27/10/1995
LA COUR DE CASSATION TURQUE CONFIRME LA CONDAMNATION A 15 ANS DE PRISON DE LEYLA ZANA ET DE TROIS DE SES COLLÈGUES DÉPUTÉS KURDES Le 26 octobre, La Cour de Cassation turque siégeant à Ankara a rendu son verdict dans le procès des députés kurdes emprisonnés depuis mars 1994 pour délit d'opinion.
La Cour de Cassation a confirmé les peines de 15 ans de prison prononcées le 8 décembre 1994 par la Cour de Sûreté de l'État contre Mme Leyla ZANA, députée de Diyarbakir, MM. Hatip DICLE, président du Parti de la Démocratie (DEP), député de Diyarbakir, Orhan DOGAN, député de Sirnak et Selim SADAK, député de Siirt, en vertu de l'article 168/2 du Code pénal turc.
Pour accréditer l'idée que sa décision procède d'un examen individuel des dossiers, la Cour a cassé les jugements concernant les députés Ahmet TURK et Sedat YURTDAS, condamnés en première instance respectivement à 15 ans et 7,5 ans de prison. En attendant d'être rejugés par la Cour de Sûreté d'Ankara pour infraction à l'article 8 de la loi dite anti-terreur, ils ont été remis en liberté provisoire dans la matinée du 27 octobre. Deux autres députés, Mahmut ALINAK et Sirri SAKIK, condamnés en première instance à 3,5 ans de prison et ayant déjà purgé la partie obligatoire de cette peine, de ce fait libérés en décembre 1994, ont vu leur sentence confirmée.
L'audience de la Cour de Cassation qui s'est déroulée en présence de nombreux avocats, observateurs et journalistes, a duré à peine 5 minutes. La Cour n'a pas motivé son verdict, se contentant de déclarer qu'elle rédigerait plus tard un arrêt comportant les attendus du jugement. Dès la réception de celui-ci les avocats locaux et européens des députés kurdes introduiront un recours devant la Commission européenne des droits de l'homme.
A l'annonce du verdict, les avocats des députés, dont deux des principaux, Mes Yazar et Alatas, risquent eux-mêmes d'aller en prison d'ici quelques semaines, ont dénoncé "cette parodie de justice".
De son côté, Mme Zana a accueilli le verdict avec sérénité. Après avoir félicité pour leur "chance" ses collègues, A. Turk et S. Yurtdas, "heureux gagnants de la loterie judiciaire turque", elle a notamment déclaré à ses avocats : "On sait bien qu'il n'y a pas de justice pour les Kurdes dans ce pays. Cependant, par rapport aux milliers de civils kurdes impunément assassinés, aux millions de paysans chassés de leurs villages détruits, mon sort n'est pas à plaindre. Je suis encore en vie et même en prison je poursuivrai mon combat pour la justice, pour la paix et la démocratie en Turquie et pour le respect des droits et de la dignité du peuple kurde. Si les généraux turcs pensent qu'ils peuvent, par ces condamnations prononcées par des juges à leur service, nous faire peur et nous faire taire, ils se trompent".
Enfin, apprenant que le Conseil municipal de Rome venait de lui décerner le titre de Citoyenne d'honneur de la Ville Éternelle, elle s'est montrée très émue et a promis de s'y rendre dès sa sortie de prison. "Dès que je peux, j'irai, en l'an 2005 au plus tard si les Turcs respectent leurs propres lois et si je suis encore en vie d'ici là" a-t-elle déclaré en souriant à ses avocats.
Le verdict d'Ankara aura des conséquences durables sur l'avenir du pays même si la classe politique turque s'est abstenue de le commenter et la presse ne lui a réservé qu'un écho limité, comme quelque chose allant de soi. Seul le procureur général N. Demiral, qui prend bientôt sa retraite et qui pourrait rejoindre ensuite le Parti d'action nationaliste (extrême-droite) du Colonel Turkes, s'en est bruyamment félicité devant les caméras: «C'est bien fait pour eux. Ce sont des traîtres à la patrie. On aurait dû les pendre».
