|
Liste
NO: 18 |
18/12/1995 LE PARLEMENT EUROPÉEN A DONNÉ SON AVIS CONFORME À L'UNION DOUANIÈRE AVEC LA TURQUIELe vote attendu depuis des mois a eu lieu le 13 décembre avec une participation de 528 eurodéputés sur 626. Ont voté pour la ratification: 343. Contre: 149. Abstention : 36. Malgré des consignes de vote données aux délégations nationales ou décidées au niveau des groupes, de nombreux députés ont fait jouer la clause de conscience pour se soustraire à la discipline de groupe. Tous les eurodéputés présents des groupes des Verts et de la Gauche unitaire européenne ont voté contre. De l'autre côté de l'échiquier, les groupes du parti populaire et libéral, à l'exception de leurs membres grecs, ont voté en bloc en faveur de l'union douanière. Le groupe socialiste a connu des déchirements: 110 de ses membres se sont conformés à la décision de leur groupe, acquise à une courte majorité, en votant pour l'union douanière. 60, dont de nombreux allemands et britanniques, ont voté contre. Parmi ces derniers M. Jack Lang qui a motivé sa décision de non en ces termes : "L'identité de l'Europe est inséparable des valeurs de liberté. Son socle spirituel est constitué par les droits de l'homme et la démocratie. Accepter d'associer à son oeuvre de construction économique un pays qui ne respecte pas cet idéal de vie est une forme de reniement pour l'Europe". L'ancien ministre de la culture, qui fut le seul socialiste français à voter non, a dénoncé avec force "la férocité de la politique d'Ankara contre le peuple kurde qui s'est notamment traduite par la destruction de plus de 3000 villages kurdes. Sous le déguisement d'un régime civil, la Turquie est en réalité un régime de type militaire" a martelé M. Lang qui a stigmatisé "le chantage exercé sur le Parlement pour le contraindre à ratifier l'accord d'union douanière et le faire croire qu'un vote négatif ferait le jeu des militaires et des islamistes". Sans contester le constat de J. Lang sur la nature du régime turc et sa répression des Kurdes, d'autres socialistes ont déclaré qu'ils voteraient oui avec des "états d'âmes" et dans l'espoir que le rapprochement avec l'Europe constituerait "un encouragement pour le processus de démocratisation en Turquie". La présidente du groupe des Verts a raillé "ceux qui votent oui en pleurant" et les a accusés d'hypocrisie et d'inconséquence tandis que le président de la GUE rappelait que:" la responsabilité et la dignité du Parlement étaient en question, qu'il lui fallait se conformer aux résolutions qu'il avait votées préalablement en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie et que la situation n'avait pas varié substantiellement". En paraphrasant Mme. Mitterrand, qui était en visite la veille du vote au Parlement européen, M. Puerta a ajouté: " Si l'on acceptait les critères allégués par les partisans du "oui" à l'union douanière les dictatures de Franco et Salazar en Espagne et au Portugal ou le régime des Colonels en Grèce auraient également été acceptées par l'Europe démocratique". Le député néerlandais Gijs de Vries, qui préside le groupe libéral qui a voté en faveur de la ratification a eu cet aveu surprenant: "La torture est encore régulièrement pratiquée en Turquie, c'est même la routine que des enfants de douze et treize ans suspectés de vol soient soumis à des électrochocs dans les postes de police". Il n'a pas indiqué en vertu de quelles raisons impérieuses son groupe se prononçait néanmoins en faveur de l'intégration à l'Europe d'un régime de tortionnaires d'enfants! Le groupe d'Alliance radicale européenne de Mme. Lalumière a également voté dans sa grande majorité en faveur de l'union douanière. 