Cinquante activistes kurdes, dont des députés, ont entamé le 5 septembre une grève de la faim en protestation contre l’isolement où est maintenu depuis l’été 2015 le leader kurde emprisonné Abdullah Öcalan, interdit de visite depuis la reprise des combats entre le PKK et les forces de sécurité turques. Finalement le 12, Öcalan a pu pour la première fois depuis 2 ans recevoir pour la Fête du sacrifice (Kurban bayrami) musulmane une visite de son frère Mehmet. Dans une conférence de presse donnée ensuite, celui-ci a déclaré qu’Öcalan avait qualifié la guerre en cours de «guerre aveugle, une guerre qu’aucun camp ne peut gagner».
Malheureusement, cette guerre s’est poursuivie durant tout le mois sur le terrain, avec dès le 3 la mort de 13 soldats turcs et d’un garde de village dans trois accrochages différents dans les provinces d’Hakkari, Van et Mardin. Le 7, le PKK a annoncé avoir détruit lundi 5 trois hélicoptères militaires turcs sur leur terrain d’atterrissage dans le district de Cukurca (province de Hakkari) et tué 10 soldats (une attaque niée par les autorités jusqu’à ce que le PKK en diffuse une vidéo le 14). Le 11, la chasse turque a répliqué en frappant le PKK au Kurdistan d’Irak. Le 12 au soir à Van, un poste de contrôle de la police près des locaux de l’AKP et du bureau du gouverneur a été frappé par une attaque à la bombe, qui a fait 48 blessés selon les autorités, revendiquée le 14 par le PKK. Le 17 dans la province de Hakkari, trois militaires et quatre militants kurdes ont été tués et trois soldats blessés dans différents accrochages. Le 19 de nouvelles frappes aériennes ont visé les bases du PKK en Irak. Selon l’agence Doğan, un couvre-feu a été imposé le 23 sur 18 villages de la province de Diyarbakir, et un soldat a été tué dans les jours suivants dans le district de Lice, ainsi qu’un garde de village dans la province de Şırnak. Le 26, au moins trois passagers d’un bus militaire ont été tués par une mine sur la route Derîk-Kiziltepe. Le 27, l’aviation turque a de nouveau frappé le PKK à Qandil, visant un dépôt de munitions et des abris, tandis que le même jour, une autre attaque à la bombe sur une route de la province de Mardin tuait 2 soldats et 2 gardes de village et faisait 6 blessés. Dans un autre incident, 6 soldats turcs ont été tués dans des combats près d’Uludere, près de la frontière irakienne. Enfin, le 30, de nouvelles frappes aériennes ont visé le PKK au Kurdistan d’Irak et dans la province de Hakkari, où la veille 3 gardes de village avaient été tués…
Sur ce fonds de poursuite des violences, le gouvernement a continué d’utiliser le prétexte du coup d’état manqué pour poursuivre ses attaques contre les médias, les enseignants et les élus kurdes. Après l’hebdomadaire de gauche Özgür Gündem, attaqué par la police et fermé en août dernier, c’est le journal Azadiya Welat, seul quotidien kurde du pays, qui a été visé. La police a lancé un raid contre ses locaux dans le quartier Bağlar de Diyarbakir: tandis que les forces spéciales bloquaient l’accès à l’immeuble, contrôlant tous ceux qui entraient ou sortaient, les 28 employés du journal ont été arrêtés, leurs téléphones portables et papiers d’identité saisis – de même que les visiteurs présents lors du raid. A noter que le rédacteur en chef d’Özgür Gündem, Zana Bilir Kaya, et un de ses journalistes, Inan Kizilkaya, sont toujours détenus dans des conditions sévères à Silivri (en Turquie d’Europe, à environ 50 km à l’ouest d’Istanbul), en compagnie de personnes impliquées dans le coup d'Etat. Par ailleurs, selon l’AFP, les autorités turques ont suspendu le 29 la diffusion par le satellite TürkSat des programmes de dix stations de télévision, dont Zarok TV, la première chaîne kurde pour enfants. Sont concernées trois autres stations émettant en kurde, trois en turc et en kurde, et trois autres émettant en turc mais considérées comme «pro-kurdes». Hayatın Sesi TV, Azadi TV, Jiyan TV, Van TV, TV10, IMC TV sont concernées. Aucune des stations concernées n’a reçu de notification officielle d’interdiction. Le lendemain, ce sont 20 stations au total qui ont été concernées par un décret d’interdiction, parmi lesquelles certaines dirigées par des Kurdes ou des alévis, et en particulier IMC TV, probablement visée parce qu’elle n’a jamais hésité à couvrir de manière critique pour les forces de sécurité les combats se déroulant depuis l’été 2015 dans les régions kurdes. L’un des journalistes d’IMC, Hamza Aktan, a déclaré à Reuters: «Tout ceci n’a rien à voir avec le coup d’État. Le but est de faire taire les derniers médias indépendants qui couvrent la question kurde et les violations [des droits de l’homme] commises par l’Etat».