Chez les Kurdes le verdict d'Ankara a apporté de l'eau au moulin de ceux qui affirment depuis des années que le système turc n'est pas réformable, qu'il ne suffit pas de prêcher la paix, la démocratie, le combat démocratique pour se faire entendre des Turcs, que face à la violence massive de l'Etat le recours à des moyens violents est justifié. En l'absence d'espace d'expression politique, dans un pays kurde soumis à la loi martiale où l'ensemble de la classe politique turque est discréditée et où le vote est obligatoire, les islamistes risquent de rafler la mise lors des prochaines élections législatives.
En Europe, le verdict de la Cour de Cassation turque a suscité une vive déception chez tous ceux qui avaient crû déceler des signes d'une évolution démocratique en Turquie. Les nombreux diplomates occidentaux assistant à l'audience n'ont d'ailleurs pas dissimulé leur désappointement et ont prédit que dans ce contexte la ratification tant attendue du traité d'union douanière par le Parlement européen allait être "extrêmement difficile". Cet avis semble prévaloir également dans les couloirs de la Commission européenne. La réunion du Conseil des ministres de l'Union du 30 octobre à Bruxelles devrait faire le point sur cette question.
Quant au Parlement européen, partagé entre son attachement à la défense des droits de l'Homme et des libertés et les pressions énormes exercées par nombre d'Etats occidentaux, en particulier les Etats-Unis, l'Allemagne et la France, favorables à l'entrée de la Turquie dans l'Union douanière, il se trouve investi d'une responsabilité sans précédent, en tout cas en matière de politique extérieur. Entre Claudia Roth, présidente des Verts, qualifiant la condamnation des députés kurdes de "coup de grâce à l'Etat de droit et à la paix en Turquie" et demandant que dans les circonstances actuelles l'union douanière ne soit pas ratifiée et les Conservateurs disposés à prendre pour argent comptant les énièmes "promesses de démocratisation" des dirigeants turcs et se félicitant des "progrès accomplis au cours des derniers mois" qui saura emporter l'adhésion de la majorité des europarlementaires lors du vote décisif du 14 décembre? La décision de la conférence des présidents qui doit, le 9 novembre prochain désigner le (la) lauréat(e) du Prix Sakharov 1995 sera de ce point de vue un test important. Face à la candidature de Leyla Zana, soutenue par quatre groupes de gauche (Socialistes, Gauche unie européenne, Verts et Alliance radicale européenne) qui totalisent 297 sur 626, les autres groupes avaient, après maintes conciliabules, retenu deux candidats : le Russe Kovaliev et l'Égyptien Naguib Mahfouz. La Commission des affaires étrangères et de la défense du Parlement européen, réunie le 19 octobre à Bruxelles, avait voté par 36 voix contre 22 à Kovaliev, en faveur de Leyla Zana. Conservateurs et Libéraux pourraient s'associer avec Forza Europa pour s'entendre sur un candidat sans risque politique face à Leyla Zana.
FEVZI GERÇEK INCARCÉRÉ Le président du Syndicat général des personnels de santé (Tüm Saglik-Sen), condamné à 20 mois de prison par la Cour de Sûreté de l'Etat d'Istanbul pour un article paru dans une revue de gauche pour "incitation à la haine raciale et sociale" en vertu de l'article 312 du code pénal turc a été incarcéré le 24 octobre à Istanbul. Avant son incarcération le leader syndicaliste turc a déclaré à la presse: «plus qu'un syndicaliste j'ai fait mon devoir d'homme pour que dans ce pays les mères cessent de pleurer leurs enfants, pour que le sang fratricide cesse de couler, pour que des gens puissent vivre dans la dignité, pour que des villages ne soient pas évacués et détruits, que les gens ne disparaissent pas pendant leur garde-à-vue».