4 députés de ce groupe, dont Mme. Antoinette Fouque, ont voté contre. La présidente du groupe socialiste, Mme. Green, a indiqué que "son groupe avait été l'objet des pressions parfois agressives et grossières des lobbies turcs", et que " les pressions des gouvernements européens en faveur de la ratification avaient été particulièrement intenses et insistantes. Plus tard les États-Unis se sont mis à nous donner des leçons de sagesse et de géopolitique et pour couronner le tout les derniers jours le Premier ministre israélien est lui aussi monté en ligne en faveur d'Ankara" a-t-elle ajouté. Le groupe socialiste, qui au début de l'année avait affiché haut et fort des conditions fermes dans le domaine de la démocratisation et des droits de l'Homme n'a donc pas pu résister à cet impressionnant concert de pressions. Mme. Green a d'ailleurs avoué qu'elle votait la ratification "avec chagrin, le coeur lourd et sans enthousiasme". Elle a aussi demandé "un geste" aux dirigeants turcs afin que Leyla Zana puisse recevoir à la mi-janvier le Prix Sakharov. Le dossier turc devait assurément être peu défendable en lui-même pour que tant d'États et tant de puissants lobbies industriels se soient cru obligés de se mobiliser en faveur d'Ankara pour obtenir malgré tout, c'est à dire malgré la tragédie de 3 millions de Kurdes déplacés, la destruction de leurs villages et l'emprisonnement de députés et intellectuels pacifistes et démocrates, et malgré l'absence de la moindre initiative pour le règlement politique des problèmes kurde et chypriote, la ratification de l'union douanière. Le Parlement a voté dans la foulée une résolution sur la situation des droits de l'Homme en Turquie invitant "le Conseil et la Commission à contrôler en permanence les droits de l'Homme et l'évolution démocratique en Turquie" et demandant à la Commission de présenter au moins une fois par an un rapport au Parlement européen la situation, et se déclarant "déterminé à suivre attentivement l'évolution en Turquie afin de réagir immédiatement si le gouvernement turc revenait sur ses efforts visant à renforcer la démocratie et à garantir le respect intégral des droits de l'Homme". Reste à savoir si les autorités turques vont prendre au sérieux une telle déclaration de voeux, s'ajoutant à une vingtaine de résolutions similaires adoptées depuis 1987 par le Parlement européen sur la Turquie et le problème kurde. Commentant le vote de l'union douanière, le président Demirel a déclaré :"je m'en réjouis, mais il s'agit d'un problème interne à l'Union européenne. Pour nous, l'accord était signé en mars et il devait entrer en vigueur début 1996. C'est bien ce qui va se passer" Bref, tout le suspense entretenu par le Parlement européen ne semble guère avoir impressionné le Président turc qui avait d'ailleurs dès le mois de mars déclaré : "La Turquie est un grand État, qui a des ressources. Nous ne devons pas nous préoccuper outre mesure des menaces de certains milieux européens. Quand ils auront à choisir entre leur porte-feuille et leurs principes, les Européens choisiront toujours leur porte-feuille!" Comme pour donner raison à M. Demirel, un eurodéputé conservateur allemand faisait, la veille du vote , cette fine remarque : "il n'y a jamais eu de démocratie en Turquie et il n'y a en aura pas dans un avenir prévisible. Le pouvoir c'est l'armée et nous n'y pouvons rien. C'est bien malheureux pour les Kurdes et pour les Chypriotes, mais on n'y peut rien. Notre agitation des derniers mois aura permis de faire sortir de prison une centaine d'intellectuels et d'éviter à quelques dizaines d'autres d'y aller. Et puis ça nous a permis d'avoir le marché turc de 65 millions de consommateurs au meilleur moment, au plus bas prix, pour une bouchée de pain. L'union douanière est au moins une très bonne chose pour les industriels européens". LA VISITE DE MME. MITTERRAND À STRASBOURGLa présidente de notre Comité, accompagnée de Me. Michel Blum, président d'honneur de la Fédération internationale des droits de l'Homme et de Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris, s'est rendue le 12 décembre à Strasbourg à l'invitation des groupes des Verts et de la Gauche Unie européenne pour participer à un débat sur le thème "Quelle Turquie pour quelle Europe". S'adressant à une bonne centaine de participants, Mme. Mitterrand a indiqué qu'elle souhaitait vivement que le jour où la Turquie deviendra une vraie démocratie, en paix avec ses citoyens kurdes, elle devienne un membre à part entière de l'Union européenne. Mais que la Turquie actuelle martyrisant sa population kurde, ayant évacué et brûlé plus de 3000 villages kurdes, chassé de leurs foyers plus de 3 millions de civils kurdes n'avait pas sa place dans l'Europe qui se veut un espace de paix, de démocratie et de respect d'autrui. "Admettre cette Turquie-là, même dans l'union douanière, reviendrait à consentir à ses crimes, renoncer à nos propres