Les enseignants aussi ont été visés par la répression. Le 8 septembre, une source anonyme du Ministère de l’éducation a annoncé que 11.500 d’entre eux avaient été placés en congé tout en continuant à percevoir leurs salaires, en attente des résultats d’une enquête sur leurs liens éventuels avec le PKK. Le 9 à Diyarbakir, les enseignants suspendus ont organisé des manifestations de protestation rassemblant plus de 200 participants chantant des slogans anti-fascistes, au cours desquelles la police a selon l’AFP arrêté au moins 30 personnes, avant que le gouverneur de Diyarbakir n’impose un couvre-feu sur une dizaine de quartiers de la ville. Dans la province de Tunceli (Dersim), plus de 400 enseignants ont aussi été suspendus. Au 19 septembre, première rentrée scolaire depuis la tentative de coup d’état, le vice-Premier ministre Nurettin Canikli a annoncé que 27.715 enseignants avaient été démis durant l’été, certains pour des soupçons de liens avec Gülen, mais 11.500 enseignants kurdes pour des liens avec le PKK. Le vice Premier ministre a par ailleurs indiqué que 445 enseignants avaient été blanchis et que 9.465 demeuraient suspendus en attente des résultats de l’enquête, ajoutant que les enseignants démis seraient remplacés d’ici le 10 octobre, les examens pour intégrer 20.000 nouveaux enseignants étant en cours…
Enfin, la répression s’est amplifiée contre les élus du parti «pro-kurde» HDP, élus locaux (maires, conseillers municipaux) ou députés. Le 5 septembre, la 2e cour criminelle de Diyarbakir a décidé de forcer à comparaître si nécessaire les députés HDP inculpés dans «l’Affaire du KCK» (152 personnes poursuivies depuis octobre 2010 pour «appartenance au réseau urbain du PKK»), dont sept députés, incluant celui de Diyarbakir Çağlar Demirel (secrétaire adjoint du groupe parlementaire HDP), celui d’Urfa Osman Baydemir, d’Ağrı Dirayet Taşdemir, de Muş Ahmet Yıldırım, de Siirt Besime Konca, du Dersim Alican Önlü et de Van Nadir Yıldırım. Les poursuites, interrompues par l’immunité parlementaire, ont repris aussitôt celle-ci levée. L’Etat a également démis 28 maires de municipalités kurdes, 24 pour «liens avec le PKK» et 4 avec Gülen, nommant pour les remplacer des administrateurs non élus proches de l’AKP: le 10, Suleyman Soylu, qui a succédé début septembre à Efkan Ala au Ministère de l’intérieur, a annoncé que son ministère prendrait sous 15 jours le contrôle direct de 28 municipalités HDP, ajoutant ironiquement que ces villes «ne [seraient] plus dirigées depuis Qandil» (lieu d’implantation du PKK en Irak). En fait, les co-maires visés ont été démis dès le lendemain, dont ceux de Sur, Silvan, Batman, Hakkari et Nusaybin. Le Ministère de l’intérieur a indiqué que 12 des maires démis avaient été arrêtés. Le HDP a condamné les nominations de remplaçants non élus, déclarant qu’elles violaient la Constitution turque et la Convention européenne des Droits de l’homme, et la députée HDP Meral Danış Beştaş, qualifiant cette pratique de «coup d’Etat», a déclaré que les conseils municipaux et les co-maires des municipalités concernées ne reconnaîtraient pas l’autorité de ces administrateurs. Le Ministre de la justice, Bekir Bozdağ a accusé les maires démis d’avoir utilisé leur mandat pour «financer les terroristes», et le 12, Erdoğan a déclaré disposer de preuves en ce sens, ajoutant que «la décision de les démettre aurait due être prise plus tôt». L’Ambassade des USA à Ankara a exprimé sa préoccupation à propos des violences qu’avait provoquées cette décision, rappelant l’importance qu’elle attachait au «droit à l’expression politique pacifique, comme reconnue dans la Constitution turque», et appelant à procéder à des élections anticipées pour remplacer les maires démis. Le ministre de l’intérieur a le 14 qualifié cette déclaration d’ «inacceptable et provocatrice», tandis que le ministre des affaires étrangères Mevlut Çavuşoğlu protestait au téléphone auprès du Secrétaire d’Etat américain John Kerry, déclarant ensuite qu’«aucun ambassadeur n’est gouverneur de la Turquie».
Parallèlement à ces attaques contre des co-maires HDP, la police turque a lancé le 16 une opération «anti-terreur» au cours de laquelle ont été arrêtés plusieurs responsables de ce parti, dont son vice co-président, Alp Altinörs, arrêté après un raid sur sa maison et inculpé par le bureau du procureur de Tokat de «participation à une organisation terroriste». Le HDP a indiqué dans un communiqué qu’Altinörs avait été arrêté parce qu’il avait assisté aux obsèques de Zakir Karabulut, un cadre HDP de Tokat tué lors de l’attentat-suicide attribué à Daech le 10 octobre 2015 devant la gare d’Ankara! Le 20, la police a effectué un raid sur les locaux de Hakkari du DBP (Parti démocratique des régions, composante régionale kurde du HDP), où se tenait une grève de la faim contre la prise de contrôle de la municipalité par un administrateur après l’arrestation du maire. Dans une conférence de presse donnée après une visite au Parlement européen faite sur invitation de son président, Martin Schulz, le co-président du HDP, S. Demirtaş, a accusé le Président turc d’être responsable de la déstabilisation du pays et a demandé au Parlement européen, qui selon lui suit déjà de très près la situation en Turquie «davantage d’actions concrètes». Demirtaş a aussi rappelé que le co-président du DBP Kamuran Yüksek était incarcéré depuis 165 jours sans avoir été auditionné. D’autres instances internationales expriment leurs préoccupations pour l’état des Droits de l’homme en Turquie : le 13, le Haut commissaire aux Droits de l’Homme de l’ONU, Zeid Raad Al-Hussein, a déclaré à l’ouverture de la 33e session du Conseil des Droits de l’homme qu’il continuait à recevoir régulièrement des plaintes de Turquie et a demandé au gouvernement turc d’autoriser une inspection des régions kurdes du pays. Il a annoncé qu’une équipe de suivi de la situation allait