Déplorant que hormis une poignée d'hommes comme le sociologue Besikçi et l'universitaire Haluk Gerger, les intellectuels n'aient pas le courage de s'exprimer sur le drame de la population, M. Gerçek a ajouté: «les vrais séparatistes sont ceux qui veulent créer une société muette où travailleurs et intellectuels ne pourront exprimer leurs opinions. Ceux qui refusent de se taire se retrouvent soit dans des cimetières soit en prison».
SAISIE DES HEBDOMADIERS ROJ ET RONAHÎ Le 24 octobre la Cour de Sûreté de l'Etat d'Istanbul a décidé la saisie des hebdomadaires pro-kurde Roj (Le Jour) et Ronahî (Clarté), sous prétexte qu'ils se livreraient à la propagande séparatiste. La direction de Roj a fait savoir qu'à ce jour sur les vingt numéros de cette publication seuls deux n'avaient été saisis. Quant à Ronahî, à ce jour tous ses numéros (23) ont été saisis par la Cour qui a engagé des poursuites judiciaires contre ses responsables.
NOUVELLE CONDAMNATION POUR ISMAIL BESIKÇI Le 25 octobre la Cour de Sûreté de l'Etat d'Ankara a condamné le sociologue turc Ismail Besikçi à une nouvelle peine de 2 ans de prison ferme et à une amende de 100 millions de livres turques pour une préface à un livre intitulé Bilim Dilinde Kürdistan (Le Kurdistan dans le langage scientifique). L'auteur de ce livre, Edip Polat a été condamné à la même peine tandis que l'éditeur Vedat Yeniçeri écope de 6 mois de prison pour infraction à l'article 8 de la loi dite anti-terreur. En application de ce même article le comédien de théâtre Haldun Açiksözlü a été condamné le même jour à 2 ans de prison et à une amende de 550 millions de livres turques.
Dr. Besikçi a déjà passé 14 ans dans les prisons turques pour ses études universitaires et ses livres consacrés aux Kurdes et à la critique de l'idéologie officielle de l'Etat turc. Victime de choix d'une machine judiciaire turque kafkaïenne, ses condamnations, pour une part déjà confirmée par la Cour de Cassation, atteignent désormais 114 ans de prison et les procès contre ses écrits conoclastes sont loin d'être terminés. Il lui faudrait plusieurs vies pour purger les peines infligées par l'inquisition turque, particulièrement implacable avec les «malmenants» s'en prenant à Atatürk et à son idéologie ultra-nationaliste niant l'existence même d'un peuple kurde en Turquie.
Un autre universitaire turc persécuté en raison de ses écrits critiques, Dr. Haluk Gerger qui vient de purger 20 mois derrière les barreaux, a quitté le 27 octobre la prison après avoir accepté la conversion en amende de sa peine. «J'ai dû payer pour ma libération. Dans ce pays l'esclavage est gratuit, la liberté est payante» a-t-il commenté avec humour.
La furie répressive des cours turques ne semble guère connaître de bornes. Ainsi Sakip Sabanci, l'un des plus grands industriels turcs fait à son tour l'objet d'une enquête préliminaire du parquet pour avoir, lors de sa visite à Diyarbakir à l'invitation du patronat local, évoqué «le modèle basque espagnol» en vue d'une règlement du problème kurde en Turquie.
Le Parti républicain du peuple (CHP), par ailleurs membre de la coalition gouvernementale depuis 4 ans et à ce titre peu suspect de bienveillance envers les Kurdes fait également l'objet d'une enquête préliminaire pour une "déclaration sur le problème kurde" lors de son récent congrès. Évoquer l'existence d'une tel problème, qui bien sûr n'existe pas, constitue, selon la loi turque, une action séparatiste et un soutien objectif au terrorisme. Le parquet n'exclut pas de l'éventualité d'une demande de dissolution de ce parti fondé par Atatürk pour «propagande séparatiste kurde" !
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