valeurs et nous rendre complices d'un génocide en cours ", a-t-elle conclu avant de répondre aux questions nombreuses des eurodéputés puis, en présence de Mmes. Antoinette Fouque et Claudia Roth, vice-présidentes de notre Comité, à celles de la presse. La délégation du CILDEKT a également eu des entretiens avec le président du Parlement européen et des présidents de trois groupes parlementaires. Enfin, elle s'est rendue à la Commission des droits de l'Homme pour faire le point sur l'état d'avancement du recours déposé contre l'État turc par les députés kurdes emprisonnés. LE PKK ANNONCE UN CESSEZ-LE-FEU UNILATÉRAL.Dans une déclaration, faite le 14 décembre, le chef de cette organisation kurde de Turquie, engagée depuis 1984 dans une lutte armée qui a fait jusqu'ici plus de 20 000 morts, a annoncé une trêve unilatérale afin de faciliter le bon déroulement des élections législatives dans les provinces kurdes. "Nous voulons mettre fin à la guerre par des moyens politiques; nous voulons un règlement politique de la question kurde dans le respect de l'intégrité territoriale de la Turquie" a notamment affirmé A. Ocalan qui a indiqué que cette trêve durerait jusqu'à la formation d'un nouveau gouvernement à Ankara et jusqu'à ce que les intentions de ce gouvernement sur le problème kurde soient connues. Les autorités turques ont réagi en rejetant par la voix du porte-parole du ministère des Affaires étrangères "tout compromis, toute négociation avec les terroristes". En mars 1993, le PKK, à la demande du président Ozal, avait décrété une trêve unilatérale de deux mois. Au beau milieu de discrètes tractations et alors même qu'il s'apprêtait à annoncer une série de mesures pour désamorcer le conflit kurde et proposer une solution politique, le président Ozal est décédé d'une mort subite. Son fils, Ahmet Ozal, déclara à plusieurs reprises que "son père est un martyre sacrifié au nom de l'unité nationale". Toujours est-il qu'après cette mort suspecte, toutes les colombes turques ont été éliminées des sphères du pouvoir. Les faucons, dirigés par le chef d'état-major le général Gures, ont pris en main les leviers de commande, lancé leur politique de terre brûlée et de guerre spéciale au Kurdistan et installé la très avenante Mme. Çiller comme Premier ministre avec pour mission de vendre cette politique féroce aux Occidentaux. LE PUBLIC BOUDE LES RÉUNIONS ÉLECTORALES DE MME ÇILLERLa campagne électorale du Premier Ministre turc, malgré la mobilisation des moyens médiatiques et financiers considérables, rencontre peu de succès auprès du public. Son périple dans les provinces kurdes a été, d'après la presse turque, un échec cuisant. Places et rues quasi-désertes dans les villes kurdes d'Erzurum et Mardin. A Diyarbakir, capitale politico-culturelle kurde de 1,5 millions d'habitants, moins d'un millier de personnes, pour l'essentiel des policiers en civil et des fonctionnaires, sont venues l'écouter sur la principale place de la ville. Avec son tact habituel, elle était venue avec les deux poids lourds de sa liste : le général Gures, ancien chef d'état-major de l'armée, et H. Kozakçioglu, ancien "super gouverneur" des provinces. Elle n'a, semble-t-il, pas compris pourquoi les électeurs kurdes ne sont pas venus applaudir ces deux artisans principaux de la destruction de leur pays. Honnie au Kurdistan, Mme Çiller souffre également de la désaffection du public turc. A Izmir, troisième ville du pays après Istanbul et Ankara, moins de 3 mille personnes se sont déplacées pour venir l'écouter. Le lendemain, à Adana, quatrième ville du pays, désormais à majorité kurde, malgré la publicité assurée par un avion électoral survolant en permanence la ville et le tapage des médias, une foule clairsemée d'environ 4 mille personnes s'est déplacée là où il y a 4 ans son prédécesseur, S. Demirel, avait rassemblé plus de 40.000 partisans, promis "la reconnaissance de la réalité kurde", et obtenu 10 sièges de députés à pourvoir sur 14. Dans son discours elle s'en est pris à "l'ordre juste promis par le Refah (islamiste) qui n'est autre que du communisme" avant de déclarer :"Grâce à Dieu, nous n'avons pas de leçon d'islamisme à revevoir de ce parti. Moi, je me bats pour implanter nos mosquées au coeur même de l'Europe. Grâce à l'union douanière, que j'ai réussie