être constituée à Genève, ajoutant que les plaintes reçues, concernant «des exécutions de civils, des exécutions extrajudiciaires, des déplacements massifs de population», suggéraient l’existence de violations du droit international et des Droits de l’homme. Les Nations unies avaient déjà demandé des enquêtes auparavant, notamment sur la mort d’une centaine de personnes brûlées vives dans une cave d’immeuble à Cizre. Enfin, de nombreux observateurs craignent que les forces de sécurité de l’Etat turc n’aient commencé à renouer avec une triste pratique des années 90, l’usage des «disparitions forcées» d’opposants, qui avaient touché des milliers de personnes: le président du DBP de Şırnak, Hurşit Külter, a disparu dans cette ville fin mai dernier après avoir selon des témoins été arrêté, et aucune des demandes d’éclaircissement sur son sort adressée aux autorités n’a reçue de réponse. Le Parlement turc a voté en juin une loi attribuant l’impunité aux forces de sécurité pour les actes commis lors des opérations militaires dans les zones kurdes…
Face au durcissement de la politique turque à l’égard des Kurdes, la double nationalité ou une nationalité étrangère ne semblent plus d’aucune protection. Ainsi une jeune toulousaine d’origine kurde, Ebru Firat, a été arrêtée le 8 lors de son escale à l’aéroport d’Istanbul alors qu’elle revenait d’une visite à sa famille, réinstallée récemment à Diyarbakir. Repartant vers Toulouse pour y chercher du travail, Ebru avait eu le tort de se rendre au Rojava pour combattre Daech lors d’un séjour précédent et d’apparaître dans un reportage de France 2. Accusée de préparer un attentat terroriste à Istanbul (alors qu’elle n’y était qu’en escale), elle risque 20 ans de prison. Dès le 16, un comité de soutien s’est constitué dans sa région…
La Turquie poursuit ses opérations anti-kurdes au Rojava. Après avoir démenti la trêve avec les YPG kurdes de Syrie (acronyme kurde pour les Unités de protection du peuple, Yekînekanî Parastinî Gel) annoncée par le Pentagone, les militaires turcs ont commencé le 1er septembre à pilonner les bases des YPG dans la région d’Afrîn. Le 2, le président turc a rejeté les annonces du PYD (Partiya Yekitîya Demokrat, Parti de l’unité démocratique) comme du Pentagone selon lesquelles les combattants des YPG avaient quitté Manbij et regagné la rive est de l’Euphrate, et selon l’Agence Firat, à Kobanê les forces de sécurité turques ont ouvert le feu sur des manifestants kurdes rassemblés côté syrien pour protester contre la construction en cours d’un mur entre Rojava et Turquie empiétant selon eux de 20 m côté Rojava. Selon le responsable de la Santé de la ville, Hikmet Ahmed, plus de 80 personnes visées par les gaz lacrymogènes et les balles réelles ont été blessées, dont 7 gravement, et selon les YPG, un jeune homme de 17 ans a été tué. Les protestataires auraient cependant réussi à repousser le mur du côté turc de la frontière. Deux jours plus tard, le 4, la Turquie a ouvert un nouveau front en envoyant dans la ville syrienne de Al-Rai, à environ 55 km à l’ouest de Jerablous, une force de blindés accompagnée de rebelles arabes et turkmènes affiliés à l’ASL (Armée syrienne libre), qui a aussi pris plusieurs villages à l’est et au sud de la ville. La Turquie a affirmé ne pas vouloir demeurer en Syrie, mais seulement protéger sa frontière de Daech et des YPG. Le même jour, le Premier ministre turc a annoncé que les djihadistes de Daech avaient été expulsés du dernier point qu’ils tenaient à la frontière turco-syrienne, précisant que celle-ci avait été sécurisée «de Azaz à Jerablous». Le 7, les YPG ont annoncé que l’armée turque avait encore la veille au soir pilonné leurs positions dans des villages près de Kobanê et d’Hassakeh, et le 8, l’armée turque a de nouveau frappé la région d’Afrîn. Les YPG, dont six combattants ont été tués, ont menacé d’une riposte si ces attaques se reproduisaient, annonçant aussi que le village de Koreli, à l’ouest de Kobanê, avait été pilonné. Le même jour, le ministre de la défense turc, Fikri Işik, a déclaré que la Turquie «ne laisserait pas les YPG étendre leur territoire et gagner en puissance en se servant du prétexte des opérations contre Daech», ajoutant que les combattants des YPG ne s’étaient pas encore retirés à l’est de l’Euphrate comme promis par les États-Unis avant la prise de Manbij. Işik a précisé que la Turquie pourrait soutenir une opération anti-Daech sur Raqqa, mais à condition que celle-ci soit menée «par des habitants de la région et non les YPG».
A côté de ses opérations militaires, la Turquie soumet le Rojava à un blocus dont la construction du mur frontalier de Kobanê n’est qu’un aspect. Selon Meike Nack, porte-parole de la fondation des femmes libres du Rojava (Weqfa Jina Azad a Rojava, WJAR), «les gardes-frontières turcs n’hésitent pas à tirer sur ceux qui tentent de faire passer des provisions», et les autorités du Rojava se plaignent que l’embargo leur est également appliqué par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) au point de passage de Pesh Khabour avec le Kurdistan irakien, et que l’ouverture de la frontière décidée par le GRK le 8 juin est en réalité très sélective et que de nombreuses personnes se voient dénier le passage. Le PDK, qui domine le GRK, ne reconnait pas l’administration du Rojava, dirigée par le PYD. Malgré ces difficultés, le Rojava reçoit tout de même de l’aide extérieure: le 15 septembre, un chargement de 25 tonnes de médicaments et d’équipement médical envoyé par la Direction générale de la santé de la province de Sulaimaniya est parvenu à Kobanê. La province avait déjà envoyé deux chargements médicaux, le précédent faisant 45 tonnes. Le 27, le Croissant Rouge Kurde a pu ouvrir le premier «Hôpital de Kobanê», comprenant des services de pédiatrie, chirurgie (dont la chirurgie orthopédique), obstétrique, et un laboratoire d’examens biologiques.
