encore et de crier.
À l’extrémité,
Las part, mettant de longues lieues derrière lui.
*Couple amoureux d’une épopée kurde.
La mort
Quand mourut une feuille d’arbre, mourut l’une de mes lettres,
quand mourut la source de la montagne, mourut un de mes mots,
quand mourut un des jardins de ma vision, mourut une phrase,
mais
Ô fille de dix ans,
Ô fille du village Heleden*
quand ils t’ont tuée
Moururent une dizaine de mes poèmes, d’un seul coup.
* Village de la province de Suleïmanieh.
Adresses
Point de nom de ville
ni de quartier
ni de rue
Point de numéro de téléphone
ni de boite postale
que je possède
Mais
Chaque jour
Le long de la route
Me parviennent des lettres vertes
du lointain… et d’à côté
Car
ma poésie est elle-même le facteur de l’amour
Et mon adresse
la tranchée du dernier martyr.
La route
Un certain jour
La terre enfanta un volcan
De celui-ci naquit le Kurdistan
Le Kurdistan engendra Ararât
D’Ararât sont nés les Kurdes
Des Kurdes sont nés des jumeaux : la peine et le défi
Et de ceux-ci naquit la voie* de Yilmaz Güney.
*Yol.
Le premier et le dernier des cris
Une minute, trente secondes, quelques tic tac tic…
Avant onze heures
Le ciel était semblable à l’âme de Mewlewî*
Clair et pur
Pareil à la monture d’Ehmed Mukhtar**
La beauté du printemps était dans le hennissement du cheval
Et le sommet de Gulan
Avait mis une rose-étoile de Shem***
dans les cheveux de Goran****
Une minute, trente secondes, quelques tic tac…
Avant onze heures
Sous le plafond d’une chambre
À Halabjah
Il y avait une famille
Le père, la mère et une petite fille
Quelques tic tac… avant onze heures
La mère balançait le berceau
Et le petit enfant souriait.
Allongé, le père
Écoutait une cassette.
Onze heures ont sonné
Dong ! Deux à trois fois
Une fumée tel le cœur d’Ibn ‘Oujah
Et l’air, de mourir
Et le printemps, de mourir
Le père, la mère et l’enfant
À onze heures
Sous le plafond d’une chambre
À Halabjah
Sont devenus trois pierres
D’une statue
Ils se sont tous embrassés.
Après onze heures
Une ville pareille
À une colombe étranglée
Son cou brisé sous les ailes
Sa voix étouffée
Dans une ville du sud
Pas de cri d’oiseau, ni de piaillement d’oisillons
Ni de chuchotement
Ni de clameur
Ni de soupir
Ni âme qui respire
Après onze heures.
Seul le cri d’une voix dans cette ville
Parvient aux oreilles de la montagne
À travers l’arsine*****
Et rame pour atteindre
Les rivages de la vie.
Seule, cette voix
Après onze heures
La voix d’une bande magnétique
Dans la chambre
Qui joue l’hymne des armes et des combattants.
Poète kurde (1806-1882)
* Poète kurde assassiné en 1935.
** Nom d’une couronne dans une épopée kurde.
**** Poète kurde (1904-1962)
***** Gaz toxique.