à faire accepter aux Européens, nous allons pouvoir essaimer nos mosquées et la sainte religion musulmane en Europe". Après quoi, Mme Çiller s'est envolée pour Madrid où, en marge du sommet des Quinze, elle a rencontré Jacques Chirac, Felipe Gonzales et Lamberto Dini pour une photo de famille à usage électoral, en se présentant, cette fois-ci, comme "un rempart contre la menace islamiste". Malgré l'impact de l'union douanière, qui pourrait lui valoir une prime de 2 à 3 points, Mme Çiller, à en juger les sondages d'opinion et l'insuccès de ses réunions électorales, aura du mal à redresser la barre. A moins d'une fraude électorale massive, organisée par l'armée et la police notamment dans les zones rurales, son parti risque fort d'arriver en 3ème voire 4ème position derrière le Refah islamiste et le Parti de la Mère-Patrie, (ANAP), opposition de droite de Mesut Yilmaz. La présence dans ce scrutin d'un Front de la démocratie et de la Paix, regroupant autour du HADEP (Parti populaire de la démocratie, successeur du DEP) certaines personnalités de la gauche turque offre aux électeurs désabusés par les partis traditionnels une alternative laïque pour exprimer leur mécontentement et cette alternative pourrait entraver sérieusement la progression du Refah, notamment dans le Kurdistan et dans les métropoles turques à forte population kurde. De création récente, ce Front informel et ignoré par les médias a cependant peu de chances de franchir la barre critique de 10% de suffrages pour avoir des élus au Parlement. QUAND L'ÉTAT TURC FORME DES "MOUDJAHIDINES' MUSULMANSDans un éditorial paru dans le quotidien Hurriyet du 15 décembre, M. Oktay Eksi, président du Conseil turc de la presse, écrit qu'à l'heure actuelle environ 500 mille élèves étudient dans les lycées religieux turcs d'imams et de prédicateurs financés par l'argent du contribuable. Ces lycées sont supposés former les personnels des mosquées sunnites rétribués par l'État, qui est théoriquement laïc. Ces lycées créés à partir de 1974 sous les gouvernements Demirel, généralisés ensuite par la junte militaire de 1980 ont à ce jour déjà produit 1.300.000. diplômés. Les mosquées ne peuvent employer qu'environ 140.000 imams (mollahs dirigeant la prière collective) et prédicateurs. Mais qu'importe! Pour ne pas être en reste, Mme Çiller a créé à son tour 71 nouveaux lycées religieux indique M. Eksi qui affirme qu'on forme en fait ainsi des "moudjahidines" (combattants musulmans) aux idéaux incompatibles avec la démocratie et la laïcité qui fournissent au parti Refah ses cadres islamistes. Et on brandit ensuite à l'étranger cette "menace islamiste" pour obtenir le soutien des Occidentaux au régime turc! L'ARMÉE TURQUE NE PERMETTRA JAMAIS LA REMISE EN CAUSE DES PRINCIPES D'ATATURKL'éditorialiste Yalçin Dogan du quotidien Milliyet rendant compte de sa rencontre à Strasbourg avec un eurodéputé chrétien démocrate allemand, pro-turc, affirme que celui-ci lui a montré le compte-rendu de son entretien avec "un très haut responsable de l'état-major des armées". Interrogé sur le rôle de l'armée en Turquie dans le cadre de l'union douanière, ce "très haut responsable" cité nommément par le parlementaire allemand mais que le journaliste turc n'ose pas nommer, déclare : "L'armée est très attachée aux réformes d'Ataturk. Elle ne fera en aucune manière des concessions par rapport aux principes d'Ataturk! Nous sommes les gardiens de ces principes. Et nous nous opposerons à ceux qui tenteraient de toucher à ces principes". Ces Saintes Écritures d'Ataturk, le culte de sa personnalité, sa négation totale du peuple kurde, sont donc des principes éternels et intouchables de la religion d'État turque défendue avec force par une armée gardienne du Temple, propriétaire de l'État, chargée de la mission éternelle de garantir la pérennité de la Grande Nation Turque et de protéger les citoyens contre leurs errements. Dans le cadre ainsi délimité, avec des règles du jeu définies par l'armée et sous la haute surveillance de celle-ci, à travers notamment le Conseil de Sécurité nationale, la Turquie peut jouer au pluralisme, autoriser plusieurs partis et singer la démocratie. Tant qu'elle reste du bon côté et qu'elle n'implose pas, ses alliés occidentaux feront volontiers semblant de croire à cette fiction. |