Enfin, la Turquie utilise comme relais de sa politique anti-kurde les groupes qu’elle soutient dans la Région. Ceux-ci vont même parfois plus loin qu’Ankara dans leurs dénonciations. Alors que la Turquie entretient de bonnes relations avec le GRK et le PDK, le responsable de la délégation de l’opposition syrienne à Genève, Asaad Al-Zubi, a qualifié le 19 dans une interview sur Sky News de «groupes terroristes» non seulement les Kurdes du PYD mais aussi ceux du Conseil National Kurde, qui rassemble les partis de l’opposition kurde au PYD, soutenue par le PDK Irakien! Un peu auparavant, le responsable du Front turkmène à Kirkouk, Arshad Salihi, avait appelé le gouvernement irakien à «agir contre la menace du PKK» en Irak, accusant notamment ce parti d’avoir incité les tensions entre Kurdes et Turkmènes à Tuz Khurmatu et «de représenter une menace pour les Turkmènes». Lors d’une conférence de presse, Hacal Salim Zilan, un commandant du PKK à Kirkouk, a dénié que son parti possède même des forces à Tuz Khurmatu et a accusé à mots couverts Salihi de répéter ce que lui soufflait la Turquie, ajoutant que le PKK combattait Daech. Le lendemain, c’est un général de peshmergas de l’UPK, Westa Rassoul, qui a répondu à Salihi en rappelant que le PKK avait en août 2014 répondu à la demande d’assistance du gouverneur Najmaddin Karim pour défendre la ville contre les djihadistes, alors que Salihi n’avait même pas visité un seul peshmerga blessé à l’hôpital… Rassoul a ensuite à son tour accusé le leader turkmène de parler en réalité au nom de la Turquie. Le 25 cependant, le Front turkmène a cette fois dénoncé dans un communiqué la récente visite à Kirkouk du co-président du HDP, Selahettin Demirtaş, la caractérisant comme «une tentative pour effacer l’identité turkmène de Kirkouk»…
Bien que Daech et le PYD soient mentionnés sur un pied d’égalité dans les objectifs officiels de l’opération turque en Syrie, de nombreux commentateurs ont caractérisé celle-ci comme essentiellement destinée à empêcher les Kurdes syriens du PYD de contrôler une zone continue le long de la frontière turque : les Turcs, ne pouvant obtenir la création d’une zone de sécurité dans le nord syrien, auraient décidé de la créer eux-mêmes. Une telle opération n’a pu se faire sans l’aval des Américains et les analystes estiment que les États-Unis, mais aussi la Russie, avec laquelle la Turquie a récemment repris les contacts, ont dû au moins tacitement approuver celle-ci. La question se pose donc de savoir si le Pentagone, qui avait fait des Kurdes du PYD ses partenaires principaux sur le terrain, se prépare à présent à les lâcher… C’est bien l’analyse qu’exprime crûment Jean Périer dans son article de New Eastern Outlook du 5 septembre: «En balançant les Kurdes sous le bus, la Maison Blanche n’a pas seulement résolu le problème de l’amélioration de ses relations avec la Turquie en évitant qu’Ankara ne renforce ses liens d’amitié avec Moscou. Elle a également réduit de manière significative l’intensité des demandes d’Ankara pour une extradition de […] Fethullah Gülen en la réduisant à un aspect purement juridique, facilitant ainsi la mission de Joe Biden en Turquie». Par ailleurs, un chercheur du Center for a New American Security (CNAS) envisage que les Kurdes du PYD aient pu être victimes d’un accord entre le régime de Damas et la Turquie, négocié justement lors des récents contacts entre Ankara et Moscou: la Turquie aurait été de fait «autorisée» à empêcher les Kurdes d’unifier leurs zones dans le nord, mais en échange elle laissait les mains libres à Assad à Alep… La complexité de la situation est bien illustrée par le fait que dans ce contexte, alors que Brett McGurk, l’envoyé spécial anti-Daech de la Maison Blanche, venait de rencontrer de nouveau les Forces démocratiques syriennes (FDS) – après avoir tenu plusieurs réunions avec des responsables turcs – le 8, le porte-parole du Département d’Etat Mark Toner a demandé au Haut Comité pour les négociations de l’opposition syrienne de «se rapprocher des Kurdes» et de les inclure dans les prochaines négociations de paix. Puis le 22, alors que le Pentagone déclarait envisager de faire parvenir des armes aux FDS avant le lancement de l’opération sur Raqqa, le Président turc Erdoğan accusait à New York les États-Unis d’avoir déjà envoyé «à ces groupes terroristes» deux avions d’armes. Le 26, le vice Premier ministre turc Numan Kurtulmus a exprimé sa satisfaction à ce qu’une proportion importante des combattants kurdes des YPG qui se trouvaient dans la ville syrienne de Manbij aient commencé à se retirer vers l’est de l’Euphrate.
Pris à partie au nord par l’armée turque et les rebelles syriens soutenus par celle-ci, les YPG continuent en parallèle la lutte contre Daech au sud. Ils ont annoncé le 13 septembre avoir repoussé la veille une attaque des djihadistes au sud de la ville d’Hassakeh, et avoir pris le contrôle de deux nouveaux villages dans la zone des combats.
Malgré le contexte militaire difficile dans lequel se trouve le Rojava, la construction du système fédéral proclamé le 17 mars dernier se poursuit: la co-présidente de l’Assemblée constituante de la Région fédérale du Rojava, Hadiya Youssef, a annoncé le 8 que la première réunion de celle-ci se tiendrait début octobre, et elle a le 14 réitéré la détermination des Kurdes à connecter entre eux leurs trois cantons, ajoutant que la seule solution en Syrie était politique et que le fédéralisme était le meilleur choix pour cela. Elle a également déclaré que la trêve négociée entre les USA et la Russie échouerait si l’incursion turque ne s’arrêtait pas. Le 20, les autorités du Rojava ont commencé un processus de recensement destiné à permettre l’établissement des listes électorales nécessaires à la nomination du Conseil fédéral. De son côté, Salih Muslim, co-président du parti kurde de Syrie PYD, est intervenu le 1er septembre devant le Parlement européen pour défendre le projet du PYD au Rojava, qu’il a présenté comme «multi-ethnique et démocratique», demandant aux pays de l’Union européenne de faire pression sur le Kurdistan du sud à propos de l’embargo exercé contre le Rojava et de demander au GRK d’ouvrir la frontière avec le Rojava de manière claire, notamment pour y permettre l’entrée de médicaments. Muslim a également accusé la Turquie d’avoir partie liée avec Daech et a affirmé que le PYD disposait de documents prouvant cette implication. La défense du projet fédéral a été réitérée lors du 8e congrès du PYD, tenu à Bruxelles le 25 septembre en présence de 700 délégués venus de toute l’Europe, les co-présidents Asya Abdullah et Salih Muslim, ont déclaré que «le PYD se basait sur un paradigme démocratique selon les orientations données par Abdullah Öcalan» et qu’il voulait «instaurer au Rojava un système démocratique dans lequel toutes les identités et les cultures pourraient vivre librement», ajoutant que «l’expérience du Rojava et du Nord syrien peut servir d’exemple pour l’ensemble du territoire syrien» et que «chacun devrait savoir que les problèmes du Moyen Orient et de la Syrie ne peuvent être résolus tant que le problème kurde ne l’est pas». Dans la même orientation, les intervenants suivants ont exprimé ne pas vouloir la partition de la Syrie, mais au contraire proposer un modèle applicable à l’ensemble du pays. On peut porter au crédit du projet fédéral du Rojava le fait que certains langages discriminés en Syrie depuis des décennies puissent à présent être admis comme supports d’enseignement. Ainsi du syriaque, une langue dans laquelle 50 enseignants du canton de Jézireh devraient pouvoir démarrer les cours lors de cette rentrée scolaire: selon la Constitution provisoire de la Région fédérale, les trois langues officielles du canton sont en effet le kurde, l’arabe et le syriaque.
Le 30 septembre, le représentant du PDK pour Mossoul, Said Mamuzini, a déclaré à l’agence russe Sputnik que la grande offensive sur cette ville serait lancée durant la première semaine d’octobre. La semaine précédente, le 23, un autre commandant de peshmergas devant participer à l’attaque, Sheikh Jaffar Moustafa, avait annoncé que les peshmergas ne rentreraient pas dans la ville, mais se borneraient à pénétrer sur les territoires qu’ils considèrent comme kurdes, ajoutant qu’un comité commun Erbil-Bagdad avait été constitué sous la supervision des Américains pour coordonner l’opération et résoudre tout problème en commun. Moustafa a aussi indiqué que les unités de mobilisation populaire (milices d’obédience chiite) avaient été informées qu’elles ne pourraient pas pénétrer dans la ville lors des premières phases de l’offensive. C’est que l’encerclement préparatoire de Mossoul implique de nombreux partenaires: armée et police militaire irakiennes, unités de mobilisation populaire, coalition internationale contre Daech, qui doit apporter un soutien aérien, et les peshmergas kurdes, qui tiennent en particulier les lignes d’approvisionnement à l’est et à l’ouest de la ville. Cependant, l’entente n’est pas facile entre toutes ces forces aux intérêts parfois divergents. Un chef de milices chiites a récemment déclaré que ses forces «n’avaient pas besoin des peshmergas pour reprendre la ville», tandis que le gouvernement central irakien craint que les pechmergas ne conservent les territoires qu’ils reprendront aux djihadistes, car l’opération se déroulera en grande partie dans des territoires dont le contrôle est contesté entre Région du Kurdistan et gouvernement de Bagdad. Les tensions entre forces différentes présentes sur les mêmes territoires ont parfois dégénéré en affrontements, comme le 19 à Tuz Khurmatu entre peshmergas et forces de sécurité irakiennes, où un membre de ces dernières a été blessé après que son véhicule ait tenté de forcer le passage à un point de contrôle des peshmergas.
Tandis que la préparation de l’offensive sur Mossoul avançait, les accrochages entre pechmergas et Daech se sont poursuivis tout au long de ce mois. Le 2, deux pechmergas ont été tués par des pièges explosifs et deux autres blessés dans une attaque des djihadistes, justement sur Tuz Khurmatu. Les morts sont survenues alors que l’attaque avait été repoussée et les djihadistes en retraite. Le 14 au soir, Daech a lancé une attaque au mortier contre les lignes des pechmergas à Bashiqa, à 25 km au nord-est de Mossoul, faisant un blessé grave, ensuite décédé à l’hôpital. Les djihadistes attaquent toujours quotidiennement mais selon le commandant de la zone concernée, ils ont maintenant perdu la capacité de s’approcher des pechmergas et se contentent à présent de tirs d’artillerie à distance. Cependant, le 16 au matin, un peshmerga a été tué par un sniper, et le 18 au matin, six autres dans une série d’attaques suicide ensuite repoussées sur les fronts de Gwer, Khazir, et Bashiqa. Une autre attaque, cette fois sur Shingal (Sinjar), a été repoussée le 26, et une autre le 28 au matin sur le village de Wanke, au nord-ouest de Mossoul près du grand barrage, où un commandant des peshmergas a été tué. Selon la chaîne kurde Rûdaw, 1.800 pechmergas ont perdu la vie et plus de 9.000 ont été blessés depuis l’été 2014 dans la guerre contre Daech, qui a coûté un milliard de dollars au GRK, soit environ un million par jour. Ces dépenses ont dû être assurées sans aucune participation du gouvernement de Bagdad, qui a cessé de verser le budget fédéral alors que les prix du pétrole, autre source possible de recettes pour les Kurdes, s’étaient effondrés. Ce défaut de paiement de Bagdad a également affecté la province de Kirkouk, qui a annoncé le 1er du mois ne pouvoir payer les 95 millions de dollars qu’elle doit aux sous-traitants de 300 projets, fonds parfois dus depuis 2014.
Pour l’opération prévue sur Mossoul, les États-Unis ont accordé une aide financière de 415 millions de dollars pour payer les soldes des unités impliquées et aussi joué un rôle important dans la préparation logistique en équipant quasiment totalement deux brigades de peshmergas, une de l’UPK et une du PDK. En début de mois le retard de paiement des soldes des pechmergas était encore de quatre mois, mais les fonds nécessaires sont arrivés dans une banque privée à Bagdad. Les autres fonctionnaires kurdes ne bénéficient malheureusement pas d’une telle aide extérieure, et le 5, les employés du bureau des impôts à Sulaimaniya sont entrés en grève pour exiger le paiement de leurs salaires en retard, suivis le 7 par la police de la circulation de la ville, alors que le 12 ce sont les enseignants qui sont de nouveau descendus dans la rue pour protester contre les deux mois de retard de paiement de leurs salaires. Ces manifestations d’enseignants, du primaire à l’université, se sont étendues le 26 aux principales villes grandes et moyennes, tandis que le syndicat des enseignants annonçait le boycott de la rentrée, programmée ce même jour – sans donner cependant de consigne stricte à ses adhérents. Nombreux sont les habitants de la Région du Kurdistan à être affectés par ces difficultés économiques et financières: selon le ministère du Travail et des Affaires sociales, près de 680.000 personnes (sur 5,5 millions) vivent avec moins de 105.000 dinars irakiens par mois (environ 87 US$), seuil de pauvreté en Irak et au Kurdistan selon les normes de la Banque mondiale. Le chômage «officiel» a quasiment triplé, passant de 4,8% en 2010 à 13,5% (le chômage réel est probablement beaucoup plus élevé). Le 22, le Ministre de la planification du GRK, Ali Sindi, a à son tour communiqué des estimations chiffrées sur la situation économique et sociale du Kurdistan, selon lesquelles le chômage est beaucoup plus élevé chez les jeunes et les femmes: 29,4% pour les femmes contre 9% seulement pour les hommes, et pour les personnes de 15 à 24 ans, 69% et 24% respectivement. Sindi a appelé les institutions internationales, et en particulier la Banque mondiale et le FMI, à soutenir le plan de réformes sur trois ans du GRK, qui prévoit des incitations au développement du secteur privé. Actuellement, 53% de la population de la Région dépend du gouvernement régional pour ses revenus.
Dans ce contexte économique difficile, le GRK craint que la bataille de Mossoul ne vienne encore aggraver la situation en provoquant un afflux de réfugiés. Par exemple, la petite ville kurde de Dibaga, habituellement de 2.000 habitants, compte maintenant 38.000 résidents, pour la plupart des réfugiés ayant fui Daech pour un camp situé près de la ville… Peut-être une lueur d’espoir toutefois, selon des chiffres avancés le 19 par la chaîne de télévision NRT: suite à la reprise des exportations de pétrole, qui ont atteint 607.000 barils par jour sur 14 jours en septembre, le GRK pourrait bientôt être de nouveau en mesure de payer les salaires de ses fonctionnaires, qui se montent en tenant compte des dernières mesures d’austérité et de baisse des rémunérations à de 430 millions de dollars, alors que ses dernières exportations devraient lui en rapporter 652.
Sur le plan politique interne, la situation de la Région du Kurdistan n’a guère progressé en septembre. Le parlement d’Erbil n’a toujours pas été réactivé, tandis que de nouvelles lignes de fracture se sont faites jour, cette fois-ci à l’intérieur même de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), le parti de l’ancien président irakien Jalal Talabani. Le 2 septembre, les deux secrétaires généraux adjoints de l’UPK, Barham Saleh, ancien Premier ministre du GRK, et Kosrat Rasoul, ancien Premier ministre et un important commandant militaire, ont annoncé avoir créé un «Organe de décision» pour mettre fin à des irrégularités dans la prise de décisions au sein de l’UPK. Très rapidement, Lahur Talabani, responsable des services de renseignements du parti (Dezgayî Zaniyarî), Mala Bakhtiyar, directeur général du Bureau politique, et Hêro Talabani, la femme de l’ancien dirigeant Jalal Talabani, ont dénié toute légitimité à cet organe.
Ces tensions internes entre dirigeants de l’UPK se surimposent apparemment à des désaccords sur la politique pétrolière de la Région du Kurdistan, et interviennent notamment après un accord Bagdad-Erbil sur l’exportation conjointe de pétrole de Kirkouk via la Turquie, une décision à laquelle Hêro Talabani a exprimé son opposition le 8 septembre, déclarant qu’elle était injuste pour les habitants de Kirkouk. Le même jour, le responsable du Comité des ressources naturelles du parlement, le Dr. Sherko Jawdat, a accusé sur sa page Facebook certains membres de l’UPK d’exporter du pétrole depuis Kirkouk vers l’Iran sans en informer le GRK et sans déclarer les revenus ainsi obtenus. Mais Ahmad Askari, son homologue pour la province de Kirkouk, a déclaré ne pas être informé d’exportations illégales… Suite à ces accusations, le chef du Front Turkmène, Arshad Salihi, a exprimé le 13 son inquiétude que le pétrole de Kirkouk puisse être approprié par un parti, quel qu’il soit, ajoutant que les Turkmènes n’avaient eu aucune information sur l’accord de partage passé en août entre Bagdad et Erbil, et qu’ils estimaient «avoir droit à une part de ce pétrole, tout comme les Kurdes». Ces accusations se croisent alors que, de Bagdad à Erbil en passant par les membres des différentes communautés habitant la province, la question se pose du devenir de la province de Kirkouk (et de son pétrole…) une fois que Daech en aura été chassé. Selon les déclarations en date du 7 septembre d’une personnalité politique kurde, Siru Qadir, Massoud Barzani a proposé au gouvernement central que la province de Kirkouk soit après sa reprise à Daech divisée en trois parties, et que les résidents de chacune de ces nouvelles provinces puissent choisir leur sort par référendum.
Ces conflits internes à l’UPK n’ont pas empêché ce parti et le mouvement Gorran («Changement») d’annoncer le 11 l’unification de leurs représentations au parlement de Bagdad, selon l’accord passé entre les deux partis le 14 mai dernier. Le nouveau bloc disposera de 30 voix, grâce aux 21 sièges de l’UPK et aux 9 de Gorran. La veille, le 10, les quatre ministres Gorran du GRK suspendus en octobre 2015 par le Premier ministre PDK Nechirvan Barzani avaient envoyé des lettres de démission à leur parti et au GRK, justifiant leur décision par la détérioration des conditions de la Région du Kurdistan.
Dans une interview accordée le 25 à la radio en langue kurde de la Voix de l’Amérique, le chef de cabinet de la présidence de la Région du Kurdistan, Fouad Hussein, a indiqué que le président de la Région, Massoud Barzani avait fait des propositions pour résoudre la crise politique interne à la Région, suggérant que le parlement kurde soit réactivé avec l’UPK en prenant la présidence et que le mouvement Gorran prenne le poste de deuxième vice Premier ministre. Une autre suggestion est que les autres partis politiques élisent trois personnes à la présidence du parlement jusqu’à la prochaine élection, à tenir en 2017. Fouad Hussein a ajouté que Massoud Barzani était prêt à démissionner si quelqu’un d’autre était prêt à prendre la Présidence de la Région. Reste à savoir si ces propositions pourront être discutées entre les différents partis politiques kurdes de la Région.
Suite à la mort le 7 septembre au Kurdistan d’Iran de deux de ses militants tués selon le PDKI (Parti démocratique du Kurdistan d’Iran) près de Sardasht dans une embuscade des pasdaran (Gardiens de la révolution), ce parti a lancé des attaques contre deux bases des pasdaran à Bokan, la première le même jour puis une autre le lendemain matin. En riposte, l’artillerie iranienne a repris le 17, pour la troisième fois cette année, le pilonnage de villages du sous district de Sidakan, dans le district de Soran, du côté irakien de la frontière, notamment celui de Barbzen. Comme les deux premières fois (en juin et en août) l’Iran a déclaré qu’il bombardait des bases du PDKI. Le lendemain soir, dimanche 18, selon des informations non confirmées par une source officielle iranienne, des combats se sont produits entre pasdaran et peshmergas dans la région de Piranshar et de Sardasht, dans la province d’Azerbaïdjan Occidental [province à majorité kurde dont la capitale est Ouroumieh et où se trouve aussi la ville kurde de Mahabad]. Plusieurs membres des forces iraniennes, dont deux commandants, auraient été tués. Le secrétaire général adjoint du PDKI, Hassan Sharafi, a déclaré le 29 que son parti poursuivrait ses actions au Kurdistan d’Iran (Rojhelat) pour défendre les Kurdes qui y vivent, affirmant que cette lutte était d’autant plus nécessaire après l’«accord nucléaire» passé entre la communauté internationale et la République islamique. La décision du PDKI de réactiver ses actions militaires sur le territoire iranien, prise en mars dernier après 20 ans de trêve tacite, est due selon Sharafi, à l’intensification de la répression frappant les régions kurdes du pays depuis l’accord, et il la caractérise comme acte d’«auto-défense».
Il est vrai que les nouvelles en provenance du Kurdistan d’Iran ne cessent de donner des noms de personnes condamnées voire pendues pour des crimes imaginaires, dont beaucoup de Kurdes incarcérés pour… «inimitié avec Dieu» (moharabeh). Peut-on pour autant parler de bonne nouvelle lorsqu’un activiste et journaliste kurde, Adnan Hassanpour, emprisonné pour ce motif, est finalement libéré après avoir passé dix ans en prison? Le 11 septembre, Hassanpour, a pu retrouver ses proches. Arrêté en 2006, reconnu coupable et condamné à mort en 2007, il avait vu sa peine annulée en appel et avait été de nouveau jugé pour espionnage et appartenance à un parti politique illégal, ce qui lui avait valu 15 ans de prison, plus tard réduits à 10. Il semble avoir été arrêté surtout en raison de ses activités journalistiques: fondateur et rédacteur en chef d’un hebdomadaire plutôt critique du gouvernement, Aso, publié en kurde et en persan dans sa ville natale de Mariwan, Hassanpour avait été arrêté après avoir écrit sur les manifestations violentes qui avaient secoué les zones kurdes d’Iran en 2005. Il avait aussi fréquemment abordé dans ses articles les questions sociales comme la pauvreté. Aso a été accusé de menacer la sécurité nationale de l’Iran, et Hassanpour est demeuré en prison plus longtemps en une seule peine que tout autre journaliste en Iran, et les organisations des Droits de l’homme et des journalistes se sont mobilisées pour le défendre, lui attribuant plusieurs prix internationaux. En 2007, son avocat, Khalil Bahramian, avait été arrêté à l’aéroport alors qu’il se préparait à embarquer pour Sienne, en Italie, pour recevoir au nom d’Hassanpour l’un de ces prix.
Les relations plus que troubles que la Turquie sous le contrôle de l’AKP continue d’entretenir avec divers groupes djihadistes posent de plus en plus de questions aux observateurs, quel que soit leur camp dans la guerre civile syrienne. Ainsi la coalition anti-Daech tout comme la Russie ont appelé la Turquie à cesser ses frappes sur les Kurdes, et le 2 septembre, un responsable du ministère russe des Affaires étrangères, Ilya Rogachev, a déclaré que l’ancien front Al-Nosra, à présent renommé Jabhat Fatah Al-Sham, continuait à recevoir des renforts au travers de la frontière turque. Du côté américain, le site de la radio Voix de l’Amérique (VOA) a publié le 19 un article posant explicitement la question des relations de la Turquie avec les djihadistes, abordant notamment la composition des contingents de l’Armée Syrienne Libre (ASL) qui accompagnent les blindés turcs dans leur incursion au Rojava. Une vidéo diffusée récemment montrant des membres des Forces spéciales américaines obligés de quitter une ville après sa prise par l’ASL sous les cris de «Mort à l’Amérique» ou «A bas l’impérialisme» a soulevé de nombreuses questions aux États-Unis. La manière dont le président turc a minimisé l’incident en maintenant que la Turquie ne soutenait que des rebelles «modérés» n’a pas toujours convaincu en Turquie même, comme le montre cet extrait d’un article en réponse de l’éditorialiste de Cumhuriyet, Kadri Gürsel, repris par VOA: «Il y a 8 à 10 groupes armés et entraînés avec l’argent du Qatar et de l’Arabie Saoudite, organisés par la Turquie, et aussi aidés par la CIA. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de les présenter comme des modérés. Ce sont des djihadistes, tous sont des djihadistes, et les djihadistes se bouffent entre eux. Et on peut voir des militants de [Daech] se transformer en islamistes modérés en l’espace d’une nuit». D’autres éléments jettent le doute sur les rapports entre Turquie et djihadistes. Ainsi le 12, les djihadistes de Jabhat Fateh al-Sham (ex Al-Nosra) ont bombardé Afrin, causant la mort de plusieurs civils, un événement troublant lorsqu’on le rapproche des bombardements lancés sur Afrin par l’armée turque à peine quatre jours plus tôt. Enfin, le 20, Houria Al-Slami, responsable du Groupe des disparitions forcées au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, a déclaré durant son rapport au Conseil de la visite qu’elle a faite en Turquie du 14 au 18 mars 2015 qu’elle disposait de documents prouvant que Daech avait vendu des femmes yézidies en Turquie, ajoutant que, lorsqu’elle avait tenté de rencontrer les autorités à ce propos, elle avait essuyé un refus…
Un autre lanceur d’alerte a récemment tiré la sonnette d’alarme sur les relations de complicité avec les djihadistes au sein de l’«Etat AKP». Responsable de 2010 à 2012 de la lutte anti-terroriste, puis de la lutte contre le crime organisé jusqu’en 2014, Ahmet Sait Yayla, ensuite devenu enseignant en sociologie à l’Université de Harran, vient de co-diriger aux États-Unis avec Anne Speckhard (une spécialiste de la psychologie de la radicalisation) un ouvrage regroupant et analysant de nombreuses interviews de transfuges de Daech, ISIS Defectors: Inside Stories of Confronting the Caliphate (Transfuges de l’EI: Comment ils se sont opposé de l’intérieur au Califat, non traduit en français). Dans une interview donnée mi-septembre à Insurge Intelligence, une organisation de journalistes indépendants, Yayla rapporte comment il a fini par démissionner de ses responsabilités après avoir constaté qu’il ne pouvait combattre les chefs de Daech efficacement en raison du soutien dont ils bénéficiaient au plus haut niveau de l’Etat. Même l’arrestation récente en Turquie de son fils de 19 ans, étudiant en relations internationales, n’a pas réussi à le faire taire, et ses révélations amplifient celles du journal Cumhuriyet qui avaient valu à leurs auteurs, Can Dündar et Erdem Gül, une accusation de haute trahison. Ils avaient montré preuves à l’appui qu’un convoi de l’ONG turque IHH (la même qui avait armé le bateau pour Gaza attaqué par les forces israéliennes) avait été utilisé pour fournir des armes aux djihadistes syriens sous la protection du MIT (les services de renseignements turcs), mais Yayla a déclaré que IHH, devenue l’un des principaux partenaires de l’agence turque de coopération internationale TIKA, a été systématiquement utilisée durant plusieurs années pour fournir des armes à de nombreux groupes djihadistes, «et pas seulement à Daech». Autre révélation troublante de Yayla, le directeur de l’agence TIKA de 2003 à 2007 n’était autre que Hakan Fidan, devenu ensuite patron du MIT! Selon l’ancien responsable anti-terroriste, Fidan avait été dans les années 90 le principal suspect dans une série d’attentats visant des intellectuels de gauche, où laissèrent la vie entre autres l’universitaire et fondatrice du SHP Bahriye Ücok (assassinée en 1990 par un colis piégé), le journaliste de Cumhuriyet Uğur Mumctu (assassiné en 1993 dans l’explosion de sa voiture, revendiquée par plusieurs groupes islamistes), ou encore l’universitaire et rédacteur de Cumhuriyet Ahmet Taner Kışlalı (aussi assassiné par un colis piégé en 1999)… Yayla rapporte que l’enquête révéla que Fidan était membre d’une cellule du Hezbollah Turc, une organisation manipulée sinon directement créée par l’armée, et responsable de nombreuses exactions, enlèvements, actes de torture et exécutions extra judiciaires de militants de gauche et nationalistes kurdes. Fidan dut alors fuir en Allemagne puis aux États-Unis, mais après l’arrivée au pouvoir de l’AKP, les poursuites contre lui cessèrent et il put rentrer en Turquie sans être aucunement inquiété, reprenant son poste de directeur du TIKA avant de devenir responsable du MIT… Yayla expose également les liens organiques entre le Hezbollah turc, Daech, et Al-Qaïda.
Quel que soit le degré de véracité des révélations de Yayla, on ne peut que remarquer qu’en effet, la Turquie rechigne jusqu’à présent à fournir des informations un tant soit peu précises sur la composition des éléments de l’ASL avec lesquels elle coopère en Syrie. Par ailleurs, les observateurs savent que les combattants rebelles changent facilement de groupe, et les groupes de nom et d’allégeance… Pour l’instant, la position stratégique géographiquement incontournable de la Turquie et son appartenance à l’OTAN lui permettent de s’imposer sur le terrain. Ainsi la Russie a-t-elle annoncé la reprise du dialogue anti-terroriste avec la Turquie, et les États-Unis ont au moins tacitement accepté son incursion. A présent que les autorités turques communiquent publiquement sur une possible extension des opérations plus au sud en Syrie, y compris pour participer à l’opération sur Raqqa, la question se pose de savoir si localement elles pourront continuer à contrôler leurs douteux alliés locaux, et au plan international à bénéficier de la confiance de leurs alliés…
Le quatrième Festival international de cinéma de Dohouk, au Kurdistan irakien (Duhok IFF), a débuté le 9 septembre avec huit films en compétition pour le meilleur film international et 17 films en projection dans la catégorie «Cinéma international», dont plusieurs films scandinaves, sur un total de 126 films présentés au public. Selon Hiwa Aloji, responsable des relations avec les médias pour le festival, le thème principal du festival cette année est la frontière; il s’agissait d’explorer le rôle joué par la présence des frontières dans la culture kurde. Cependant, le premier film projeté au cours du festival a été le film kurde Reşeba (Tempête, aussi titré en anglais Vent sombre, The Dark Wind), dirigé par Hussein Hassan, qui dépeint les événements récents au Kurdistan irakien et en particulier le désastre du Sinjar. Le scénario concerne une histoire d’amour entre deux jeunes qui se sont fiancés juste avant l’attaque menée par l’organisation djihadiste Daech contre la région du Sinjar et les Yézidis, suivie par le génocide perpétré contre ceux-ci par les djihadistes.
Cependant, avant même que le Festival ne se termine le vendredi 16, un groupe d’environ 30 avocats yézidis s’est réuni le 12 pour commencer à travailler sur le dépôt d’une plainte contre Hussein Hassan, expliquant que leur communauté y était dépeinte de manière négative. L’un d’entre eux a déclaré que le film contenait des scènes qui ne sont pas conformes à la réalité des Kurdes yézidis. D’autres yézidis ont reproché au film de les représenter comme «conservateurs et arriérés». Durant la projection, déjà, des protestations avaient fusé dans la salle, les spectateurs croyant que la jeune fille, échappée de Daech, était ensuite dans le scénario assassinée par sa propre famille.
Le réalisateur, Hussein Hassan, a déclaré à la chaîne de télévision kurde Rûdaw que le film avait été fait en collaboration avec les autorités religieuses de la communauté yézidie et des responsables du Centre culturel yézidi à Lalêsh. Cependant, l’un des membres de ce centre a indiqué que dans la scène finale du film, la manière dont son père et ses frères traitaient la jeune fille revenant des griffes de l’organisation djihadiste était trop négative et ne correspondait pas à la réalité…
Le génocide des yézidis se poursuit à l’heure où parait ce bulletin, et au moins 3.000 femmes yézidies se trouvent encore entre les mains de Daech, comme ne cesse de le rappeler l’activiste yézidie Nadia Mourad, qui vient d’être nommée Ambassadeur de bonne volonté pour la dignité des survivants au trafic d’êtres humains. Ces événements posent bien sur la question de la manière dont l’art, y compris cinématographique, peut légitimement aborder ainsi «en direct» des sujets aussi douloureux sans susciter de douleur supplémentaire.